Les Saintes Femmes, précédemment évoquées sous cette rubrique, se rattachaient aux origines du Saint-Mont. Prémices de sainteté, en ce coin prédestiné de nos Vosges, elles vécurent toutes dans le cadre d'un seul siècle, le VIIe . Avec Sainte Salaberge, la série se trouvait pratiquement close.
Toutefois il convient, semble-t-il, d'agréger à ce groupe si attachant Sainte Sabine, la seule qui porterait la palme du martyre.
Mais elle constitue, à vrai dire, un personnage mystérieux, d'autant plus surprenant que, postérieure de trois siècles. Sainte Sabine aurait eu plus de chance que ses compagnes de retenir l'attention des chroniqueurs du temps.
Or, on ne trouve pas la moindre trace, ni de sa vie, ni de son martyre, dans l'abondante littérature que nous avons parcourue. Tous les personnages que nous en avons jusqu'alors dégagés sont réellement historiques ; même les plus défavorisés présentent les traits essentiels d'une personnalité.
Il n'en va pas de même pour Sainte Sabine. Son nom n'apparaît dans aucun texte ancien, dans aucun Martyrologe, pourtant si hospitalier parfois, où par définition elle eut pu trouver place.
C'est uniquement à la légende qu'il faut nous référer pour justifier le culte, étroitement localisé, mais très fidèle, qu'on lui voue de nos jours encore.
Suivant cette légende donc, Sainte Sabine aurait péri lors de l'invasion des Hongrois. On sait, de source certaine qu'en 917 les Religieuses, installées depuis plus d'un siècle à Remiremont, furent contraintes de se réfugier au Saint-Mont pour échapper à ces barbares, émules des Huns avec lesquels on les confond parfois. Ils ravageaient alors la Lorraine et assiégèrent le bourg naissant de Remiremont, encore dépourvu de remparts. C'est au court de cette fuite précipitée qu'aurait eu lieu le martyre. Jeune novice, elle se serait égarée du convoi, poursuivie par les Hongrois qui l'auraient massacrée à l'orée de la forêt du Fossard. Rappelons à ce propos que, lors d'un pèlerinage diocésain au Saint-Mont, ces dernières années, on vit un Hongrois sortir de la foule et se présenter à Mgr Brault, qui présidait la cérémonie. Ce pèlerin insolite était venu, geste admirable de foi et de fierté, en expiation des crimes commis par ses ancêtres, voilà plus de mille ans ! Simple trait de légende dorée, qui, sans rien apporter au dossier de l'Histoire, venait confirmer une longue tradition.
C'est sur des bases à la vérité bien fragiles, qu'un culte avait jadis pris naissance en l'honneur de cette martyre supposée. La piété populaire, au Moyen Age jusqu'à nos jours mêmes, n'a jamais été, en ce domaine, soucieuse de garanties historiques.
Une chapelle, érigée sur le lieu du martyre, devint aussitôt centre d'un pèlerinage actif. A quelle date ? On ne le sait au juste, les textes ne remontant pas très haut. La première piste, en 1630, figure sur une pièce conservée aux Archives nationales de Paris : « Au chemin de Sainte Sabine ». Interrogeons aussi les vieilles pierres. L'édifice actuel semble dater de l'extrême fin du XVIe siècle : bâti en appareil de grès rose et d'allure rurale, mais liturgiquement orienté vers l'Est. On y pénétrait jadis par un portail assez monumental, aujourd'hui muré. Sous une arcade en plein cintre, le tympan repose sur des montants, dont l'un sur la gauche porte une décoration romane. Ne serait-ce pas le vestige réemployé d'une construction antérieure du XIIe siècle? Ce qui accréditerait la tradition d'une première chapelle érigée là par une Dame du Chapitre de Remiremont.
D'où cette statue en bois représentant Sainte Sabine en costume de chanoinesse, qu'on installe, le jour du pèlerinage, sur le rebord d'une fenêtre du chœur, faisant office de niche au-dessus d'un autel fleuri. Car le pèlerinage demeure bien fréquenté le 29 août. Les annales gardent le souvenir du dernier dimanche d'août 1886, où se pressaient près de 5 000 personnes. De nos jours encore, plusieurs centaines de pèlerins s'y donnent fidèlement rendez-vous, chaque année, pour une messe célébrée en plein air dans un cadre champêtre, propice au recueillement, voire à la pénitence, car on n'accède guère qu'à pied à cette vaste clairière ouvrant sur la Vallée de Cleurie. Située à 780 m d'altitude sur le territoire de Saint-Etienne, la chapelle voit affluer des gens de toute la région.
On y venait jadis, comme en maints pèlerinages, à titre curatif et des béquilles, de rustiques ex-voto, à la chapelle, témoignent encore des guérisons obtenues. D'où le dicton : « A Sainte Sabine - Tout mal affine ». Il s'y glisse aussi parfois quelques superstitions, avec ce jeu des épingles que les jeunes filles font flotter sur la vasque de la fontaine toute proche.
Même si l'origine du pèlerinage ne repose que sur la légende, le culte de Sainte Sabine a été authentiqué par Rome. Un bref du pape Clément IX, signé le 25 août 1669, accorda pour sept ans, une indulgence plénière à tous ceux qui, s'étant confessés et ayant communié, venaient prier dans cette chapelle.
La date traditionnelle du 29 août, fête de Sainte Sabine, appelle la même remarque faite à propos de Sainte Claire du Saint-Mont. Faute de savoir la date exacte de la mort de celle-ci, on la fêtait le 12 août, comme Sainte Claire d'Assisse. Dès lors qu'on en savait bien moins encore sur Sainte Sabine, on lui attribua sans façon la date du 29 août, déjà assignée à une Vierge homonyme du IIIe siècle, vénérée à Troyes, où l'un des faubourgs en perpétue le souvenir sous le nom de Sainte Savine. Concurrence liturgique dont alors, vu la distance, ne semblent pas s'être émus les bonnes gens de Champagne.
Comme pour tous les Saints, authentiques ou dépourvus d'histoire, le culte de Sainte Sabine est attesté par l'iconographie, par des calvaires, des fontaines ou des lieux-dits.
La représentation la plus ancienne est la statue de bois XVIIe siècle de la chapelle, qu'on porte en procession avant la messe, au chant d'un naïf cantique de circonstance. La Sainte figure en vitrail, avec la palme du martyre, au chœur de Saint-Etienne et au transept sud de Remiremont.
Quant aux croix, elles jalonnent l'itinéraire des pèlerins. La première se voit au col, en pleine forêt du Fossard, en bordure du chemin menant de Saint-Etienne à la chapelle, sur les pas de l'infortunée moniale. La croix figure sur la carte d'état-major sous le nom de Croix de la Sabine. Une autre surplombe, la vasque de la fontaine, avec toujours les caractéristiques du XVIIIe siècle et une inscription, hélas ! Rongée et totalement illisible. Une troisième enfin fut érigée naguère en granit, près de la chapelle, par le Dr Gaillemin, en reconnaissance à Sainte Sabine, à son retour des camps de concentration.
Outre la « Fontaine Sainte-Sabine » qui coule à deux pas de la chapelle, une autre est signalée par Marichal sur le territoire de Remiremont ; et de même un lieu-dit de Cleurie portant le joli nom de « Petite Sainte-Sabine ».
En conclusion, Sainte Sabine ne saurait, parmi les « Saintes du Saint-Mont », s'inscrire sur le même plan historique que les Claire ou Salaberge. En quoi nous entrons bien dans les vues du cher abbé Lucas, qui a refusé de lui dédier une stèle, dans l'enclos paroissial de Saint-Amé, « à toutes les gloires du Saint-Mont ».
Cependant notre florilège eût semblé incomplet aux yeux des fidèles pèlerins de notre temps, si nous n'avions pas, fût-ce par manière d'appendice, fait mémoire de cette petite Sainte, étoile mystérieuse et lointaine que tant de chrétiens ont vue et voient encore scintiller dans le ciel du Saint-Mont.