Fondateur de Senones
L'histoire de Saint Gondelbert nous reporte cette fois encore au VII° siècle, à l'ère mérovingienne. Plus encore que pour Saint Sigisbert, l'ambiguité du nom a mis dans l'embarras les historiens, et rendu difficile l'identification du personnage en raison de l'orthographe très variable sous laquelle on le désignait. Dans les textes qui nous occupent, on trouve concurremment Gundelbertus et Gombertus.
Une tradition fort ancienne, et que défendent encore certains savants bénédictins, rapporte que Saint Gondelbert avait été évêque de Sens avant de se retirer dans la solitude des Vosges.
Quel cas peut-on faire de cette tradition ? Dans la liste des évêques de Sens, le nom de Saint Gondelbert ne figure pas au VII° siècle ; à quoi certains historiens rétorquent, preuve en mains, que de ce temps les listes épiscopales ne comportaient pas le nom des évêques ayant quitté leur siège pour aller mourir ailleurs. Ce qui expliquerait, par la négative, l'épiscopat de Saint-Dié à Nevers et de Saint Hydulphe à Trèves dont nous parlons par ailleurs.
Par contre, la liste de Sens mentionne Aumbertus, évêque de 639 à 649, dates qui correspondent bien à notre Saint. Peut-on dès lors identifier Saint Gondelbert sous un tel nom ? Le savant historiographe pontifical qui a récemment étudié la révision de notre Propre diocésain n'a pas rejeté cette possibilité.
L'épiscopat de Saint Gondelbert est, bien entendu, mentionné dans sa vie qu'a composée Richer, moine de Senones, trois siècles plus tard, trop heureux d'enregistrer une tradition relativement fraîche encore, et qui rattachait l'histoire de son Abbaye à l'un des sièges les plus fameux de la Gaule chrétienne. Rappelons que Sens, puissante cité gauloise, avait impressionné Jules César, qui en fit son quartier général pendant la conquête (De bello Gall. V, 54). Sens fut, après Lyon, un des premiers diocèses constitués, devenant bientôt le siège d'un archevêché dont, jusqu'en 1622, dépendit l'évêché de Paris même. Le trône de l'archevêque de Sens se voit encore à Notre-Dame de Paris, en face de celui du Cardinal.
Un autre document, fort antérieur, puisque contemporain de Saint Gondelbert, se réfère aux débuts de la fondation de Senones. Il s'agit du diplôme par lequel, en 661, Childéric II, roi d'Austrasie et neveu de Saint Sigisbert, fait donation du Val de Senones au fondateur nouvellement installé, et ce en des termes qui fournissent un argument à chacune des deux thèses historiques : 1. La donation est faite à « Gumbertus Episcopus », sans aucune mention du siège qu'il aurait occupé antérieurement. 2. Le bénéficiaire sera le « monasterium Senonicum ». Nous voyons apparaître ici pour la première fois le nom latin de Senones, donné à la jeune Abbaye par Saint Gondelbert, en souvenir, semble-t-il, de sa chère ville épiscopale.
Quoi qu'il en soit, il est certain que Saint Gondelbert, évêque, arriva dans la vallée du Rabodeau entre 655 et 660.
Il est aisé d'imaginer le cadre et les conditions de vie du nouvel ermite, au sein de l'immense forêt vosgienne qui recouvrait, de son manteau de sapins, montagnes et vallées. La conquête romaine l'avait soigneusement évitée, au point que deux voies seulement s'y étaient aventurées pour gagner l'Alsace par les cols du Donon et de Bussang.
La donation de Childéric II était à la fois généreuse et intéressée. Il lui plaisait d'obliger ainsi un homme de Dieu et de favoriser l'extension de la foi chrétienne dans cette région. Mais il savait aussi, par l'exemple de ses prédécesseurs, que la fondation d'une abbaye ouvrirait un foyer de civilisation dans la partie la plus déshéritée de son royaume.
Le texte fait en effet état des terres qu'avait déjà défrichées Saint Gondelbert dans cette large vallée marécageuse du Rabodeau. Et Richer de nous conter la vie pastorale du Saint et de la petite colonie de moines qu'il avait amenée. Sous des huttes de branchages, on vivait de fruits sauvages et de cultures rudimentaires.
Devant l'afflux des disciples, la vie communautaire, toute de prière et d'austérité, s'organisa sous la règle de Saint Benoît. Il convient de noter à l'honneur de Saint Gondelbert, qu'il introduisit le premier la vie bénédictine dans notre diocèse, suivi bientôt par Saint Hydulphe à Moyenmoutier, tandis que la règle de Saint Colomban venait d'essaimer chez nous, de Luxeuil au Saint-Mont, un demi-siècle plus tôt.
Un des premiers soins de Saint Gondelbert fut de doter sa communauté d'une église, qu'il dédia à Notre-Dame. Par la suite, il la pourvut, sous le patronage de Saint Pierre, de bâtiments monastiques édifiés sans doute pauvrement avec la technique et le style de l'époque. Rien n'en ayant subsisté, pas plus à Senones qu'ailleurs en France, nous ne pouvons qu'y voir les lointaines prémices de cette vaste Abbaye qui, avec Dom Calmet, 63° successeur de Saint Gondelbert, connut sa splendeur au XVIII° siècle, et dont plusieurs ailes désaffectées sont encore debout.
Du séjour de Saint Gondelbert à Senones — environ un quart de siècle — du genre de vie qu'il y mena, rien de saillant à relever, car il serait fastidieux même de résumer les lieux communs, forts édifiants d'ailleurs, qui remplissent la Vie écrite par Richer.
Disons seulement que Saint Gondelbert rejoint cette catégorie de Saints que nous aurions tendance à mésestimer, peut-être même à juger sévèrement. Épris de perfection évangélique, ils ont quitté leur siège épiscopal ou leur ministère, plantant là leurs ouailles pour aller vivre plus près de Dieu dans la solitude et la pénitence. Beaucoup, toutefois, ont vu leur plan déjoué par leur sainteté même, en ce sens que des disciples n'ont pas tardé à venir les relancer dans la retraite et se mettre à leur école. Instruments dociles entre les mains de Dieu, ils ont accepté, en toute simplicité, de reprendre dans leur forêt la houlette pastorale, sous une autre forme, et de se dévouer encore aux âmes. « Que votre volonté soit faite, et non pas la mienne ». Voilà, semble-t-il, le trait de sainteté qu'il convient de retenir pour Saint Gondelbert. C'est en ce sens que nous voyons Saint Pierre Damien, l'ardent réformateur du clergé du XI° siècle, citer nommément le cas du fondateur de Senones dans le traité « de l'abdication de l'épiscopat ».
La mort de Saint Gondelbert pose une autre énigme pour les historiens. L'hypothèse la moins improbable — car Dom Calmet lui-même hésite à s'y rallier — est qu'il aurait expiré pendant un pèlerinage qu'il aimait faire à Moyenvic. Ermite et pèlerin ! Deux styles de vie qui, après tout, vont bien ensemble.
Au bourg de Moyenvic, situé sur la Seille naissante, au diocèse de Metz, on vénérait le tombeau de trois martyrs lorrains du VI° siècle ; Saint Agent, Saint Pient et Sainte Colombe. Signalons en passant que les deux derniers sont titulaires de deux églises vosgiennes ; Saint Pient pour Autigny-la-Tour et Housseras, Sainte Colombe pour Frébécourt et Provenchères-lès-Darney.
Saint Gondelbert fut-il inhumé près de ces martyrs, ou bien ramena-t-on sa dépouille à Senones ? Mystère ! En tout cas, on ne connaît aucune trace ou mention de son tombeau, et pas la moindre relique. Curieux destin d'un Saint qui devait marquer d'une forte empreinte tout un secteur de notre diocèse et dont la fin est aussi obscure que les débuts …
Ces incertitudes n'empêchent point son souvenir d'être demeuré vivant dans l'arrondissement de Saint-Dié. Nos ancêtres, moins exigeants que nous, ne subordonnaient ni leur dévotion aux Saints ni l'intervention bienveillante de ceux-ci au verdict de la critique historique.
Comme bien on pense, l'Abbaye de Senones fêtait solennellement Saint Gondelbert, son fondateur, sans renier pour autant le patronage de Saint Pierre donné au premier monastère. L'Abbaye disparue à la Révolution, la paroisse dédia à Saint Gondelbert la nouvelle église construite en 1860 sur les ruines de l'aile orientale.
A Bonne-Fontaine, près de la Grande-Fosse, existait jadis une chapelle Saint Gondelbert, que signale une pièce des Archives Départementales de 1487 (G. 573). Sous la chapelle, une fontaine alimentait un établissement de bains géré par le Chapitre de Saint-Dié, et dont les eaux, par l'intercession de notre Saint, guérissaient des rhumatismes et de la goutte. Une chronique de Senones du XVIII° siècle raconte que lors de travaux, on découvrit, sous un appentis voisin, « deux charrettes de vieilles crosses et de béquilles » laissées là en ex-voto. La chapelle ayant été détruite, le vocable fut transféré à l'église paroissiale de la Grande-Fosse, élevée en 1830. On y conserve, outre la statuette de confrérie, une bonne peinture sur bois du XVII° siècle, où Saint Gondelbert figure agenouillé aux pieds d'une Vierge aux douze étoiles.
La paroisse voisine de la Petite-Fosse possède également, au sud du village, une chapelle plus récente érigée en l'honneur de Saint Gondelbert, et qui, d'après un registre paroissial, totalisa en 1860 — voilà tout juste un siècle — huit cents personnes aux deux pèlerinages de l'Ascension et du Lundi de Pentecôte.