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Ils sont missionnaires vosgiens dans le monde, acteurs de l'Église des Vosges dans le diocèse ou Saint(e)s et Bienheureux(ses) vosgiens. Rencontrez.

Église dans les Vosges

La revue du diocèse paraît chaque mois. Douze pages d'informations, de réflexion et de découverte. Adoptez

Dons et legs


27/02 /12 Sœur Myriam-Agnès Leblond, 83 ans, écrit d’Argentine (Témoins vosgiens)
... au mois de janvier, nous venons près de Buenos-Aires, pour notre retraite et réunion de Province, et aussi pour nous reposer car à Tres Isletas il faisait très chaud +43°C à l'ombre et parfois plus.
Je m'excuse d'être en retard pour vous remercier. Le bulletin "Église des Vosges" est assez régulier. Je suis toujours très contente des nouvelles qu'il m'apporte et aussi de savoir quelque chose de la santé des prêtres, j'en ai connus quelques-uns.

Maintenant à Tres Isletas, je travaille surtout dans la maison, mais je reçois encore les personnes qui ont besoin de médicaments ou autres problèmes en essayant de les aider. Je vais aussi visiter les malades à l'hôpital une fois par mois et aussi quelques personnes âgées chez elles, une dame m'accompagne quelquefois. Une fois par mois, j'accompagne le prêtre qui va célébrer la messe dans une zone rurale, cette zone est très grande et il y a beaucoup à faire. La paroisse a aussi des volontaires qui travaillent avec le prêtre.
Que l'année qui a déjà bien commencée vous apporte à tous les grâces du Seigneur et au monde la paix, celle que Jésus veut nous donner. Avec mon affection reconnaissante

Sœur Myriam-Agnès

08/02 /12 Bienheureux Jean-Martin Moyë (Témoins vosgiens)
Si, dans cette revue hagiographique, nous inscrivons Jean-Martin Moyë à la suite des quatre Saints déjà étudiés, nous n'entendons aucunement anticiper sur les décisions de l'Église, en canonisant le Bienheureux fondateur de la Providence de Portieux.
Ce titre suffit bien à sa gloire, d'autant plus qu'il est de fraîche date : Jean-Martin Moyë, béatifié le 21 novembre 1954, est en effet le benjamin de notre Propre diocésain.

Il naquit le 27 janvier 1730, à Cutting, petit village du diocèse de Metz, situé dans la région des Etangs, à 20 km de Moyenvic, où serait mort Saint Gondelbert. Jean-Martin était le sixième d'une famille de treize enfants, de lointaine ascendance polonaise : de là l'originalité du nom, qui jadis s'écrivait Moyse.
Son père, Jean-Christophe, était de condition moyenne, ayant obtenu un brevet de maître de Poste du Roi Stanislas, duc de Lorraine, et l'enfant grandit dans l'atmosphère d'un foyer profondément chrétien.

Un trait révèle sa vocation future et déjà son zèle d'apôtre : au milieu des jeux, il grimpait à la fourche d'un poirier pour improviser, de cette chaire, un sermon aux gamins du village.
Avec son frère aîné, qui sera curé de Lindre-Basse, il prend des leçons de latin. Le maître, frappé de son intelligence primesautière, décide ses parents à l'envoyer à l'Université de Pont-à-Mousson. Le voilà, à un siècle de distance, sur les traces de Saint-Pierre Fourier. On a gardé de l'étudiant des livres, avec ce fantaisiste ex-libris : « J'appartiens à Moyë ».

Ordonné prêtre par Mgr de Saint-Simon à Metz, le 9 mars 1754, il préfère nettement le ministère au professorat de lettres, auquel songeait pour lui son Supérieur. Il sera dix ans vicaire en différentes paroisses de Metz. Les débuts de son sacerdoce révèlent aussitôt sa physionomie spirituelle : une piété grave, l'abandon à la Providence, la hantise des âmes à sauver, et surtout un esprit de pauvreté qu'il pratiquera en souvenir d'une consigne reçue de sa mère : « Un bon prêtre doit être pauvre et ne garder à la mort d'autre propriété qu'un pot de terre qu'il cassera d'un coup de pied avant son dernier soupir. »

Curé de Dieuze pendant quelque années, l'Abbé Moyë vient chez nous pour la première fois. « En octobre 1768, écrit-il lui-même, je fus affecté à Saint-Dié par Mgr de Mareil, alors évêque de Sion et Grand-Prévôt, pour commencer son Séminaire ». Ainsi trouvons-nous ce prêtre messin comme premier supérieur de notre Grand Séminaire. Ce simple fait ajoute un lien nouveau, très loin derrière Saint Arnould et Saint Goëry, entre les deux diocèses lorrains.

*** Bien que du point de vue chronologique, il convienne de parler ici du fondateur de la Providence, nous estimons préférable de présenter d'abord le missionnaire… Aussi bien le séjour en Chine n'apparaît-il que comme une brève parenthèse dans le vie du Bienheureux, alors que cette fondation fut l'oeuvre essentielle de prédilection du jeune vicaire aussi bien que du curé et du missionnaire. Car Dieu qui le prédestinait à la sainteté, lui a fait cette grâce de connaître, dans une apparente discontinuité et à travers mille contradictions, les aspects les plus variés du ministère sacerdotal. Tout jeune prêtre, il eut, obsédante, cette claire vision de la détresse des âmes.
Mais Dieu l'appelait, peut-on dire, à un plus haut service, vers ce monde païen assis à l'ombre de la mort.

L' Abbé Moyë approchait de la quarantaine, lorsqu'il entendit cet appel. On devine son angoisse et sa perplexité à la pensée, non pas de quitter sa Lorraine, mais d'abandonner l'oeuvre naissante, et si fragile encore de ses Religieuses, pour s'en aller en Extrême-Orient.
En 1770, il entre au Séminaire des Missions Étrangères de Paris. Un trait de sa piété semblait l'y avoir prédestiné : depuis des années déjà, il avait coutume de passer en prière, pour la conversion des Gentils, la nuit du 5 au 6 janvier. Quelle ne fut pas sa joie de saluer, dominant le maître-autel de la chapelle de la Rue du Bac — on peut l'y voit encore —, la Vierge de l'Épiphanie accueillant dans la personne des Mages les prémices de la Gentilité, Vierge qui est, depuis la fondation, la patronne des Missions Étrangères de Paris !

Le 30 décembre 1771, il embarque à Lorient. Après une longue escale à l'île Maurice — on passait alors par le cap de Bonne-Espérance —, il aborde les côtes de Chine à Macao, près de Hong-Kong. Il s'agit maintenant de gagner, à 2 000 km de la mer, la mission du Su-Tchuen, immense province sur le cours moyen du Fleuve Bleu. Il en atteint la capitale le 28 mai 1773.

Aussitôt commence pour lui l'aventure missionnaire, en compagnie de cinq prêtres français dont l'un subira le martyre et sera béatifié en 1900. Il lui faut apprendre la langue et établir par là le contact avec une population chrétienne dispersée. Dans cette tâche ardue, il reprend à son compte la parole du Maître : « J'ai pitié de cette foule », soutenu par une confiance sans bornes en la miséricorde de Dieu envers les âmes païennes. Et ces âmes de le sentir confusément elles-mêmes, en se laissant gagner par le zèle du missionnaire novice, que les difficultés mêmes semblent stimuler. Dès la fin de sa première année, il est arrêté, mis à la torture et jeté en prison. Mais tels les Apôtres jadis, le Père surabonde d'une joie qui transparaît dans ses lettres. Quelques années plus tard, l'une d'elles annoncera, sur un ton d'action de grâces, l'ordination de son cher Benoît, catéchiste de la première heure, qu'il a préparé au sacerdoce.

Sur la terre de Chine, le Père Moyë, reste lui-même, toujours en quête de formules nouvelles pour l'extension du règne de Dieu. D'autant plus que, avec son sens aigu de la psychologie, il n'avait pas tardé à découvrir les possibilités qu'offrait l'âme chinoise à son apostolat. Il y retrouvait, en effet, des traces profondes et vivaces, quoique souvent incomprises de la loi naturelle, sur quoi la grâce pouvait mystérieusement agir. A plusieurs reprises, nous le voyons soumettre à la Congrégation de la Propagande, à Rome, les projets qu'il a eu en tête, car ce novateur audacieux, entend demeurer un fils très humble de l'Église.

Parmi ses nombreuses entreprises, retenons-en deux, absolument originales, qui ont dominé toute son activité missionnaire.
La première est la fondation des Vierges chinoises, par quoi il va transposer là-bas, avec toutes les adaptations nécessaires, l'oeuvre qu'il avait crée en Lorraine. Le but de ce nouvel institut est de faire évangéliser la femme païenne par la femme chrétienne. Il lui suffirait de trouver des chrétiennes solides et assez généreuses pour gagner les païennes au baptême, pour expliquer la religion aux enfants, et, finalement, pour ouvrir des écoles. Rome suivit avec intérêt l'initiative du hardi missionnaire, mais, toujours prudente, ne l'approuva que bien après son retour en France. Qu'importe ! Le grain de sénevé était tombé en bonne terre. Deux de ses filles martyres devaient être béatifiées par Pie X en 1909, et, en 1947, on comptait dix milles Vierges chinoises, secondant de façon admirable le travail des missionnaires. Peut-être demeurent-elles encore, dans l'actuel drame que traverse la Chine, la flamme qui couve sous la cendre dans l'Église de Silence ?... La seconde création du Père Moyë lui fut inspirée par l'effrayante moralité infantile et la préoccupation du salut éternel de ces innocentes victimes. Et d'organiser aussitôt une oeuvre permanente pour conférer le baptême aux enfants païens. Il lança, à cet effet, en 1780, un « Avis aux âmes charitables d'Europe », qui trouva un écho fervent en Lorraine. Grâce à quoi il eut la joie de voir baptiser cinquante mille petits moribonds, durant son séjour en Chine : le total atteindra six cent mille dans les trente années suivantes.

On devine, en cette innovation, appelée par le Père Moyë « l'oeuvre angélique », une ébauche de la Sainte Enfance, que reprendra, soixante ans plus tard, Monseigneur de Forbin-Janson, évêque de Nancy. C'est toujours la Lorraine !
Mais voilà qu'en plein travail, le Seigneur à nouveau semble l'interrompre. Sa santé dangereusement délabrée, nécessite le rapatriement. « La divine Providence, écrit-il, qui m'a conduit en Chine, me rappelle en Europe. » Au risque de passer pour un instable, il s'abandonne aux desseins de Dieu en esprit de foi, en tout simplicité. Prêt à mourir à la tâche, il est prêt à retrouver sa santé en douce France, afin de servir encore. Le 16 janvier 1784, il embarque à Macao, où il était arrivé douze ans plus tôt. Période d'une étonnante fécondité, qui faisait dire, un demi-siècle après, à l'évêque du Su-Tchuen : « Monsieur Moyë a fait ici, en dix ans, des oeuvres plus grandes que plusieurs missionnaires ensemble en quarante ans . » Après cinq mois de navigation, le Père Moyë retrouvait Paris et son Séminaire de la rue du Bac. Ses supérieurs envisagèrent aussitôt d'utiliser son expérience missionnaire pour la formation des jeunes en partance pour la Chine. Mais, une fois de plus, le Seigneur en disposait autrement, lui ménageant le retour en Lorraine, à la tête de l'oeuvre qu'il avait fondée avant son départ pour les Missions.

Toutefois, sur le point de quitter la capitale. Le Père Moyë fut présenté à Louis XVI et à Marie-Antoinette ; il fut reçu de même au Carmel de Saint-Denis par Madame Louise de France, fille de Louis XV. L'illustre carmélite — initiative chez nous du Mois de Marie — prit en affection les petites Écoles fondées au Su-Tchuen sous le patronage de Notre-Dame.

***

La rentrée du Père Moyë en Lorraine nous contraint à un retour en arrière pour étudier les débuts de la Congrégation de la Providence, qui fut la pensée de toute sa vie et que Georges Goyau, dans son « Histoire Religieuse de la Nation Française », relève comme une des plus typiques à la veille de la Révolution.
Au cours de ses vicariats à Metz, le jeune Abbé Moyë, ayant souvent prêché des missions dans les villages d'alentour, avait été frappé par l'abandon absolu où se trouvaient les enfants de la campagne, que n'atteignaient ni la Congrégation Notre-Dame de Saint-Pierre Fourier, ni celle, plus récente, de la Doctrine Chrétienne du Chanoine Vatelot. Aussi conçut-il le projet de recruter des jeunes filles qui pussent remédier à cette misère qui le navrait. L'idée était audacieuse : des soeurs « de plein vent » qui s'en iraient deux à deux dans les hameaux faire l'école aux enfants. Pour le logement et subsistance, elles n'en remettraient à la Providence et à la pitié des habitants. Un tel programme de vie ne pouvait tenter que des âmes bien trempées. Et il s'en trouva !

La première — son nom mérite d'être cité — fut Marguerite Lecomte, qui vint s'installer dans un pauvre hameau dépendant de Vigy, à quelques kilomètres de Metz. C'était le 14 janvier 1762, en plein hiver lorrain ! A son sens, l'oeuvre prenait un bon départ à l'enseigne de Bethléem. Tout y était : la saison, le dénuement, les rebuffades, et la joie. Il n'y manqua même pas Hérode, l'autorité supérieure, dirions-nous, en la personne du Parlement de Metz, qui s'émut de ces excentricités, réputées dangereuses pour la santé et les moeurs. Devant ces Messieurs fourrés d'hermine et défenseurs du peuple, Monseigneur de Montmorency, évêque de Metz, manoeuvra fort habilement pour rassurer tout le monde y compris son trop bouillant vicaire, qui fut déplacé une nouvelle fois. Au milieu, et en raison même de tous ces déboires, l'Abbé Moyë acquit la certitude que son oeuvre était bénie de Dieu. Faut-il, à titre de preuve, rappeler ici que Marguerite Lecomte, la vaillante novice de la première heure, pratiquant à la lettre la règle dans toute son austérité, mourra à 98 ans, après avoir enseigné pendant 53 années ininterrompues, même sous la Terreur. A croire que les sans-culottes messins n'ont pas eu le zèle ou le loisir d'aller la relancer dans ce hameau perdu !.

Le nouvel institut faisait donc cette tache d'huile, et, chaque année, les jeunes filles accouraient plus nombreuses pour ouvrir de nouvelles écoles. Ce qui, au début, pouvait ressembler à une aventure, prit corps avec l'ouverture, à Dieuze, d'un noviciat confié à Marie Morel, première Supérieure. A son usage, nous voyons le fondateur composer « Règles et Instructions pour la conduite des Soeurs ». Il s'y révèle un remarquable technicien de l'instruction et de l'éducation chrétienne, tandis que la Supérieure, une Lorraine solide, forme ses filles à la vie intérieure, avant de les lancer en équipes volantes à travers la campagne.

La venue à Saint-Dié, tout à fait fortuite, nous l'avons vu, sera pour l'Abbé Moyë, l'occasion d'y fixer un nouvel essaim. Il y rencontra en effet le Chanoine Raulin, du célèbre Chapitre, qui entra dans le jeu et fonda par la suite dans sa propre demeure un second noviciat pour les Soeurs de langue française. La vénérable Maison canoniale, évidemment désaffectée, était encore debout à la veille du sinistre de 1944, à l'entrée de la rue Cachée, face aux escaliers du cimetière.
La rencontre de ces deux hommes fut en réalité providentielle, car c'est M. Raulin qui allait suppléer, et fort bien, le fondateur, pendant toute la durée de son séjour en Chine. En partant ainsi pour les Missions, Jean-Martin Moyë semblait, avons-nous dit, abandonner froidement son oeuvre naissante. En réalité, il lui demeurait très proche et surnaturellement aussi efficace. Des lettres innombrables, où l'on retrouve les tendresses de Saint Paul pour ses jeunes chrétientés, témoignent que, du fond de la Chine, le Père Moyë suivait de très près la vie de ces noviciats et le travail qui se faisait dans les petites écoles, chaque année plus nombreuses. Avec amour, il mettait en gerbe, pour les offrir au Seigneur avec ses propres souffrances, les communs efforts, héroïques parfois, des Soeurs d'Europe et de ses Vierges chinoises. Ce qui apporte une raison profonde, établit une continuité dans cette vie, humainement extravagante, du Bienheureux Jean-Martin Moyë. Quoi ! voilà un fondateur, qui en Lorraine comme en Chine, lance une oeuvre pour la lâcher bientôt après. Peut-être a-t-il voulu seulement démontrer que c'est Dieu qui fait tout, les plus grands Saints n'étant, en définitive, que des serviteurs inutiles ! ****

Ramené presque malgré lui en Lorraine, le Père Moyë reprend avec ardeur la tête de son oeuvre qui comptait alors une quarantaine d'écoles. Sans délaisser le diocèse de Metz, berceau de son Institut, il acquiert, en 1786 à Essegney, entre Charmes et Portieux, une maison dont il va faire un nouveau noviciat. Il s'y installa lui-même et en assure la direction. Il reprend en détail, pour les adapter et les parfaire, les constitutions, sans rien changer à son idée première. Il visite les communautés dispersées, qu'il retrouve toujours pauvres, ferventes, et généreuses. Et de les encourager à sa manière, bien à lui : « O la bonne voie que celles des contradictions ! Je ne crains pour vous que la prospérité. »

Tout en se donnant à fond à sa communauté, il trouver le temps de prêcher des missions paroissiales à Rugney, à Charmes, à Rambervillers, à Saint-Dié. Car il reste marqué par ses années de Chine, et ressent douloureusement le besoin qu'ont de Dieu ses compatriotes de Lorraine, comme naguère ses pauvres Chinois. Au reste, il rejoint, ici encore, Saint Pierre Fourier, que nous verrons mener de front sa paroisse, sa Congrégation et ses missions de Badonviller. Ce ministère harassant durait depuis cinq ans, lorsque survint la Révolution, qui un instant parut anéantir son oeuvre. La plupart des écoles furent fermées et les Soeurs dispersées. Le Père, refusant de prêter de serment, prit le parti d'émigrer avec un contingent notable de ses Religieuses. Jetés ensemble sur la route de l'exil, il gagnèrent Trèves, à la suggestion de M. Balland, curé de Charmes, député à l'Assemblée Constituante et lui-même insermenté.

Dans cette débâcle, le Père Moyë, qui en avait vu bien d'autres en Chine, garda toujours son sang-froid. Trèves, la vieille métropole de qui dépendaient toujours les diocèses lorrains, fut accueillante aux réfugiés. Tant bien que mal, il y installa ses Soeurs, et trouva, dans les quarante églises ou chapelles de la ville, l'occasion d'un ministère de prédication et de direction spirituelle.
Bientôt, s'y ajouta la visite des hôpitaux, où affluèrent, à l'automne de 1792, les soldats blessés de Valmy et de Jemmapes. C'est à leur chevet qu'il contracta le typhus qui devait l'emporter. Ayant reçu la veille les dernier Sacrements des mains de son confrère et voisin, l'abbé Feys, vicaire de Charmes, il étendit les bras en croix et mourut à l'aube du 4 mai 1793.

Inhumé dans le cimetière Saint-Laurent, qui fut par la suite désaffecté pour l'aménagement de la place d'Armes, il a disparu à tout jamais, sans qu'on ait pu retrouver, en dépit de nombreuses fouilles, refaites encore en 1934, la moindre trace de sa tombe. Ainsi se réalisait au-delà même de ce que lui souhaitait sa pieuse mère, ce souci de pauvreté intégrale qu'il avait pratiquée et léguée à ses filles. A défaut de reliques, il leur laissait le souvenir d'une authentique sainteté.

Avant de rappeler brièvement la « survie » du Bienheureux Jean-Martin Moyë, relevons un double rapprochement qui le rattache à Saint Pierre Fourier. Il était venu mourir à Trèves, dans la ville où ce dernier avait été ordonné prêtre. Par ailleurs, Jean-Martin Moyë était né l'avant veille du jour (27-29 janvier 1730) où le Bon Père était béatifié en la Basilique Vaticane. Ne peut-on voir là, pris sur le vif, un exemple de la Communion des Saints, qui semblent ici se passer le flambeau.
Dans un autre style — car Dieu respecte la personnalité humaine de ses Saints — le Bienheureux Jean-Martin Moyë a fondé une Congrégation similaire de celle de Saint Pierre Fourier, et qui dure pareillement , pour l'honneur de l'Église.

*** Le témoignage le plus clair de la « survie » de notre Bienheureux réside assurément dans la magnifique expansion de son oeuvre.
Les vicissitudes de l'Histoire qui ont coupé en deux la Lorraine sur le plan à la fois politique et linguistique, déterminèrent la création de deux branches de la Providence, chacune ayant sa Maison-Mère : les Soeurs de Saint-Jean-de-Bassel, au diocèse de Metz, pour la branche de langue allemande , et les Soeurs de Portieux chez nous.

La première, qui gagna d'abord l'Alsace-Lorraine, s'étend aujourd'hui en Belgique, en Australie, aux Etats-Unis, où naquit même une Congrégation nouvelle au Texas.
La branche de Portieux, de son côté, essaima largement en France, avec des filiales à Gap, à Lectoure, se prolongeant ensuite en Italie, au Mexique, en Espagne et au Brésil.
Plusieurs autres Instituts naîtront au XIXe siècle, sous des vocables divers, où figure toujours, tel un nom de famille, le titre de « La Providence ». Chacun garde fidèlement l'esprit et le culte du Bienheureux, patrimoine spirituel qui les rassemble ainsi dans l'unité.

Il importe toutefois de noter que la Congrégation de Portieux, installée là officiellement par l'Abbé Feys le 2 août 1816, est restée peut-être mieux que les autres dans la ligne du fondateur, grâce à son apostolat missionnaire en Extrême-Orient (Mandchourie et Cambodge). Elle vient même d'aborder la terre d'Afrique tout récemment, en Côte-d'Ivoire.
Tandis que mûrissaient ainsi de par le monde les moissons qu'avait semées le Père Moyë, on voyait lentement se dessiner l'auréole autour de cette attachante figure.

De simples biographes parurent au début du XIXe siècle et, en 1872, le Chanoine Marchal, notre compatriote, futur archevêque de Bourges, publiait une « Vie de Monsieur l'Abbé Moyë », d'une érudition remarquable.
Le 14 janvier 1891, pour le 129ème anniversaire de l'ouverture de la première école par Marguerite Lecomte, la Congrégation des Rites décernait à Jean-Martin Moyë le titre de Vénérable. Il s'ensuivit un long procès qui aboutit à la béatification solennelle, le 21 novembre 1954, au terme de l'Année Mariale.

Il n'est pas question de rappeler ici les cérémonies grandioses qui se déroulèrent à Saint Pierre de Rome. Disons seulement que Sa Sainteté Pie XII témoigna de façon touchante la gratitude qu'Elle gardait aux Religieuses de la Providence de Portieux, qui lui avaient jadis appris à lire à l'école que fréquentait le petit Eugène Paccelli, non loin du Pont Saint-Ange.
De même, aux fêtes de Portieux, qui, du 2 au 4 mai 1955, firent écho pour les Vosgiens aux splendeurs romaines, on entendit Son Eminence le Cardinal Feltin, évoquer avec délicatesse le souvenir de Soeur Dominique, dont il avait été l'élève à Delle, son bourg natal.

A l'occasion de ce triduun solennel, une intéressante exposition, qui dura tout l'été, a fait revivre, à l'aide de précieux documents et d'objets personnels, la vie si mouvementée du Bienheureux. *** Quant à son iconographie, disons pour finir qu'elle est assez pauvre non pas en exécution du voeu de toute sa vie, mais en raison de son accession, officiellement par trop tardive, à la gloire céleste.
Il est heureux, en effet, que « l'avocat du diable » — il existe même en cour de Rome, dans les procès de béatification — ne soit jamais venu chez nous, à Hennezel, voir la chapelle de La Hutte. La grande fresque qu'y a peinte, en 1885, Alphonse Monchablon, représente bel et bien l'Abbé Moyë avec une auréole, dans le cortège somptueux des Saints de Lorraine.

Plus conforme du point de vue canonique et plus valable historiquement apparaît le tableau conservé au Couvent de Portieux. On y voit, agenouillés aux pieds de Notre-Dame, qui les abrite tous sous son grand manteau, l'Abbé Moyë et le Chanoine Raulin, en compagnie des Religieuses dans le costume des premiers temps, coiffées de la pittoresque halette lorraine. En peignant cette scène, au début du XIXe siècle, l'artiste anonyme nous semble avoir traduit à la lettre une phrase du Père Moyë, écrite de Chine à ses filles, le 29 mai 1781 : « Je vous ai consacrées à Notre-Dame Auxiliaire, c'est-à-dire à Notre-Dame de Bon-Secours, selon les intentions de Monsieur Raulin. Elle vous a prises sous sa protection et ne vous abandonnera pas. »

08/02 /12 Bienheureuse Alix Le Clerc (Témoins vosgiens)
Extrait de l’ouvrage du chanoine Laurent “Ils sont nos aïeux”. 1980. Edition : Association diocésaine de Saint-Dié

Parmi les Saintes Femmes, inscrites à notre Propre diocésain, et que nous avons présentées sous la rubrique « Les Saints de chez nous », Alix Le Clerc apparaît liturgiquement comme la benjamine.
La Bienheureuse Alix, entrée sous ce titre en 1947 à notre calendrier, a en effet précédé de peu cet autre Bienheureux du XVIIIème siècle, Jean-Martin Moyë, béatifié en 1954, en sorte que les derniers venus de notre Sanctoral ont tous deux cette particularité commune d'être des fondateurs d'ordre enseignant.

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Alix Le Clerc est par ailleurs l'aînée, puisque sa vie (1576-1622) se partage presque également entre le XVIème et le XVIIème siècle, à l'articulation de ce que les historiens appellent la Renaissance et les Temps Modernes.
On devine, dès lors, que pour étudier cette vie nous disposons de documents abondants et sûrs, qui font tant défaut pour les Saints des premiers siècles.

Alix Le Clerc naquit à Remiremont le 2 février 1576. Au simple énoncé de ces deux notions de lieu et de temps, comment ne pas discerner d'emblée une admirable disposition de la Providence ?
Remiremont fut par excellence chez nous une terre de sainteté. Nous l'avons vu longuement en étudiant ici ces douze figures attachantes qui ont fait la gloire du Saint-Mont. Le rayonnement, à la fois mystérieux et durable, de tant de saintes âmes n'aurait-il pas marqué comme d'une prédestination cette enfant qui venait éclairer le foyer d'une famille chrétienne de la noble cité ?

D'autre part Alix ouvrait ses yeux à la lumière de ce monde un 2 février, en la fête de la Purification de la Vierge Marie. Elle fut baptisée le jour même, suivant la pratique courante alors d'une tradition chrétienne, qui prend ici tout son sens : comme si les parents avaient entendu « capter » pour leur fille toute la grâce qui s'attachait à cette Chandeleur, fête de la lumière, « allumant son petit cierge à la grande flamme du Christ ».

Ce baptême fut célébré en l'église paroissiale Notre-Dame, qui s'élevait alors à une centaine de mètres au Sud de la Collégiale Saint-Pierre de l'Insigne Chapitre des Dames. A noter d'ailleurs que l'histoire monumentale de cette dernière n'a jamais livré trace d'un baptistère. Quant à l'église Notre-Dame, elle fut entièrement détruite en 1803 et l'antique Collégiale, devenue paroissiale, a célébré sa première cérémonie baptismale le samedi-saint 4 avril 1891.

Parmi les rares vestiges sauvés de l'église Notre-Dame, la cuve des fonts, où fut baptisée la petite Alix, est toujours conservée dans le jardin d'une noble demeure, au N° 3 de la rue des Capucins. Cette cuve se trouve ainsi fortuitement à deux pas de l'endroit où l'on situe la maison natale, aujourd'hui disparue.
Les Le Clerc habitaient, en effet, à l'angle de l'actuelle rue des Capucins et de la Grande-Rue en direction des arcades.
Jean Le Clerc appartenait, à ce qu'on sait, à une famille anoblie par le duc Antoine au début du XVIe siècle et figure sur les registres de Remiremont comme grand échevin de la ville. Il avait épousé Anne Sagay, descendante d'une vieille famille d'Epinal.
Alix devait être leur seule enfant. On serait donc tenté d'y voir, au départ, un sérieux handicap sur le chemin de la sainteté où nous allons la suivre, et cela en raison même du milieu familial et social où se passerait sa jeunesse.

D'après son premier biographe, qui écrivait en 1666, Alix était une belle grande fille, l'air distingué, le teint blanc et délicat, les yeux bleus, la bouche belle, quoique un peu plate, les manières charmantes, une âme accommodante, en dépit d'une nature prompte et vive.
A une telle fille les parents entendaient donner une éducation en rapport avec la place qu'ils tenaient dans la cité. Et ceci ne devait pas aller sans risque. Car Remiremont était alors une petite ville aristocratique et distinguée, où le prestige du Chapitre et l'exemple même des Dames entretenaient une vie facile et brillante, souvent assortie de réjouissances et de fêtes, où, comme bien on pense, se jetait éperdument la jeunesse des familles notables.

Ajoutons à cela — c'est Alix elle-même qui l'écrira dans sa « Relation », au soir de sa vie — que jeune fille elle aimait le monde et ses fêtes, qu'elle était musicienne et ne se sentait jamais fatiguée de danser. Dans ce besoin de vivre, dont Jean Le Clerc pouvait assurément trouver fierté Alix toutefois ne s'est jamais éprise d'aucun des garçons qui paraissaient aux bals ; elle semblait instinctivement se garder dans une secrète réserve, à l'écart du moindre désordre de conduite. Par ailleurs la mère, tendre et vigilante, suivait de très près sa fille, entretenant en elle le goût de la prière et une piété réfléchie. Sans doute la confiait-elle aussi, ardemment depuis ce 2 février, à Notre-Dame du Trésor, « sauvegarde de toute chute et de tout péché », suivant les termes de la supplique encore en honneur aujourd'hui.

Autre sauvegarde, dont Alix mesurera plus tard tout le prix : « ce qu'il y avait de meilleur en moi, c'est que j'aimais l'honneur ». Ainsi révélait-elle ingénument cette grandeur d'âme qui fut son véritable charisme. A la longue, loin de s'étourdir, de s'enliser dans cette euphorie joyeuse et frivole, Alix vers ses dis-sept ans en vint à éprouver un sentiment de tristesse lancinante et d'insatisfaction profonde.
C'est là que Dieu l'attendait. Trois coups de sonde, à de courts intervalles, vont retentir soudain dans cette vie, comme autant d'appels de la grâce. « Il n'est pas d'homme trop misérable, dit Gustave Thibon, pour que l'amour divin n'assiège et ne mendie son âme. »

Un beau jour, Alix tomba malade ; une fièvre maligne la retint alitée. Ainsi pendant quelque temps ce fut le silence, une sorte de trêve de Dieu, propice à la réflexion, ce qui la rendit étonnamment réceptive à une visite toute fortuite.
Un jeune homme de la joyeuse bande, venu prendre de ses nouvelles, lui laissa, comme pour la distraire, un livre de lecture. Geste d'ironie ou d'amitié sincère ? On ne le sut jamais. C'était un ouvrage de piété austère, traitant du péché, du jugement de Dieu et de la confession. Alix lut ce livre et en fut bouleversée ; elle ne s'était jusqu'alors guère attardée à penser à tout cela.

A peine remise, elle courut se confesser, réalisant comme dans un éclair de lumière crue qu'elle n'était pas sur la bonne voie. Mieux que cela, elle entreprit d'alerter aussitôt ses compagnes. Partageant d'ordinaire si volontiers leurs joyeux ébats, elle voulait, au nom même de l'amitié, leur communiquer cet avertissement salutaire. On saisit là une première manifestation de l'esprit d'apostolat, qui allait marquer toute sa vie.

Le troisième coup de sonde lui vint d'un songe. On vérifie souvent dans la Bible que le Seigneur y recourt pour convertir ou guider les âmes qu'il se réserve pour quelque grande oeuvre. Une nuit, raconte Alix dans sa « Relation », elle se vit en l'église Notre-Dame. Au cours d'une procession d'offrande, elle remarqua au coin de l'autel une belle dame vêtue en moniale : une robe noire, une guimpe blanche sous un voile noir composant un habit de religieuse différent de celui qu'on était accoutumé de voir. Cette femme était la Vierge Marie elle-même. « Je m'arrêtai loin d'elle, ne m'osant approcher à cause de mon indignité ; ce que voyant, elle m'appela, disant : « Viens, ma fille, et je te recevrai, parce qu'étant en péché, tu as fait chose agréable à mon Fils de te confesser. »

Sans attacher, une fois éveillée, autrement d'importance à un tel songe, Alix en demeura toutefois marquée profondément, au point que plus tard, lorsqu'il s'agira de doter d'un vêtement ses premières religieuses, elle choisira exactement celui-là même que portait la Vierge Marie, lors de son « apparition » en l'église de Remiremont.

Mais ce songe eut aussi d'autres suites d'envergure. Ayant repris sa vie habituelle et ses obligations mondaines, à quoi il lui était difficile de se dérober, elle eut, comme jamais encore, l'impression d'être prisonnière de ses vanités. Cette musique, ces danses et tout ce bruit provoquaient en son âme inquiète un écho nouveau, une dissonance douloureuse.
Aussi la vit-on se confesser désormais plus souvent, vouer à la Vierge une dévotion plus personnelle et plus confiante. A cette époque décisive de sa vie, il eût été souhaitable pour Alix de trouver un prêtre zélé, capable de l'assister utilement. Hélas ! À Remiremont, en cette terre de sainteté que nous évoquions plus haut, il n'y avait pour lors pas grande ressource à la paroisse. Les Dames du Chapitre, quant à elles, « se contentaient d'une direction spirituelle à l'eau de rose et malgré leurs quatre aumôniers n'allaient pas très avant dans les voies de la spiritualité. »

Alix ébranlée se sentait bien seule à ce virage de sa route. Mais le Seigneur, à qui elle faisait totale confiance, allait y pourvoir.
En 1595 une page toute nouvelle allait s'ouvrir dans la vie de la jeune Alix, quittant Remiremont de la façon la plus imprévue. Jean Le Clerc tomba malade assez gravement ; les médecins prescrivirent un changement d'air immédiat et le séjour à la campagne.

Aussi décida-t-il de se retirer à Hymont, le pays de sa naissance, où il avait gardé un bien de famille. On y montre encore la vieille ferme lorraine avec sa porte cochère et ses petites fenêtres gothiques.
Hymont, alors modeste village à un kilomètre au Sud de Mattaincourt, était situé sur l'ancienne voie romaine de Metz à Besançon. Alix, qui, nous l'avons vu, aspirait au calme, ne se doutait guère que le Seigneur la plaçait ainsi « sur orbite », matériellement sur ce méridien, où allait s'axer toute sa vie : Hymont, Mattaincourt, Mirecourt, Poussay, Ormes et Nancy, où elle finirait sa course.

Au spirituel, ce devait être plus évident encore. « Ceci me réjouit, dira-t-elle plus tard, pour me retirer du monde qui m'ennuyait sans en savoir la cause. » Hymont, qui n'avait pas d'église faisait partie de la paroisse de Mattaincourt. Mais cette circonstance même devait présenter pour elle un danger d'abord, puis bientôt une insigne grâce déterminante.
Mattaincourt, en effet, était alors « la petite Genève », surnom, peut-être péjoratif, qu'a bien propagé le Père Bédel, d'un bourg actif et florissant, où l'on savait bien s'amuser. Alix y venait donc le dimanche avec ses parents pour les offices, par bienséance. Car elle avait débarqué dans ce petit village d'Hymont avec son passé de Remiremont, un passé de jeunesse qui gardait tout son poids. On change de lieu, mais pas forcément d'âme, dit un vieux proverbe latin : « Coelum, non animum mutant » !

A dix-neuf ans cette belle et grande demoiselle, étrangère, avait été bien vite remarquée, tour à tour jalousée et adulée ; elle rentra dans le tourbillon. Ainsi la grâce, qui visiblement la travaille depuis plusieurs années, va s'accommoder encore des affrontements avec la nature. La conversion amorcée ne sera pas du tout l'effet d'un coup de foudre. Dieu, qui l'a choisie et qui l'aura, usera d'une patience infinie, lui dépêchant ses appels par l'entremise de nouvelles visions.
« Par trois divers dimanches, pendant la grand-messe », il lui sembla entendre le son d'un tambour ; le troisième dimanche, elle se vit entraînée par ce tambour dans une troupe rieuse de danseurs avec Satan en tête qui menait le bal ! « Je me résolus à l'heure même de n'être plus jamais de cette troupe. J'offris à Dieu mon corps, pour être moulu en mille pièces, pourvu qu'il rétablit mon âme en sa première pureté. »

Dans un mouvement de volonté fougueuse, de virilité surprenante, qu'on n'attendrait guère de cette enfant gâtée, Alix Le Clerc venait de faire d'elle-même vœu de virginité.
Les jours suivants, à la maison, elle remisa ses beaux atours et ses dentelles pour revêtir la robe de tiretaine et le voile blanc des paysannes d'Hymont. Étrange prise d'habit ! On devine les réactions de sa famille, les réflexions des bonnes femmes, les quolibets des jeunes de Mattaincourt.

Indifférente au qu'en dira-t-on, Alix redoubla de ferveur dans ses visites quotidiennes à l'église de Mattaincourt, suppliant Dieu de l'éclairer dans cette voie nouvelle, où elle s'était si résolument engagée. La réponse ne se fit pas attendre, car le directeur d'âme qu'elle n'avait jamais trouvé à Remiremont, elle l'aura désormais dans la personne d'un véritable saint.
Tel, en effet, était apparu, fidèles et mécréants le disaient sans ambages, avec des appréciations différentes ! Pierre Fourier, dès son arrivée le Ier juin 1597, comme curé de Mattaincourt.

Plein de zèle, candidat volontaire à cette tâche ingrate, il avait aussitôt pris à pleines mains sa paroisse. Apportant, entre multiples besognes, tous ses soins à la prédication, il n'avait pas tardé à remarquer dans l'auditoire la présence, subitement sérieuse et recueillie, de cette jeune fille, dont on jasait encore dans tout le bourg.
Alix s'ouvrit avec autant d'empressement que de confiance à son curé ; elle avait hâte de se rassurer elle-même, d'affermir ses pas, de faire ratifier la décision prise. Ainsi s'engageait-elle dans une période de rudes épreuves ; deux grandes âmes allaient se trouver en présence, contrastées au possible, mais qui, après maints affrontements, après « la traversée du désert », devaient en définitive se retrouver sur les sommets.

Le saint curé fut sans doute impressionné, en son for intérieur, par les ressources de courageuse fierté, de volonté ardente qu'offrait en dehors du commun cette jeune paroissienne. Mais sage et pondéré, il redoutait d'emblée ce qu'avait de trop personnel, de bien féminin ce parti qu'elle avait pris sans consulter qui que ce soit. N'étant pas homme à être mis ainsi devant le fait accompli, il décida de conduire lentement sa pénitente dans les chemins de l'humilité.

Il avait vu juste ; Alix va s'y prêter avec entrain, mais au prix de quelles souffrances ! Ce qui la soutiendra au long de cette « traversée » qui allait durer des mois, c'est la certitude que l'homme de Dieu avait pris son âme en charge, qu'il avait toutes grâces pour la mener selon le bon vouloir divin. Aussi ne lui retira-t-elle jamais sa confiance, fût-ce aux pires moments où il paraissait la rebuter. Au point que la pauvre fille aurait pu reprendre à son compte la boutade fameuse de sainte Thérèse d'Avila : « Seigneur, si c'est ainsi que vous traitez vos amis, ce n'est point étonnant que vous en ayez si peu ! »

Le confesseur va donc s'appliquer à modeler cette âme, sur laquelle il verra de plus en plus nettement apparaître les desseins de Dieu. Et les coups de burin de faire à la longue leur effet, tant la main était experte et le métal de qualité ! Quant à Alix, qui voulait non moins clairement devenir religieuse, elle menait à la maison dans la prière et la pénitence une vie de novice. Un provisoire qui ne pouvait durer.

Une étincelle portant élément de solution lui vint, une fois de plus, lors d'un rêve. « Je vis, raconte-t-elle, quelque chose me disant que c'était là ma vocation : ceci était un berceau où l'on couche les enfants et au milieu y était plantée comme une paille d'avoine portant ses branches et sa graine. Auprès du berceau était un gros marteau de fer qui de soi-même donnait contre cette branche toutes les fois que le berceau penchait de côté et d'autre. Il me tomba en l'esprit que la Vocation où je serais endurerait beaucoup de persécutions sans se dissoudre ; comme me voulait signifier cette branche de paille, de soi fort fragile, qui n'avait pu être rompue ni brisée de ce marteau, et que Notre-Seigneur la rendrait ferme et stable. »
Alix vint aussitôt en informer son confesseur, précisant ingénument qu'il fallait faire « une maison nouvelle de filles pour y pratiquer tout le bien qu'on pourrait. » Pierre Fourier, surpris d'une interprétation aussi hâtive qu'audacieuse, commença par mettre cela au compte de l'imagination féminine. Alix insistant sans démordre, il en fut à son tour ébranlé, car ce projet, si vague encore et presque extravagant, venait mystérieusement rejoindre celui qu'il méditait lui-même dans le secret de sa prière. Pourquoi ne pas voir dans une telle coïncidence une réponse du Seigneur ? Avec autant de prudence que de finesse, il se risque à jouer le jeu et met Alix au défi. « Eh bien, allez ! trouvez des compagnes ! »

Tranquillement persuadée que « tout était possible à Dieu, s'il le voulait », la fière fille relève le gant. Elle s'en vient trouver une jeune fille du bourg, Gante André à laquelle, depuis sa conversion, elle s'était liée d'amitié. Cela fait tache d'huile et quelques jours plus tard, Alix se présentait devant son curé en compagnie de trois recrues. C'était le grain de sénevé !
Devant l'obstination, humble et ferme, d'Alix Le Clerc, Pierre Fourier finit par discerner à son tour un signe de la volonté divine.

Il choisit la fête de Noël 1597 pour risquer un premier pas. A la messe de minuit, Alix et ses compagnes vont se présenter ensemble à la sainte Table, vêtues de l'humble costume que porte déjà Alix et se consacrer à la Sainte Vierge. Et le bon curé d'expliquer à ses ouailles intriguées qu'il s'agit là d'une sorte de confrérie d'aides paroissiales, qui s'occuperont des enfants et des pauvres, qui veilleront à l'entretien de l'église et des autels.
Alix, plus que les autres, en fut ravie : le berceau de sa vision rejoignant, en cette nuit de Noël, le berceau de l'Enfant-Dieu, l'un et l'autre, symbole admirable de l'œuvre naissante !

Celle-ci d'ailleurs ne pouvait en rester là. Mais en quel sens la diriger ? En quelle terre engager ce grain de sénevé en voie de germination ? Le prêtre et sa pénitente demeuraient perplexes.
Depuis son arrivée à Mattaincourt, le jeune curé avait constaté avec une angoisse croissante l'état d'abandon où se trouvaient les enfants du village, les filles notamment. Dans les semaines qui suivirent la Noël, il redoubla de ferveur dans ses prières, ses mortifications et ses veilles dans sa chambre sans feu.

La lumière lui vint, éclatante et subite, dans la fameuse nuit de saint Sébastien. A l'aube de ce 20 janvier, il eut la claire vision que la maison, entrevue par Alix, « pour faire le tout bien possible » serait précisément vouée à l'éducation de l'enfance. Leurs vues à chacun, jusqu'alors parallèles, se révélaient soudain complémentaires, au point de fusionner étroitement, quand Dieu le permettrait. Pour l'instant tout cela restera dans le secret. Les paroissiens, eux, suivaient, avec une curiosité non exempte de sympathie, les activités de la confrérie nouvelle. Mais les quolibets ne manquaient pas non plus touchant la démarche réservée et l'habillement de ces filles qui semblaient ainsi se singulariser à travers le village.
Dans celui d'Hymont, où l'ancien échevin de Remiremont faisait figure de notable, Jean Le Clerc en fut bientôt humilié, excédé. Puisque sa fille entendait être religieuse, il s'avisa de la caser dans un couvent de son choix, à son sens honorable, et l'expédia assez loin, à Ormes.

Dans ce village lorrain, à une lieue d'Haroué, existait alors un couvent de dames Tertiaires de sainte Elisabeth. Alix, obéissante à l'instigation de son confesseur, se soumit à la décision paternelle et débarqua à Ormes, mais avec son secret, sans démordre du projet qui lui tenait à coeur, lequel d'ailleurs n'allait que s'affermir pendant ce court noviciat purement expérimental. N'avait-elle pas assuré Gante André, en la quittant, que ce n'était qu'un « au revoir » ?
Il est de fait que chez les Tertiaires d'Ormes la ferveur s'était bien relâchée. La vie mondaine, comme en tant de couvents de cette époque, y avait repris ses droits, si bien qu'Alix retrouvait dans cette espèce de Chapitre rural ce qui précisément lui donnait naguère la nausée à Remiremont.

Elle ne tarda pas à s'y sentir affreusement dépaysée. « Toutefois, dira-t-elle, la curiosité de voir ce qu'on y faisait, m'aida à supporter cet ennui. » Le plus clair de son temps elle le passait dans sa cellule et à la chapelle, que l'on voit encore, transformée en grange de ferme. Au bord de la détresse à certains jours, la pauvre exilée gardait pourtant son calme et toute sa confiance en Dieu.
De son côté, Pierre Fourier ne voyait en cette affaire qu'une épreuve passagère voulue par le Seigneur pour « faire mûrir » sa fille, qu'il ne perdra pas de vue. A Mattaincourt, il veille sur la petite communauté décapitée et se donne du temps pour aviser à l'avenir.

A son attente, à sa prière la Providence répondit d'une façon qu'il trouva charmante, par l'entremise d'une grande Dame, suscitée à point nommé. Ses activités pastorales et, pour tout dire, déjà sa sainteté lui avaient crée des relations dans tout le voisinage, dans les villages auprès des humbles et jusqu'au sein du Chapitre noble de Poussay, à deux lieues de Mattaincourt. Sous son influence, les Dames venaient de remettre en honneur certaines traditions bénédictines de la fondation au XIe siècle et plusieurs recouraient à lui comme directeur spirituel.

C'est ainsi que Madame d'Apremont, personnalité éminente, fut tenu au courant de l'oeuvre amorcée à Mattaincourt et apprit, un beau jour, l'exil d'Alix. Et de s'intéresser aussitôt activement à la manière d'une dame patronnesse.
A vrai dire, le saint homme en fut d'abord gêné, car il rêvait pour ses filles d'une oeuvre très humble qu'un si haut patronage risquait de compromettre. Mais par ailleurs, perspicace et diplomate, il vit dans cette intervention de Mme d'Apremont la possibilité de rapatrier la pauvre recluse.

Jean Le Clerc n'était pas sans connaître l'état d'âme de sa fille, mais il était trop fier pour revenir sur la décision prise dans un moment d'humeur. Il fut d'autant plus touché de la visite que, sur ces entrefaites, la noble Dame vint lui faire à Hymont. Sans avoir l'impression de déroger, il se rendit à ses raisons. Et peu de jours après, Mme d'Apremont allait elle-même à Ormes rechercher sa petite protégée.

Mieux que cela, elle s'offrait de l'accueillir à Poussay et de donner ainsi une destination plus précieuse, concrète, à l'entreprise encore vague que venaient de lancer Alix et Pierre Fourier.
A l'ombre du Chapitre il y avait place pour tenter une première réalisation, à savoir une petite école de filles. A Mattaincourt on en fut bien d'avis. Et voilà que, gagnée à la cause, une autre Dame amie, la baronne de Fresnel, proposa d'offrir une maison qu'elle possédait à Poussay à l'écart de l'Abbaye.

C'est ainsi qu'avec leur mince bagage Alix et quatre compagnes y faisaient leur entrée par l'allée des tilleuls en fleurs la veille de la Fête-Dieu de l'an de grâce 1598.
L'installation fut vite terminée, car ces filles se voulaient très pauvres, comme pour se bien distinguer de l'insigne Chapitre voisin. De plus elles s'imposèrent de jeûner chaque jour.
A distance, Pierre Fourier supervisait tout cela, freinant même avec son robuste bon sens l'ardeur de ces ascètes en herbe. A leur jeûne, qu'il voulait tempéré, il ajouta la prière, plus important encore. Il leur prescrivit de faire retraite durant toute l'octave du Saint Sacrement. Il leur avait aussitôt rédigé huit thèmes de réflexion pour chacun des jours, le tout centré sur la recherche « de ce qui serait le plus agréable à Dieu ». Le bilan des notes personnelles qu'il leur recommandait fut une réponse unanime, enthousiaste.

Le reste de l'été se passa à préparer la rentrée, avec d'autant plus d'activités et de soucis que cette dernière allait se faire dans une autre maison plus humble, encore visible aujourd'hui en face de l'église paroissiale. Alix en effet, aidée de ses compagnes et avec l'accord tacite de son père spirituel, en avait obtenu l'usage afin d'être tout à fait libre dans son entreprise, échappant à l'orbite de l'Abbaye. Scrupule digne de la fière fille de Remiremont, qu'avec beaucoup de gentillesse et de gratitude elle avait elle-même expliqué à ses dames patronnesses.

Pendant ce temps, dans le calme de son presbytère, Pierre Fourier mettait au point à la fois le programme scolaire de la petite école et le règlement provisionnel, où en vue de l'avenir il établissait avec sagesse et prudence les bases spirituelles et canoniques de la future congrégation. Nous reviendrons par la suite sur ce double document qui constituait une nouveauté singulièrement audacieuse.
Le jour de la rentrée, les élèves se pressèrent nombreuses et tout le bourg se trouvait en émoi. Car la petite cloche marquait vraiment une heure historique pour la Lorraine et pour la France.

L'écho s'en prolongera même de façon surprenante jusqu'au XIXe siècle, tandis que Jules Ferry, un autre novateur, fondait l'École publique, primaire et gratuite. En effet, sans que le nom de Poussay y figure, le Congrès pour l'avancement des Sciences, tenu à Blois en 1884, salue « la naissance de l'instruction primaire en Lorraine, constituant l'acte de naissance de l'enseignement des filles en France. »
En ouvrant ses portes, en cet automne 1598, l'école de Poussay timidement réalisait à la fois le voeu d'Alix et le dessein de Pierre Fourier, à savoir l'enseignement gratuit et l'éducation des filles.

Par contraste avec le train que menaient tout à coté les Dames du Chapitre, l'humble communauté n'allait pas tarder à gagner la sympathie de tout le village et des environs.
C'était là une évidente nouveauté, à un double titre.
On s'occupait enfin des petites filles, qui désormais iraient en classe comme les garçons, au lieu d'encombrer leurs mères ou de traîner les rues au long des jours.

De plus leurs maîtresses étaient de véritables Religieuses, menant de pair avec entrain leurs exercices de piété et leurs tâches scolaires. Il fallait voir comment Gante André — et cela se sut tout de suite par les enfants ! — préparait les ardoises, taillait les plumes, qu'on trempait dans la belle encre, qui donne « lustre à l'écriture », comment Isabelle de Louvroir, au nom prédestiné, enfilait les aiguilles, comment Claude Chauvenel disposait cahiers et bouliers sommaires !

Alix, qui sur l'ordre formel de Pierre Fourier n'avait ni le titre, ni la fonction de Supérieure, n'en était pas moins l'âme de toute la maison par la force de son caractère et la douceur de son humilité. Dans un souci de pauvreté, elle distribue aux indigents du village les dons en nature qu'on leur offre, préférant même se livrer, en dehors des heures de classe, à des travaux de ferme pour subvenir au minium vital de la petite communauté.

Après les tâtonnements inévitables des débuts, l'année scolaire se déroulait à la satisfaction de tout le monde. L'expérience de Poussay se révélant prometteuse, il s'agissait de l'affermir, voire de la développer. Conjointement et « chacun en ce qui le concerne », Alix et Pierre Fourier avisent à l'avenir, redoublant de ferveur dans la prière et la pénitence pour obtenir du Seigneur lumières et grâces, en cette entreprise si risquée.

Pour le Curée de Mattaincourt, il faut absolument ouvrir de ces écoles de filles partout où ce sera possible, à travers la Lorraine. Il y songe constamment entre mille soucis de son ministère. Plusieurs fois par semaine, on le voit traverser Mirecourt pour gagner allègrement Poussay, où il visite l'école, suit maîtresses et élèves dans leur travail, et surtout forme les premières au renoncement. Pour sa propre gouverne, il se tient aussi en étroite liaison avec ses anciens maîtres, les Pères jésuites de Pont-à-Mousson, si experts en pédagogie, en pastorale scolaire, dirions-nous aujourd'hui. Il lui paraît essentiel et urgent de tirer parti de ce premier essai, « d'institutionnaliser » la chose par la fondation d'un ordre religieux d'un style tout nouveau.

Alix, de son côté, acquiert la conviction qu'elle est enfin sur la bonne voie, que l'école est décidément le meilleur moyen « de faire le plus de bien possible. »
Au cours des années passées, nous l'avons vu, à maintes reprises des songes avaient agi de façon déterminante sur sa « conversion ». Des songes, des rêveries, nous en avons tous, mais il nous apparaît puéril d'y attacher pour nous la moindre importance !

Ici nous nous trouvons dans un contexte de sainteté, dans une étroite et constante union avec Dieu, qui agit et vit en cette âme privilégiée. Il devient donc normal que Dieu lui parle et la guide par l'intermédiaire de ces mystérieuses visions.
D'où cette nouvelle série de songes qu'Alix eut vers cette époque et qu'elle-même beaucoup plus tard racontera dans sa « Relation ». Ce fut d'abord la vision des « pailles », qu'elle eut peut-être à Poussay pendant les travaux de la moisson.

Elle s'était vue transportée en un cloître, un râteau de bois à la main, s'appliquant soigneusement à ramasser des brindilles de paille, comme font les paysannes dans les champs derrière les moissonneurs qui ont enlevé les gerbes. Ce que voyant, une procession de Révérends Pères manifesta quelque pitié de tant de peine pour une si mince récolte ! Ne valait-il pas mieux abandonner au vent ces pailles vulgaires ? Mais parmi ces Religieux, il en était un, d'aspect vénérable, qu'Alix reconnut être Saint Ignace, qui eut un geste d'encouragement et lui dit simplement : « Je veux que les petites âmes, qui sont comme des enfants délaissées de leur mère, aient désormais une mère en toi. » Et la vision de s'estomper, laissant dans l'âme d'Alix la conviction que son oeuvre concernait bien les petites filles, « de quoi l'on fait peu d'estime comme de ces petites pailles. » Revenant plus tard à l'image de ces pailles, elle dira souvent, parlant de ses élèves : « Petites âmes non pareilles, toutes vermeilles du sang de Jésus-Christ, je vous aime tant que rien plus. »

Si, comme à l'accoutumée, elle raconta ce rêve à sa première confession, Pierre Fourier dut être frappé de cette intervention du fondateur même de ces Jésuites qu'il intéressait alors à son œuvre.
Une autre fois, ce fut comme une apparition de la Vierge Marie, qui se penchant sur Alix avec son petit Jésus le lui remit entre les bras disant : « Je te le donne, afin que tu le fasses grandir ». Il y avait là, outre une réminiscence du berceau de la Noël 1597, une allusion claire à la parole du Christ : « Ce que vous faites au plus petit d'entre les miens, c'est à moi-même que vous le faites ».

Par ailleurs, cette intervention mariale rejoignait à merveille les intentions de Pierre Fourier qui, pour « réussir son affaire », et en assurer pleinement l'avenir, ne voyait d'autre moyen que de la confier aux mains de Notre-Dame.
Si nous avons insisté, un peu trop longuement peut-être, sur ces révélations, c'est qu'elles nous font découvrir l'état d'âme d'une nouvelle Alix, à cette étape décisive de sa vie. Sans retirer le moins du monde sa confiance et son humble soumission aux directives de son confesseur, elle intervient maintenant avec entrain, courage et netteté dans « l'entreprise ».

Tant il est vrai que la Congrégation Notre-Dame, qui bientôt va naître officiellement, sera, en dépit ou en raison même de leur caractère personnel, si étrangement contrasté, l'œuvre « indivise » de Bienheureuse Alix Le Clerc et de Saint Pierre Fourier.
Que de fois d'ailleurs, dans l'histoire des Ordres religieux, ne retrouve-t-on pas cette admirable collaboration d'un homme et d'une femme également inspirés ? C'est saint François et sainte Claire d'Assise au XIIIe siècle ; ce sont, à l'aube de ce même XVIIe siècle, Saint François de Sales et sainte Jeanne de Chantal, saint Vincent de Paul et sainte Louise de Marillac. Au reste il apparaît par l'Histoire que ni Monsieur de Genève, ni Monsieur Vincent ne furent des étrangers pour le Bon Père de Mattaincourt. A Poussay, dès la fin de l'année scolaire, l'essai se révélait concluant. Une progressive et de plus en plus grande identité de vues emplissait d'aise l'âme de Pierre Fourier et de sa chère Fille. Toutefois, comme pour toute oeuvre vouée à un grand avenir, l'ombre de la Croix déjà planait sur la petite école. Disons mieux, pour Alix le marteau de sa vision d'antan allait s'abattre pour la première fois sur la frêle tige d'avoine de ce berceau de Poussay. Elle en eut le pressentiment, disant : « Il me tomba en l'esprit que la vocation où j'étais endurerait beaucoup de persécutions ».

Les Dames du Chapitre ne devaient pas tarder à prendre ombrage de ce voisinage de vertu, qui leur donnait mauvaise conscience. Il en résulta une secrète hostilité, une sorte de cabale sous le manteau. Bien loin d'y participer, Mme d'Apremont, toujours fidèle, persuada Alix et ses compagnes qu'il fallait s'éloigner. On semblait donc reculer ; mais c'était pour mieux sauter ! Car la bonne Dame venait d'acquérir, y engageant sa vaisselle d'argent, une maison à Mattaincourt, où les « fugitives » s'installent le 22 juillet 1599.

Cette apparente épreuve allait être bénéfique pour tout le monde, car les Religieuses enseignantes allaient profiter davantage de la sollicitude et de l'expérience pédagogique du Bon Père. Lui-même ne fut pas le dernier à s'en réjouir, d'autant que sa paroisse populeuse se prêtait à un plus large recrutement d'élèves. Déjà il avait commencé à travailler d'arrache-pied sur un double plan, où il devait se révéler hardiment novateur.

Du point de vue pédagogique, il maintient en l'élargissant le programme traditionnel des écoles populaires. Outre le catéchisme et les prières, venant en priorité, on enseignera aux filles la lecture, l'écriture, l'orthographe et le calcul. Pour ces matières, Pierre Fourier imagine une méthode absolument nouvelle : l'enseignement simultané. La maîtresse donne la leçon du jour à l'ensemble de la classe, au lieu de faire défiler, comme cela se faisait, chaque élève devant elle, le livre ou l'ardoise à la main pour apprendre sa leçon et recevoir les explications. Pour faciliter cet enseignement collectif, il dote la classe d'un tableau noir, un meuble scolaire parfaitement inconnu jusqu'alors.

S'agissant de filles, on leur apprendra également à coudre, à ravauder, à filer la laine, à s'essayer à la dentelle au fuseau. Autre innovation charmante : il faut faire chanter les élèves pour mettre un peu de poésie et de joie dans la monotonie de la classe. On chantera non seulement des cantiques, mais aussi de ces refrains populaires que les filles devenues femmes chanteront plus tard « devant leur porte, en été, en filant la laine et en hiver, le soir, dans leur poêle chaud ».

Toutes ces trouvailles de Pierre Fourier, quoique mûrement réfléchies, ne sont encore que théoriques. Docilement Alix et ses compagnes les mettent en pratique, se prêtant d'enthousiasme, on le conçoit, à des nouveautés, dont elles découvrent la richesse sur le plan éducatif. Et le Bon Père de suivre cela de très près en classe, à deux pas de son presbytère, attentif aux remarques que ne manque pas de lui faire sans ambages Alix, promue, cette fois, et c'est un pas de plus dans le cheminement de l'œuvre, Supérieure de la petite communauté de Mattaincourt.
N'ayant plus désormais à courir si souvent à Poussay, il pourra plus facilement prendre le chemin de Toul ou de Nancy. Car il s'agit à présent de faire accepter l'œuvre par son Évêque au point de vue institutionnel. Ce qui pose un très grave problème. Comment, en effet, concilier les canons réglant de façon si stricte la clôture des moniales, à quoi Alix est attachée autant que son curé, avec les conditions de vie des nouvelles Religieuses ? Car pour s'acquitter de leur tâche préparant les élèves à leur vie familiale, professionnelle et sociale, il faudra à ces Religieuses des contacts nécessaires avec le monde, des relations fréquentes avec les familles.

Voilà qui se heurtait à la fois à la routine des canonistes et aux hésitations de l'autorité ecclésiastique devant les risques d'une telle nouveauté. Depuis un millénaire on n'avait vu des Religieuses cloîtrées se livrer à l'enseignement ! Pierre Fourier avait pourtant conscience d'entrer ainsi dans la pensée du Concile de Trente. Mieux que cela, il revenait avec son projet aux origines mêmes du Christianisme, « aux doctes écrits de St Jean Chrysostome, de St Jérôme et de St Augustin ».

Après maintes démarches auprès de l'Évêque de Toul et du Primat de Lorraine, après de multiples entrevues et colloques avec la Curie, où Pierre Fourier déploie toute sa vigueur lucide « à la vosgienne », toutes les ressources de son étonnante érudition « ès sciences ecclésiastiques », Mgr Christophe de la Vallée, gagné de surcroît par la sainteté de son interlocuteur, donne finalement « le feu vert », du moins pour ce qui touche son diocèse. Car déjà d'autres écoles sont en projet.
Que le fondateur maintenant travaille à obtenir de Rome une approbation officielle ! C'est là un autre chapitre que nous ne ferons qu'esquisser, une oeuvre de longue haleine, que Pierre Fourier mènera avec patience et obstination. Fort de l'appui de son Évêque, il va y travailler pendant des années, redoublant de ferveur avec ses filles dans la prière et la pénitence, soutenu par une confiance totale en Dieu, qui visiblement bénissait son oeuvre. On le voit d'ailleurs échanger une vaste correspondance avec les maisons, ouvertes entre temps à travers la Lorraine.

Ce ne seront d'abord que des ébauches, inspirées du Règlement provisionnel de 1598 à l'usage de Poussay ou de Mattaincourt, confrontées avec la réalité, mûries par l'expérience et sans cesse remises sur le métier. En fin de compte, cette Règle allait résoudre avec infiniment de nuances et une grande sagesse le difficile problème, qui au départ opposait la vie religieuse cloîtrée et l'apostolat par l'école. C'est ce qui ressort des « Constitutions des Religieuses de la Congrégation de Nostre-Dame », approuvées par la bulle signée à Rome le 8 août 1628 par le Pape Urbain VIII. Un grand ordre apostolique de femmes venait de naître au sein de l'Église. Alix Le Clerc, décédée six ans plus tôt, ne devait donc voir que de là-haut la consécration de son œuvre !

Ce disant, il nous tarde de revenir à celle qui fait l'objet même de toutes ces pages, en dépit d'une éclipse apparente qui aura frappé le lecteur. En cette laborieuse fondation, Pierre Fourier semble en effet figurer seul au premier plan d'une affaire avant tout juridique. Jamais toutefois il ne fut en réalité l'unique artisan. A sa place, volontairement effacée, mais d'autant plus efficace, Alix n'a cessé de collaborer à l'édification commune.

L'esprit fondamental, la rédaction même de ces Constitutions doivent énormément à la claire intelligence d'Alix Le Clerc. Tandis que Pierre Fourier tout à son affaire se démène dans le maquis des textes, elle sait apporter sur demande, voire imposer la note juste. En pleine pâte, au milieu de ses élèves et de ses compagnes, elle livre le fruit de ses expériences quotidiennes, s'entendant à merveille avec son instinct de femme à mettre en œuvre les intentions du fondateur. Leur optique certes et leurs conclusions sont loin d'être toujours concordantes, mais l'identité de vues finit toujours par s'établir, dans l'humilité, dans cette ardente volonté « de faire tout le bien possible, tout ce qui est le plus agréable à Dieu ».

Alix, de plus en plus donnée à sa vocation religieuse, s'applique à en approfondir, à en vivre tous les aspects. Continûment en présence de Dieu, elle aime cette prière du bréviaire qui va figurer au cœur de la Règle, rythmant comme chez les moniales la vie spirituelle de chaque jour. Et quel réconfort de prier aussi avec les enfants en classe, à l'église ! Ceux-ci occupent désormais le plus clair de ses journées. « Les faire grandir » lui apparaît de plus en plus comme une tâche exaltante.

Avec ses Sœurs elle s'adonnera encore, parfois jusqu'à l'extrême fatigue, aux œuvres de charité auprès des pauvres, des vieillards et des malades du village. Le seuil de sa petite maison est bien vite connu de tous les mendiants qui passent. Et le bon Curé de « s'éjouir » grandement de voir ses Filles lui faire ainsi concurrence !

Mais la joie suprême d'Alix, c'est de vérifier au fur et à mesure que s'élaborent les Constitutions, qu'elles seront toutes, selon la volonté du fondateur, « de Notre-Dame, à Notre-Dame, pour Notre-Dame et par Notre-Dame ». Une appartenance qui sera désormais l'axe de toute sa vie. Se doute-t-elle, la noble Fille, qu'il ne lui reste guère plus de vingt ans pour le réaliser en plénitude ?
Promue supérieure de la petite communauté de Mattaincourt bien contre son gré, Alix va néanmoins prendre son rôle simplement tout-à-fait au sérieux.

Puissamment aidée par Pierre Fourier, qui n'aspirait qu'à cela, elle donne à l'œuvre sa plénitude, avec toutes sortes d'activités éducatives et apostoliques. Dans l'école, regorgeant d'élèves, et autour de l'école, voire à l'église à certains jours, on vit les élèves donner des jeux scéniques, des représentations populaires qui captivaient les parents.
Tout cela allait de pair avec « le bouillon des pauvres », le soin des vieillards et des malades, sans préjudice aucun pour le travail scolaire, ni pour la vie spirituelle des religieuses. Ainsi à force de courage et d'abnégation se réalisait dans la pratique l'idéal rêvé d'une institution d'authentiques moniales en contact direct avec le monde.

A ce train, la petite école devenait le foyer d'une intense vie religieuse, donnant à Mattaincourt, jadis malfamé, l'allure d'une paroisse pilote, bientôt connue et admirée dans tous les alentours.

C'est de ce rayonnement qu'allait émaner un premier essaim, toujours grâce à Mme d'Apremont. Possédant à Saint-Mihiel, siège d'un important bailliage, une vaste demeure, elle renouvela son geste de Poussay, de Mattaincourt, suggérant à Alix d'y ouvrir une école. Le Bon Père fut aussitôt d'avis de saisir au vol cette occasion providentielle, tout en maintenant, bien sûr, l'oeuvre de Mattaincourt, confiée à de nouvelles soeurs « congrégées ».

Avec le plein accord de l'évêque de Verdun et de ces Messieurs de la ville, un nouveau monastère-école s'installait le 7 mars 1602 en l'hôtel d'Apremont de Saint-Mihiel. Pour ce, Pierre Fourier n'avait pas hésité à y dépêcher son équipe de la première heure : Gante André, cette fois supérieure, Claude Chauvenel et Jeanne de Louvroir. Quant à Alix, trop heureuse de rentrer dans le rang, elle va s'activer en cette ville aux tâches les plus humbles avec son entrain coutumier, d'autant que, pour la première fois, l'école se dotait d'un pensionnat, innovation qui remplit bientôt les étages de la noble demeure. De ce fait Alix et ses compagnes échappèrent par bonheur aux « risques » du confort, aménageant au grenier leur salle de communauté, étalant leurs paillasses dans les soupentes.

Saint Mihiel ne tarda pas à apparaître comme une réussite, l'école se recrutant, pour les classes comme pour l'enseignement, aussi bien dans les couches populaires que dans les familles notables de tout le Barrois. Ainsi riches et pauvres se coudoyaient avec cordialité sous la conduite intelligente des filles de Pierre Fourier.
Nancy ayant eu vent de la chose, l'évêque, Mgr de la Vallée, et la cour ducale se mirent en devoir d'assurer à leur ville une institution similaire. Dès l'année suivante en 1603, Alix quittait les bords de la Meuse pour la capitale lorraine. Peu après son arrivée, elle partageait avec Pierre Fourier la joie de voir le Cardinal Charles de Lorraine signer l'acte d'approbation de la « Congrégation de la Bienheureuse Vierge Marie », première homologation canonique qui entérinait l'appellation et ne pouvait qu'aider à la marche des affaires en cour de Rome. C'était le 8 décembre 1603, en la fête de l'Immaculée Conception ! (Cf. Marie-Elisabeth Aubry, Ann. de l'Est 1974-I-75-96).

Avec cette fondation coup sur coup de Saint-Mihiel et de Nancy, on assiste au départ d'une « réaction en chaîne » qui va sillonner la Lorraine, atteindre même la Champagne, en France, comme on disait alors. Familier des saintes écritures, le curé de Mattaincourt voyait avec sa Fille se vérifier l'image biblique, appliquée par les Pères à la propagation de l'Évangile : « Telle une flamme courant à travers les roseaux » (Livre de la Sagesse, III, 7).
Voici cette première flambée : Pont-à-Mousson 1604 ; Saint-Nicolas-de-Port 1605 ; Verdun 1608 ; Châlons-sur-Marne 1613 ; Bar-le-Duc 1618 ; Mirecourt 1619 ; Epinal 1620 ; La Mothe et Soissons 1621.

La liste ne comporte à dessein que les monastères-écoles fondés du vivant de notre Bienheureuse. Car la mort consacrant pour ainsi dire la sainteté d'une telle vie, le mouvement ne fera que s'accélérer à partir de 1622. D'où les années fastes de 1627, 1628 et 1629, qui compteront chacune trois nouvelles fondations !
Retenons seulement avec quelques détails deux des dates ci-dessus concernant notre diocèse. La fondation de Mirecourt, à mi-chemin de Poussay et de Mattaincourt, c'est comme un retour aux sources. Le terrain avait été préparé en 1618, lors d'une mission prêchée par le Père Fagot, un jésuite ami de Pierre Fourier. Et voilà que le conseil de ville, par délibération du 29 décembre, décide l'ouverture de cette école « pour la gloire de Dieu et le bien public ». Formule officielle — elle serait bien insolite de nos jours ! — qui exprime à merveille la pensée fondamentale d'Alix. Le 23 septembre 1619, ce fut la rentrée des classes avec quatre religieuses et quatre maîtresses.

Pour Epinal, c'est encore à l'ombre d'un chapitre noble que va s'ouvrir un nouveau monastère. Le 31 janvier 1620, Yolande de Bassompierre et son chapitre accueillent solennellement au portail des Bourgeois le curé de Mattaincourt et ses quatre religieuses, les logeant même à l'hôtel abbatial pour la première nuit. Mais dès le lendemain tout rentre dans l'ordre et pour des mois on va s'installer à la diable. Car, selon son premier biographe, « Alix prenait grand plaisir de voir les maisons de la Congrégation commencer avec quelque sorte de rebut et dans une pauvreté extrême ». Dans les mois et années qui suivirent s'élèveront au chevet de l'église Saint-Maurice les vastes bâtiments qui deviendront, après la Révolution, notre Palais de Justice.

Dans toutes les oeuvres d'après 1622, posthumes, dirions-nous, l'écrasante charge, comme le mérite, reviendront davantage certes à Pierre Fourier. Mais dans son humilité il ne cessera d'en rendre hommage à Alix, faisant toujours appel à la collaboration, encore plus efficace de là-haut, de sa chère Fille.
La flambée des fondations, énumérées dans les précédentes pages, fut pour Alix Le Clerc une période d'activité dévorante, avec une santé qui allait en s'affaiblissant, épreuve qui, dans sa pensée, assurait précisément la fécondité de l'oeuvre.

Sans être, à vrai dire, Supérieure générale, c'est elle qui fut au départ de chacune des fondations citées, en sorte qu'elle se trouva amenée à en faire comme une affaire personnelle.
Il va sans dire que c'était toujours sous l'autorité de Pierre Fourier qui, de son côté, travaillait sans relâche à obtenir de Rome le statut canonique pour leur oeuvre commune.

A partir de la fondation de Nancy en 1603, Alix, Supérieure de cette nouvelle maison, résida de façon habituelle dans la Capitale lorraine. Mais que de voyages elle dut entreprendre à travers la Lorraine et au-delà pendant ces vingt dernières années de sa vie !
On imagine mal aujourd'hui ce que pouvaient avoir d'épuisant ces voyages en carriole sur des routes défoncées et par tous les temps. Les gîtes d'étape dans des auberges inconfortables étaient toujours une rude épreuve pour cette moniale qui aspirait qu'à la paix du cloître.

On devine plus aisément la somme de fatigue, de soucis, de démarches imposée pour l'achat, la construction et l'aménagement de ces maisons.
A la suite des biographes, il serait agréable et fort édifiant de relever, par manière de Légende dorée, les faits et gestes d'Alix durant cette période, les aventures pittoresques et providentielles, voire les menus miracles obtenus par la prière confiante de notre Bienheureuse, dont on voit de la sorte se dessiner déjà l'auréole.

Bornons-nous à deux faits qui furent d'importance pour l'avancement de l'oeuvre.
En 1615 Alix entreprit le voyage de Paris, où elle séjourna quelque temps chez les Ursulines de la rue St-Jacques. C'était en mission d'information et pour s'aider de l'expérience d'autres novatrices. Celles-ci tentaient précisément une entreprise analogue : des religieuses cloîtrées s'y adonnaient à l'enseignement populaire.

Sur les entrefaites un projet de fusion fut même présenté qui absorberait la naissante congrégation lorraine, projet qu'Alix esquiva résolument. En quoi elle ne faisait que suivre les instructions de Pierre Fourier avec qui elle restait en relations étroites. Mais on y retrouve aussi la fière fille de Remiremont qui avait son idée à elle de fonder un ordre nouveau parfaitement autonome. En bons Lorrains de surcroît, ni l'un ni l'autre n'entendaient être à la remorque de Paris où s'ouvrira même une première maison dès 1634, connue par la suite sous le nom d'Abbaye-aux-Bois.

Dans les annales de la congrégation, c'est une grande date que le 21 novembre 1617. En cette fête de la Présentation de la Vierge eut lieu à Nancy la première Vêture des religieuses, cérémonie solennelle que présida Mgr de Lénoncourt, primat de Lorraine, en présence, bien sûr, du curé de Mattaincourt.
Quant au costume, désormais uniforme des religieuses, c'était celui-là même qu'Alix avait vu jadis à la Vierge Marie à Remiremont, dans le songe que nous avons rapporté. Mais c'était aussi le même voile des quatre premières « congrégées » de la nuit de Noël 1597 à Mattaincourt, à vingt ans de distance ! La liturgie de la vêture comportant entre autres l'attribution d'un nouveau nom, Alix Le Clerc devenait Mère Thérèse de Jésus.

L'ouverture du noviciat, qui s'en suivit conformément au Droit canonique, allait conférer à la Congrégation un caractère plus officiel, en même temps qu'il assurait la qualité de son recrutement. Voilà vingt ans en effet, ce dernier fonctionnait un peu au hasard des fondations, toujours cependant avec l'approbation des deux fondateurs.
Ce qu'il y a d'admirable dans cette période aussi active, traversée de tant d'événements déroutants, c'est qu'Alix, par sa force de caractère et sous l'action de l'Esprit-Saint, demeurait foncièrement une contemplative. Au plus profond de son âme subsistait comme une « oasis » de sérénité que n'atteignaient pas les pires bourrasques. Et Dieu sait si, constamment sur la brèche, elle dut en essuyer dans tous les domaines.

Alix fut à Nancy en butte à la calomnie la plus grossière. « Mille et mille opprobres et faux bruits, écrit Pierre Fourier, ont couru de nous par deça, tellement qu'il semble que Notre Seigneur veut avancer notre Congrégation parmi honneur et déshonneur. Espérons plus beau temps en sa saison. »
Le danger auquel elle devait échapper à Paris s'était déjà présenté en Lorraine, à Saint-Mihiel par exemple dont la supérieur entraînait sa communauté avec les Bénédictines. De plus le monastère de Nancy lui-même risquait de se détacher de la Congrégation sous la double pression de ses bienfaiteurs, le Primat et le Cardinal de Lorraine, et des Jésuites. La brèche toutefois fut habilement colmatée par Alix et Pierre Fourier.

Attelés ensemble et passionnément depuis vingt ans à la même oeuvre, les deux fondateurs toutefois ne pouvaient humainement échapper aux tiraillements provoqués par les divergences de leur tempérament contrasté. Pierre Fourier était un sage, un diplomate, enclin à une prudente lenteur ; Alix était une intuitive jaillissante, capable d'étonnantes hardiesses. Si bien qu'en dépit de leur égale sainteté, ils se faisaient mutuellement souffrir.
Toutes ces bourrasques eurent leur paroxysme au-dedans d'elle-même. Nous le savons par les confidences de la « Relation » qu'elle accepta d'écrire au soir de sa vie par ordre de ses Supérieurs ; une cinquantaine de pages écrites loyalement, en toute simplicité, où transparaît toute son âme.

A côté d'extases qui parfois la transportaient dans la lumière à la face de Dieu, de terribles angoisses la plongeaient dans la nuit de l'âme aux confins du désespoir, voire de l'enfer. Car le démon s'attaquait à elle furieusement : des boules de soufre incandescent tourbillonnaient dans sa chambre, accompagnées de hurlements sauvages. Témoin de ces scènes, la soeur Angélique s'écriait : « Nous avons sujet de croire que Dieu donnait main levée à l'enfer sur elle. »
Tentés d'y voir un trait d'exaltation féminine, rappelons-nous seulement ce que subissaient à cette époque Pierre Fourier lui-même en son presbytère saccagé et, plus près de nous, le saint curé d'Ars.

Au plus fort de ces bourrasques, Alix se réfugiait dans son « oasis », où elle retrouvait son équilibre ! « Je fais plus état d'un brin d'humilité — quel euphémisme ! — que de cent extases ». Jamais non plus elle n'a lâché la main de la Sainte Vierge qui lui fut constamment secourable.
Tout cela donne à Alix Le Clerc la stature d'une véritable mystique dans la lignée de la grande sainte Thérèse dont elle portait le nom.
Toutes ces épreuves qu'on voit s'intensifier dans les dernières années de la vie d'Alix Le Clerc, en vinrent à miner dangereusement sa santé. Elle n'en poursuivait pas moins ses visites aux treize monastères en activité.

En septembre 1621 à Saint-Nicolas-de-Port, elle tomba gravement malade, au point qu'il fallut d'urgence la ramener à Nancy. Ses forces l'abandonnant chaque jour davantage et le premier Médecin de Son Altesse, comme ses collègues, s'avouant impuissant, elle se démit de sa charge de supérieure, toute heureuse de redevenir simple religieuse.
Désormais elle ne quittera plus sa chambre ; on ne la verra plus dans les classes, ni dans le cloître ou au parloir, pas même au choeur, où elle arrivait toujours la première pour entonner de sa belle voix l'office canonial.

Mais le rayonnement de sainteté ne fit qu'y gagner, révélant la place éminente qu'à son insu elle avait acquise dans la capitale lorraine, de la Cour aux plus pauvres quartiers. Les demandes de visites se faisaient plus nombreuses et plus pressantes ; il fallut les doser au plus juste, mais dans un ordre que, si attentive aux humbles, elle eût aimé inverser.
Ainsi une des premières admises fut la Duchesse Marguerite de Gonzague, épouse d'Henri II. Que de fois, usant du privilège de la Cour de franchir la clôture (encore en vigueur de nos jours pour les chefs d'État), que de fois n'était-elle pas venue avec ses filles s'édifier auprès de la grande mystique de Lorraine !

L'évêque de Toul lui-même, Mgr de Maillanne, vint à plusieurs reprises lui apporter sa bénédiction, la recommandant entre temps à la prière de ses diocésains.
Mais les visites les plus émouvantes et pour Alix les plus riches de grâces furent évidemment celles du Bon Père de Mattaincourt. En ces ultimes rencontres les divergences mêmes qui avaient pu naguère — nous l'avons vu — l'opposer à sa Fille, s'évanouissaient devant la sérénité de la mourante. Car le démon lui-même qui l'avait tant assaillie ne semblait plus pouvoir l'atteindre sur le seuil de l'éternité bienheureuse où sa rivale se trouvait parvenue. Dans ces heures d'intimité dont Dieu seul fut témoin, les souvenirs de ce quart de siècle vécu en commun ne leur inspiraient à tous deux qu'un échange de charité très humble dans une vibrante action de grâces envers le Seigneur et envers Notre-Dame.

Noël étant tout proche, le cher curé se dut de regagner Mattaincourt, en sorte qu'il ne put passer ces fêtes au chevet de sa Fille. Un bien gros sacrifice dans le souvenir inoubliable de la Noël 1597 !
Ayant reçu ces jours-là le sacrement des malades, Alix tint à rassembler auprès d'elle toute la communauté en la fête de l'Épiphanie. Dans une humilité profonde, elle demanda pardon pour les mauvais exemples qu'elle avait pu trop souvent donner. Puis elle fit ses dernières recommandations, ajoutant : « Je me souviendrai de vous toutes devant Dieu. Pour votre compte, conservez-vous toujours dans la plus entière union, usant de charité les unes envers les autres, car la charité et l'union sont les seuls moyens de maintenir votre Ordre ». Tant lui restaient à coeur, en cette extrémité, les récentes difficultés qui avaient failli ruiner son oeuvre !

Sur quoi la mère Angélique Milly, la nouvelle supérieure de vingt quatre ans, pria Alix de donner sa bénédiction, geste que la moribonde protesta n'avoir jamais fait ; mais sur les instances de sa supérieure, elle s'exécuta simplement « au nom de la sainte obéissance ». « Instant plein de grandeur où chacune sentait que pour un temps court, mais précieux ce front détenait encore la pensée d'où était née la Congrégation, que ce coeur qui l'avait réchauffée donnait ses derniers battements. »
Au matin de la solennité de l'Épiphanie, Alix entrait en agonie, mais elle se rendit pourtant compte qu'on venait de différer l'heure de la messe communautaire pour que les religieuses pussent assister à son dernier soupir. Soudain elle ouvrit les yeux et dans un sursaut d'étonnante lucidité elle demanda de ne rien changer, à cause d'elle, par obéissance à ce détail de la Règle, assurant... qu'elle attendrait, pour mourir, qu'on soit sorti de la messe ! Et le Seigneur de se rendre à cette ultime prière d'une âme qui, se faisait comme Lui obéissante jusqu'à la mort, se montrait encore une mère pleine de tendresse pour ses filles. Toutes étaient revenues à son chevet pour l'entendre murmurer dans un dernier souffle : « Jésus ! Marie ! »

C'était le dimanche 9 janvier de l'an de grâce 1622.
La nouvelle de la mort d'Alix se répandit très vite par tout la ville en ce dimanche des Rois.
Parti de Mattaincourt à bride abattue, comme le courrier qui lui avait annoncé la veille qu'Alix entrait en agonie, Pierre Fourier n'arriva qu'en fin de matinée dans la rue de la Congrégation noire de monde. Longuement agenouillé auprès de sa chère Fille, il passa à la chapelle et célébra pour elle la messe en ornements blancs ! Dieu sait pourtant si le Bon Père était respectueux des rubriques. Sans doute voulut-il par là, en toute humilité, lui faire comme une amende honorable pour cette réserve froide, pour les grosses peines qu'il avait pu lui causer en ses derniers temps.

L'autopsie pratiquée par les médecins confirma que la mort était due à la tuberculose, mais on fut effrayé de découvrir une multitude de cicatrices et de plaies béantes, meurtrissures expiatoires et secrètes d'un corps trop adulé au temps de la jeunesse.
Pour la mise en bière le corps fut, sur l'intervention de la Duchesse, exposé hors clôture devant la grille du monastère, pour satisfaire la piété des fidèles. Le Duc Henri II s'y présenta le premier et s'y attarda, disant aux officiers de sa suite : « Je ne puis m'éloigner de cette bonne Mère que je considère comme une Sainte. » Ainsi le prince ne faisait que traduire le sentiment de tout son peuple. Pendant trois jours le monastère fut assailli par la foule sous le contrôle de la police. Chacun en signant le corps d'eau bénite se bousculait pour en approcher et en lui faire toucher chapelets et médailles.

Ce fut au point que Mgr de Maillane qui devait célébrer, comme évêque de Toul, décida de retarder encore la messe des funérailles, qui se déroula au milieu des chants et des larmes. Le corps fut ensuite descendu dans un caveau, situé sous le choeur des religieuses et édifié récemment par une amie de la première heure. Mme de Serocourt en effet avait bien connu jadis la jeune Alix à Poussay, où elle était chanoinesse. Cédant peut-être au prestige de la sainteté, elle était venue finir ses jours à l'ombre du monastère de Nancy et s'y faire inhumer en 1620.

Alors que sur la fin de sa vie la pauvre Mère n'avait recherché que le silence et l'effacement, sa tombe à peine refermée, on vit y affluer un courant spontané de piété populaire. Plus que des riches ou des nantis de ce monde, ce fut le fait des pauvres et des malades. C'était déjà ainsi dans l'Évangile et on le vérifie dans l'histoire de la plupart des Saints qui, à cet égard, ont pris après leur mort le relais du Sauveur.

Des faits miraculeux ne tardèrent pas en effet à se produire, tant à Nancy qu'à travers la Lorraine ravagée par la guerre de Trente Ans : secours inattendus dans les innombrables détresses de ce temps, guérisons instantanées à la suite d'une prière faite à distance ou au contact d'une petite croix qu'avait portée Alix. Bien loin d'y demeurer indifférents, les princes de la Maison ducale faisaient soigneusement consigner tout cela qui déroutait les médecins et les maîtres à penser. Ému de telles manifestations surnaturelles, le comte François de Vaudémont décida même l'Évêque de Toul à introduire la cause à Rome. La mort de Mgr de Maillane en 1624 arrêta cette affaire. Il en résulta du moins la parution en 1666 à Nancy de la première « Vie de Mère Alix Le Clerc ».

Bien d'autres faits vinrent attester sa survie bienfaisante. Ainsi on invoquait son nom dans les exorcismes sur les possédés, si nombreux à l'époque. A quoi les malheureux répliquaient en se meurtrissant : « C'est Bienheureuse qu'il faut dire, car Alix est à présent bien haut dans le Ciel ! » (Vie de Mme Elisabeth de Ranfaing).
Dans le même souci de protection, le prénom d'Alix se relève fréquemment dans les registres de baptême. Et cet élan de vénération devait se soutenir pendant plus de deux siècles avant qu'on songeât à le faire authentiquer par Rome, car sur le plan canonique tout était retombé au point mort depuis 1624.
Devant cette anomalie, on se prend à penser que, demeurée humble dans son éternité et peu soucieuse de sa gloire posthume, la bonne Mère réservait tout son pouvoir d'intercession aux déshérités d'ici-bas et à sa chère Congrégation.

Il est de fait que par le rayonnement de sa sainteté l'oeuvre allait se développer d'étonnante façon. Nous avons déjà signalé la « flambée » des fondations nouvelles aussitôt après sa mort. Et l'expansion de se poursuivre, à travers les vicissitudes historiques de la Lorraine, pour atteindre le chiffre de quatre-vingt-quatre monastères-écoles en 1789.
Ils disparurent absolument tous à la Révolution : bâtiments confisqués, vendus ou démolis. A Nancy on perdit même jusqu'à la trace du tombeau.

On assiste toutefois à une reprise de la cause la fin du XIXème siècle, en même temps d'ailleurs que pour celle de Jeanne d'Arc ; la coïncidence est frappante ! Renouvelant le geste de Vaudémont, un jeune comte lorrain, A. Gandelet, ayant publié dans les années 1870-80 plusieurs écrits sur Mère Alix, décida les évêques de Saint-Dié et de Nancy à reprendre contact avec Rome. D'innombrables enquêtes et séances, menées pendant quinze ans, aboutissaient au décret, signé le 21 février 1899 par le Pape Léon XIII et proclamant enfin la Vénérabilité d'Alix Le Clerc.

Il est curieux de noter que l'année précédente l'empereur François-Joseph, de Lorraine-Habsbourg, avait appuyé le 27 février 1898 une demande de béatification de Mère Alix à laquelle il s'intéressait grâce aux cinq monastères établis en Autriche-Hongrie. Pour les canonistes de la Curie c'était aller un peu vite en besogne ! Cela n'en amorçait pas moins la seconde étape.
Celle-ci va s'insérer entre les deux guerres. En 1932 Pie XI, dans une allocation, fait un vibrant panégyrique de notre Vénérable, secondant ainsi l'activité du Cardinal Tisserant à la gloire de la compatriote. Mais la deuxième guerre devait freiner singulièrement une procédure déjà lente par définition. Le titre de Bienheureuse fut néanmoins reconnu par décret de Pie XII le 20 juin 1943, la proclamation officielle était reportée à des jours meilleurs.

C'est pour mai 1947 que furent fixées les fêtes de la Béatification auxquelles nous eûmes la joie d'assister. Après un quart de siècle les impressions en demeurent fraîches encore, mais nous les tairons ici par égard pour le lecteur, nous bornant à quelques particularités qui peut-être, l'intéresseraient davantage.

Comment ne pas souligner d'abord que c'était, à quelques jours près, dans ce même cadre grandiose, le cinquantenaire de la canonisation de Saint Pierre Fourier le 27 mai 1897 ? Aussi le sentions-nous de plusieurs manières présent parmi nous dans l'immense nef de la basilique Saint-Pierre. De la niche, sur la gauche au pilier sud de la coupole, où il a sa statue, comme tous les fondateurs d'Ordre, dans la nef, le Bon Père semblait bénir ses enfants venus par milliers (six trains spéciaux) de Lorraine, de France et du monde.
La délégation vosgienne, à la différence de tant d'autres, n'avait point d'évêque à sa tête, Mgr Brault ne devant être nommé qu'en septembre. Elle avait par contre deux anciens évêques de Saint-Dié : Mgr Marmottin, archevêque de Reims, et Mgr Blanchet, recteur de l'Institut catholique de Paris.

Parmi les Religieuses de Notre-Dame massées autour de l'autel papal, la plus émue était assurément Soeur Marie-Cécile (Elisabeth de l'Estoille) du monastère de Moulins, dont la guérison miraculeuse avait été déterminante sur la fin du procès de béatification.
Ce fut ainsi pour nous une joie indicible lorsqu'apparut soudain dans la gloire du Bernin l'effigie de notre Bienheureuse, une Vosgienne succédant ici à Jeanne d'Arc en 1909.
Dans les jours qui suivirent, nous eûmes le privilège de deux audiences : une première pour les religieuses et leurs élèves, auxquelles Pie XII s'intéressait davantage depuis ce printemps : « Surtout dites-leur que je les attends ! » ; l'autre pour les dix prêtres vosgiens autour de Mgr Blanchet, le Saint Père s'attardant avec une particulière sympathie avec les curés de Remiremont, Mattaincourt et Poussay.
Puis ce furent, au cours du triduum solennel, la cérémonie de Saint-Louis des Français et le tout premier panégyrique de la nouvelle Bienheureuse par Mgr Blanchet, intégralement publié dans « La Revue diocésaine » (N°12,13,14 – 1947).

L'écho des fêtes romaines s'est largement répercuté dans le diocèse, notamment à Mattaincourt, à Remiremont, à Epinal. Et jusqu'au printemps de 1948, où « La Route de Lorraine » conduisait sur les pas de Bienheureuse Alix Le Clerc la caravane chantante de ses filles qui n'avaient pas eu la chance de vivre les heures merveilleuses de Rome. Elles visitèrent ainsi de Remiremont à Nancy tous les lieux où s'attache son souvenir, faute de pouvoir, comme en la plupart des pèlerinages, vénérer ses reliques.
L'heure n'était pas encore venue, mais elle ne devait pas tarder !
Relatant les fêtes de la béatification à Saint-Pierre de Rome, « La Croix » du 27 mai 1947 donnait une photo de S.S. Pie XII « en prière devant les reliques » ! En fait, il s'agissait seulement d'un portrait en mosaïque de la nouvelle Bienheureuse, puisqu'alors on en était toujours à déplorer la disparition de sa tombe.

Parallèlement à la reprise de la cause de Mère Alix, au cours du XIXèmesiècle, on avait en effet multiplié les fouilles pour retrouver cette tombe dans les bâtiments totalement transformés du monastère de Nancy. Seul, sur la rue de la Congrégation (aujourd'hui Maurice-Barrès), le noble portail toujours en place avec son inscription en gardait le souvenir. Autour de 1850, deux prêtres vosgiens, Deblaye et Chapia, avaient fait des fouilles, qui s'étaient soldées par un échec. On s'obstinait à creuser dans le sol du choeur de la chapelle, sans soupçonner qu'existait un vaste caveau sous le choeur des religieuses.

Or le 2 mai 1950 des jeunes gens ayant repéré ce caveau, tout à fait à leur convenance, étaient en train d'aménager … une piste de danse, quand ils se trouvèrent soudain en présence d'un cercueil en plomb. Impressionnés, mais respectueux de cette macabre trouvaille, ils constatèrent que ce cercueil renfermait encore son squelette et n'allèrent pas plus avant, non sans faire part à la ronde de leur découverte.

Tandis que la nouvelle s'en répandait par voie de presse, le cercueil et son contenu furent évidemment transportés au monastère actuel de la Congrégation, rue de la Ravinelle. Tour à tour professeurs de la Faculté de Médecine, historiens et canonistes procédèrent à de longues et scientifiques enquêtes. Au bout de cinq ans, les conclusions de tous ces savants furent unanimes : ce corps ne pouvait être que celui de Mère Alix Le Clerc.
Le rapport transmis à Rome fut à son tour longuement étudié et le 19 février 1960 la Congrégation des Rites reconnaissait canoniquement l'authenticité des reliques de la Bienheureuse Alix Le Clerc et autorisait les honneurs d'un culte public.

Ainsi trois ans après les fêtes de Rome et quasi jour pour jour, on venait de retrouver fortuitement ce qui avait tant fait défaut lors de la béatification. Et ce par l'entremise de jeunes gens qui ne rêvaient que bal et qui contribuaient ainsi à la gloire de la nouvelle Bienheureuse, sans savoir d'ailleurs que celle-ci avait été, pour reprendre le mot de Mgr Blanchet, « la jolie danseuse de Remiremont ». Gageons, sans irrévérence, que notre Bienheureuse a dû sourire là-haut de ce trait, si fréquent en Histoire, de l'humour de Dieu !
Les ossements comme les menus débris (tissus, épingles, grains de chapelet) depuis dix ans conservés en la chapelle de la Ravinelle, furent à la suite de la décision de Rome déposés dans une châsse et présentés à la vénération des fidèles au cours d'une messe pontificale par Mgr Pirolley, évêque de Nancy, le 16 juillet 1960. Et ladite châsse venait de Mattaincourt.

Parlant en son temps du culte de saint Pierre Fourier (V.D. du 15-12-1959) nous avions dit qu'Elisabeth-Charlotte d'Orléans, épouse du duc Léopold, avait offert une très belle châsse pour la béatification du Bon Père. Au milieu du XIXème siècle, un tel reliquaire faisant démodé, on en confectionna un autre en cuivre doré qui fût « dans la style » de la basilique néo-gothique de Mattaincourt, consacrée en 1853. Cent ans plus tard la châsse d'origine devait être à juste titre redorée à la feuille d'or et remise en honneur sur l'autel où les pèlerins vénèrent à présent les reliques du Bon Père, tandis que le reliquaire gothique restait vide au musée. Comme quoi, même pour des ossements, les Saints n'ont ici-bas de demeure permanente, et par une disposition providentielle la Fille se trouve actuellement là où, pendant plus d'un siècle, avait reposé son Père !

Le culte public étant désormais autorisé, la chapelle si originale de l'Institution Notre-Dame d'Epinal fut en 1961 dédiée à Bienheureuse Alix. C'est la première, à notre connaissance, mais d'autres sans doute pourront s'édifier par la suite.
Dans le même esprit d'évocation historique et de simple vénération, plusieurs monastères portaient déjà le nom d'Alix Le Clerc en Belgique, aux Pays-Bas et au Brésil.

Il en va de même pour l'iconographie. En fait de statuaire, on ne connaît qu'une petite pièce en bois sculpté XVIIIème, au monastère Alix Le Clerc aux Pays-Bas ; la Mère y est représentée apprenant à lire à une fillette, thème repris récemment pour des statues plus communes.
Par contre, gravures et tableaux sont nombreux et beaucoup plus anciens. La première gravure, datée 1616 et donc du vivant d'Alix, la représente avec la couronne de roses, suivant le cérémonial de la prise d'habit ; oeuvre d'un artiste flamand, Michel van Lochom. Viendrait ensuite la toile exécutée à la demande du duc Henri II sur le lit mortuaire même par le peintre officiel de la Cour, Claude Deruet ; précieux portrait qui a hélas ! disparu, comme aussi sans doute les deux copies offertes aux soeurs du duc, l'Electrice de Bavière et la grande Duchesse de Toscane. La gravure, signée Hermann Weyen, mais non datée, présente « la vraye effigie de la bien-heureuse Mère Alix Le Clerc ». C'est d'après ce portrait considéré comme le plus authentique que devait être réalisée en 1947 la mosaïque citée plus haut. On voit enfin Alix Le Clerc devant Saint Pierre Fourier dans trois tableaux XVIIIème siècle : recevant les Constitutions, de Boulangé, collection Puton à Remiremont et d'Eisterna, au monastère de Mattaincourt ; consacrant leur oeuvre commune à Notre-Dame, de Meunier, à la basilique Saint-Maurice d'Epinal.

En l'honneur de la nouvelle Bienheureuse, deux séries de vitraux modernes en dalles de verre (Gabriel Loire à Chartres) sont à voir à Mattaincourt. A la chapelle de la Maison Notre-Dame, huit verrières présentent Alix dans les étapes marquantes de sa vie, avec, bien sûr, la vision si bien rendue du berceau à la tige d'avoine. Les scènes se réduisent à trois à la basilique (absidiole Nord), mais dans la chapelle du Saint-Sacrement, près de la châsse, une carte lumineuse résume l'expansion de l' ?uvre à travers le monde, les infortunés monastères de Hongrie symbolisés par une couronne d'épines ! *** Au terme de cette biographie exceptionnellement longue sous la rubrique des « Saints de chez nous » — un vrai feuilleton, nous a-t-on-dit gentiment ! — il semble bon de porter un regard panoramique sur cette oeuvre près de quatre fois séculaire et sur le profil « en dents de scie » de son histoire. Une oeuvre dont la portée spirituelle fut immense sur les âmes, mais qui fut précisément, comme sa fondatrice, vouée aux attaques obstinées du Malin.
Nous avons suivi l'expansion remarquable du vivant même des fondateurs. Elle devait se poursuivre harmonieusement jusqu'à la veille de la Révolution, comptant quatre-vingt-quatre monastères et quatre mille religieuses.
La tourmente emporta le tout, mais dès 1803, à la faveur du Concordat, Reims rouvrait ses portes, exemple courageux suivi au long du siècle par vingt-sept monastères et douze cent religieuses qui réoccupèrent les lieux ou s'installèrent dans de nouveaux locaux, comme ce fut le cas à Mattaincourt en 1836 et à Epinal en 1857.

Nouvelle bourrasque en 1904-1906 avec la Séparation. N'ayant plus le droit d'enseigner en France, ces monastères ont été fermés et passèrent à l'étranger, où ils purent se reconstituer. Il en résulta une organisation nouvelle, une sorte de polarisation en dehors de la Lorraine.
Deux Unions devaient naître par la suite et vivre de façon autonome : l'Union de Jupille (Belgique) et l'Union romaine, groupant les monastères qui avaient pu renaître en France après la Grande Guerre. Enfin l'une et l'autre, réalisant le souhait exprimé par la Bienheureuse Alix à ses derniers instants, ont fusionné en 1962 pour n'en faire plus qu'une, sous le nom de Chanoinesses régulières de Saint Augustin de la Congrégation Notre-Dame.

Entre temps s'étaient fondés, toujours à l'étranger, trois Tiers Ordres de Notre-Dame, branches parallèles qui allaient connaître une expansion remarquable en Europe centrale et dans les deux Amériques. D'où, à la date de la Béatification, le total impressionnant de mille quatre cent vingt-sept Maisons et quinze mille quatre cents religieuses, dont les délégations exultaient de joie le 4 mai 1947 en la Basilique vaticane.
Si aujourd'hui le nombre des monastères et des élèves tend à se maintenir, il y a une baisse évidente dans l'effectif des Religieuses. C'est là d'ailleurs une crise qui affecte, comme le clergé lui-même, tous les Ordres religieux, à l'exception, singulière, mais qui s'explique, des communautés contemplatives à clôture stricte !

Il y a aussi, sporadiquement, une sorte de crise sur la vocation même de l'Ordre, tel que l'avaient fondé Bienheureuse Alix Le Clerc et Saint Pierre Fourier. La suppression canonique de la clôture et progressivement du costume, consécutive à « l'ouverture » prônée par le Concile de Vatican II, donne lieu à des recherches sur une orientation nouvelle. Aussi est-ce plus que jamais l'heure de croire à la pérennité surnaturelle de l'action attentive des deux Fondateurs.
Ainsi se réalise, une fois de plus, la vision prophétique de la jeune Alix : la frêle tige d'avoine secouée sous les coups de marteau, qui en vient même sous nos yeux à atteindre, croirait-on, le berceau ! Les Religieuses viennent en effet de quitter le pensionnat de Mattaincourt, lequel tenta de survivre à la diligence des parents avec un personnel non religieux.

Mais quoi ! Dans les épreuves le Bon Père lui-même ne disait-il pas à sa Fille : « Espérons plus beau temps en sa saison ». De fait la tige d'avoine s'est toujours obstinément relevée, le vitrail de la chapelle en témoigne silencieusement.
Mattaincourt n'est sans doute qu'un élément modeste de l'imposant ensemble évoqué à l'instant, il tient au coeur des Vosgiens, comme à l'Histoire de l'oeuvre. Et sa troisième renaissance, après 1836 et 1933, et quand il plaira à Dieu, serait une manière de miracle pour la canonisation, que nous ne verrons pas ! de la Bienheureuse Alix Clerc.

HISTORIQUE DU TABLEAU

A la mort de Mère Alix, le 9 janvier 1622, le Duc de Lorraine Henri II envoya au Couvent de la Congrégation le peintre de la Cour Claude Deruet pour exécuter le portrait de la Mère. L'a-t-il reproduit lui-même en plusieurs exemplaires ?...
« On en fit aussitôt des copies pour la Duchesse de Toscane et l'Électrice de Bavière » dit la Chronique et d'après le Comte Gandelet seulement, aussi pour le Monastère de Nancy. Ou la toile du Palais ducal est-elle celle qui est venue ensuite au Monastère de Nancy ? La recherche reste ouverte.
On a fait remarquer que le peintre ne l'ayant vue que sur son lit de mort, l'avait peinte les yeux baissés ; les mains aussi sont très caractéristiques : les mains jointes d'une morte. Mère Alix avait effectivement un crucifix en bois sur son lit de mort : on a retrouvé un assez long morceau de ce bois qui est tombé en poussière aussitôt le cercueil ouvert en 1950.
Il reste à chacun à imaginer ce que pouvaient être l'expression du regard et le sourire de Mère Alix.

LE PEINTRE

Claude Deruet né à Nancy vers 1588, fils de l'horloger du Duc de Lorraine, se forme auprès de Bellange, puis en Italie.
Revenu en Lorraine, il devint le peintre à la mode ; directeur des fêtes de la Cour et favori des Ducs, nommé gentilhomme en 1633.
Après l'occupation française (1633) il vient à Paris et sert la Cour en travaillant pour Louis XIII et Richelieu.
Il meurt en 1660.

VICISSITUDES DU TABLEAU

En 1976 le portrait se trouve chez M. Cottin à Champagne au Mont-d'Or (Rhône).
Sa première femme, Alix Cottin, décédée en 1971, était la petite-fille de Comte Gandelet, qui le lui avait laissé en héritage en 1943.
En 1960 Sœur Marie Lucienne de Lorgeril, en séjour à Saint-Etienne, redécouvrit ce tableau et il fut prêté pour réaliser des reproductions d'images.
La trace en était oubliée en 1947, à la Béatification, lorsqu'on avait cherché à faire reproduire le portrait de Mère Alix pour la mosaïque offerte au Pape Pie XII.
Le Comte Gandelet, promoteur de la cause et qui avait beaucoup de vénération pour Mère Alix, l'avait reçu en cadeau de la Visitation de Nancy. Une de ses lettres du 7 novembre 1883 nous raconte comment les Visitandines le lui donnèrent avec d'autres souvenirs. D'après son livre, il aurait été sauvé du Monastère de la Congrégation par une certaine Mme d'Hauterive, religieuse, pour les unes, de la Visitation, pour d'autres, de la Congrégation ; mais ce nom ne figure ni sur la liste des soeurs expulsées du Monastère en 1792 et retrouvée par Soeur Marie Lucienne aux archives de Paris, ni sur celle de la Visitation de Nancy qui a son registre de Professions de 1632 à la Révolution et de 1817 à nos jours.
Il devait être prêté aux Soeurs de Saint-Etienne pour prendre la route de Lorraine. Le 8 Juillet 1976 lorsque Soeur Marie Suzanne Roumens se rendit à Champagne au Mont-d'Or, M. Cottin lui en fit cadeau pour la Congrégation avec un autographe de Saint Pierre Fourier et d'autre souvenirs

08/02 /12 Saint Pierre Fourier (Témoins vosgiens)
Découvrir une émission du Jour du Seigneur consacrée à Saint Pierre Fourier

Dans le cadre forcément étroit d’une revue des Saints du Diocèse, il ne saurait être question de retracer une vie aussi dense que celle de Saint Pierre Fourier. Au reste, la quasi-totalité des lecteurs de la « Vie Diocésaine » connaissent déjà ce dernier, le plus populaire, avec Sainte Jeanne d’Arc, de tous nos Saints vosgiens.
Aussi, après une rapide esquisse biographique, relatant les principales étapes de sa vie, retiendrons-nous de préférence quelques traits de cette grande figure de saint, qui expliquent le rayonnement de son œuvre.
En rappelant enfin le culte que lui a voué notre diocèse, sa petite patrie, nous trouverons peut-être davantage d’inédit, et la preuve supplémentaire d’une authentique sainteté. I

Saint Pierre Fourier naquit à Mirecourt, le 30 novembre 1565, d’une famille bourgeoise de souche terrienne, profondément attachée à cette foi catholique que battaient alors en brèche et avivaient en même temps les tentatives de la Réforme protestante.
Très jeune, le petit Pierre, Poirson comme on l’appelait familièrement, manifesta le désir d’être prêtre. Doué par ailleurs d’une intelligence vive et primesautière, il était fait pour les études.

En octobre 1579, il entra à l’Université de Pont-à-Mousson, tout récemment fondée par les Jésuites. Pierre se révéla aussitôt, et demeurera six années durant, un étudiant modèle.
Il se passionna pour les humanités, et acquit une connaissance parfaite du français, du latin et du grec, au point de manier ces trois langues avec la même aisance.

Entre-temps, il se préparait au sacerdoce par une piété exemplaire et par de constantes mortifications.
La vie monastique l’attirant, il entra en 1585 comme novice à l’Abbaye de Chaumousey, près d’Epinal. Il y fit profession dans l’Ordre des Chanoines Réguliers de Saint-Augustin.

Lorsqu’il fut admis aux ordres majeurs, le siège de Toul était vacant. Pierre Fourier fit à trois reprises le voyage de Trèves pour se présenter à l’archevêque, dont dépendait alors le diocèse de Toul.
C’est ainsi qu’il fut ordonné prêtre le 25 février 1589, en l’église Saint-Simon, curieusement aménagée —et le chœur en est encore visible — dans la fameuse Porta Nigra, un des plus imposants vestiges de la grandeur romaine en Occident.
Après quelques mois passés à Chaumousey, il revint à Pont-à-Mousson pour étudier pendant six ans la théologie, l’Écriture Sainte et les Pères de l’Église

De retour à son Abbaye, il souffrit cruellement de la décadence profonde qui avait envahi cette maison naguère si fervente. Pour se soustraire aux vexations que provoquait sa sainteté, il se donna de toute son âme à la paroisse de Chausousey, rattachée au monastère , et que son Supérieur lui avait confiée. Ce ministère lui révéla, semble-t-il, sa véritable vocation, celle de curé.
Entre trois paroisses qui lui furent offertes : Pont-à-Mousson, Nomeny et Mattaincourt, il choisit délibérément la derniere, parce que la plus misérable à tous égards. C’est le Ier juin 1597 qu’il y fit son entrée. Il y restera 30 ans, menant de front, avec une activité prodigieuse, ponctuée de miracles, les tâches les plus diverses, dont nous donnons ci-après un faible aperçu.

Les malheurs de la Lorraine et la vindicte personnelle de Richelieu contraignirent le Bon Père à s’exiler. En 1636, il se réfugia à Gray, petite ville de Franche-Comté. Il devait y passer les quatre dernières années de sa vie, poursuivant, en dépit de ses infirmités, son apostolat de curé, au milieu des angoisses de la peste et de la guerre, multipliant ici encore les miracles de sa charité.
Saint Pierre Fourier s’éteignit à Gray, au lendemain de l’Immaculée Conception, le 9 décembre 1640. A l’instant de son dernier soupir, les soldats en fonction sur les remparts virent, dans la nuit, un globe de feu s’élever de sa demeure et s’incliner en direction de la Lorraine.

II

Aussi bien, est-ce toute la Lorraine qui venait de bénéficier, pendant plus d’un demi-siècle de l’éminente sainteté du Bon Père.
De son auréole, détachons au hasard quelques rayons : le religieux, le curé, le fondateur d’Ordre, le patriote ; et cela au risque de bouleverser l’ordre chronologique d’une vie extraordinairement remplie. Le Religieux

En entrant à Chaumousey, Saint Pierre Fourier n’avait en vue que la vie monastique. Mais l’idéal de perfection qui le hanta toute son existence et qu’il réalisa, en fait, hors du cloître, avait hélas ! complètement disparu de cette Abbaye, victime d’une trop longue prospérité matérielle.

Dans ce milieu d’ignorance et de décrépitude, on vit, des années, le jeune novice, puis le prêtre, s’appliquer à l’étude, à l’exercice d’une profonde piété, à l’observation la plus stricte de la règle primitive. Cette vie exemplaire et persévérante ne tarda pas à devenir un reproche aux yeux de ces religieux qui n’avaient plus de régulier que le nom. En butte à leurs persécutions sournoises, cet héroïque gêneur résista jusqu’à la limite de ses forces et du raisonnable.

Mais ceux que son exemple n’avait pu convertir, « il les aima jusqu’à la fin » comme son Divin Maître, à cause de leurs misères mêmes. N’est-ce pas un des traits les plus touchants de sa sainteté que cet attachement qu’il a gardé aux malheureux compagnons de sa jeunesse monastique ? Ainsi le verra-t-on, beaucoup plus tard en 1623, entreprendre de rajeunir sur d’autres bases l’Ordre des Chanoines Réguliers. Le curé de Mattaincourt qu’il était alors mit à profit son expérience sacerdotale et la vénération dont il jouissait auprès de son évêque comme de tout le clergé.

A cette œuvre d’éminente charité, la Providence l’avait d’ailleurs très tôt prédestiné. A Pont-à-Mousson, il s’était jadis lié d’amitié avec deux prêtres qui, comme lui, rêvaient d’idéal monastique : Didier de la Cour, qui devait restaurer l’Ordre Bénédictin, et Servais de Lairuels, celui des Prémontrés.

Sous le nom de Congrégation de Notre Sauveur, le Bon Père réforma donc en Lorraine l’ordre des Chanoines Réguliers, en leur composant une règle sagement adaptée aux consignes du Concile de Trente. Et pour lancer l’œuvre naissante, il accepte de se faire maître des novices. Ainsi le Curé redevenait Moine. Bientôt, de nouveaux monastères refleurirent sous la poussée de cette jeune sève. En 1626, la réforme était approuvée par Rome, et quelques années plus tard, Saint Pierre Fourier était, à son corps défendant, nommé Supérieur Général.

Le Curé de Mattaincourt

Ce vocable, qui annonce trois siècles plus tard celui du Curé d’Ars, est sans conteste le plus beau titre de gloire de notre Saint. Car pour la postérité il fut et demeure avant tout le Curé de Mattaincourt. C’est là qu’il a donné sa pleine mesure.
Ce village était en 1597 une bien triste paroisse. On l’appelait, partout à l’entour, la «petite Genève ». Une opulence certaine, due au commerce actif des draps et des dentelles, en avait fait une cité bourgeoise ouverte aux influences protestantes. Avec la perte de la foi, peu à peu le matérialisme s’y était instauré : abandon de toute pratique religieuse, goût effréné des plaisirs, avec leurs désordres et leurs scandales.

« Que vient faire ici ce moine ? »... La réflexion faite à son arrivée dit assez que, par sa sainteté, le jeune Curé allait être, ici encore comme à Chaumousey, «un gêneur » . Toujours la même épreuve de force, imposée par le Seigneur, et dont il allait cette fois triompher par son inlassable bonté. Avec cette intelligence du cœur qu’il tenait de la nature et de la grâce, il entreprend de réaliser à la lettre sa devise : « Ne nuire à personne, être utile à tous ».
Il s’attache d’abord à son église, à la beauté des cérémonies ; par quoi il fait reprendre à quelques-uns la pratique religieuse et le goût de la prière. Au début, il fait preuve d’ingéniosité, et plus tard il dirigera vers la splendeur du culte les dons princiers des Ducs de Lorraine.

Il donne tous les soins à une prédication empreinte de bonhomie et de fermeté, tout émaillée d'images à la manière évangélique.
Avec une prédilection marquée, il se penche sur les enfants. Ils sont l'avenir, et c'est par eux que se fera — et très vite — le renouveau de la paroisse. Il aime les réunir pour le catéchisme, les visites à l'école, dans la rue, s'asseyant avec eux sur le banc devant la maison.

Les aînés, il les gagnera à leur tour, leur prêchant sans avoir l'air tandis qu'il s'intéresse à leur vie, à leurs travaux. Il aime, dans les soirées d'hiver, faire la visite à domicile, dans ce « poêle » des maisons lorraines, où se tient toute la famille. Et chaque fois, le passage de ce prêtre porte avec lui sa grâce.
En dépit de sa richesse, le bourg a, comme toujours, ses pauvres, ses malades. C'est à eux surtout que le Bon Père s'ingénie à être utile. Pour eux, il crée des œuvres sociales qui en font un étonnant précurseur des temps modernes : c'est le « bouillon des pauvres », la « bourse de Saint-Epvre », caisse d'épargne et d'entraide mutuelle. Ces institutions charitables prendront tout leur sens lorsqu'avec la Guerre de Trente Ans le malheur déferlera sur la Lorraine, et de Paris, Saint Vincent de Paul donnera — et de quel cœur — la main au Curé de Mattaincourt.
Le renom du Bon Père est tel, dans tout le Duché, qu'on fait appel à lui pour prêcher des missions dans la région de Badonviller, récemment gagnée au protestantisme. Le voilà qui y part, dirions-nous, « en commando » évangélique où sa parole, ses miracles et sa bonté font merveille. Bref, sa devise l'amène à se faire comme Saint Paul, « tout à tous ». Pour s'en convaincre et s'en émerveiller, il n'est que de lire les mémoires du P. Bedel, son confident. Les anecdotes les plus savoureuses y fourmillent avec le récit ingénu des miracles et des mortifications. Car tout se tient dans cette vie, et c'est à la prière et à la pénitence que Dieu a voulu attacher sa grâce et ce pouvoir souverain que le Bon Père eut sur toutes les âmes.

Le Fondateur

Son ministère à Mattaincourt et ses courses à travers la Lorraine n'avaient pas tardé à lui révéler le délaissement et l'ignorance auxquels se trouvaient partout exposées les petites filles, pour qui n'existaient pas d'écoles.
Longtemps, dans la prière et la réflexion, il mûrit son projet. Et voilà que Dieu, fortuitement, mit sur sa route Alix Le Clerc, l'âme privilégiée qui allait lui permettre de le réaliser.

Le lecteur nous excusera de ne pas détailler ici les débuts de cette œuvre, de ce chef-d'œuvre de Saint Pierre Fourier. Nous y reviendrons lorsque octobre ramènera la fête de la Bienheureuse au calendrier liturgique. Qu'il nous suffise de dire qu'en 1598, on tentait un premier essai : aidée de quelques compagnes, Alix Le Clerc ouvrait à Poussay la première école de filles, une des premières de l'histoire de l'Église.
Le succès de l'entreprise incita le Bon Père à jeter les bases d'un ordre de Religieuses qui fissent de l'éducation des filles leur vocation essentielle. Sans étudier, pour l'instant, cette règle, disons seulement à quel point Saint Pierre Fourier innovait hardiment en un tel domaine.

Attaché, nous l'avons vu, à son idéal monastique, il entendait que ses filles vivraient dans le cloître tout en faisant classe. Eu égard à une tradition plus que millénaire, il y avait là un paradoxe et presque une contradiction, qui avait rebuté tous les fondateurs d'ordres. Il fallut la ténacité audacieuse, le bon sens, et toute la foi de ce saint lorrain pour imaginer une telle règle, l'éprouver dans la pratique et la faire agréer. Dans les mœurs de l'époque, ce fut chose aisée, tant elle apparut aussitôt bienfaisante. Mais il y avait Rome, toujours prudente. C'est en 1628 seulement que le Pape Urbain VIII approuva définitivement la règle et le titre des Chanoinesses Religieuses de Saint-Augustin, de la Congrégation de Notre-Dame.

Du point de vue spirituel, les Religieuses gardaient tout ce qui fait la force des ordres contemplatifs : la clôture et l'office de chœur qui, par le bréviaire et la liturgie, alimentent la piété. Sur le plan pédagogique, dans le règlement scolaire entièrement rédigé de sa main, Saint Pierre Fourier se révèle un pédagogue d'avant-garde. Avec un sens aigu de la psychologie enfantine, il réalise ce que nos modernes les plus avisés semblent découvrir. Le tableau noir, par exemple, l'enseignement collectif, sont de ses trouvailles.
On conçoit dès lors que très vite, la Congrégation de Notre-Dame se répandit à travers la Lorraine, la Champagne, l'Ile-de-France. Saint Pierre Fourier eut la joie, dans sa solitude de Gray, d'apprendre, avant de mourir, que le cinquantième monastère venait d'ouvrir son école à Trèves, dans la ville même de son ordination.
A la vérité, le grain de sénevé planté à Poussay était devenu un grand arbre ! Le Patriote

De ses ancêtres, laboureurs à Xaronval, à quelques lieues de Sion, bastion historique de la Lorraine, Pierre Fourier avait hérité l'amour de sa petite patrie.

Tout ce qu'il y avait en lui d'humain ayant été sublimé par la grâce, nous n'hésitons pas à faire de ce patriotisme un tait de sa sainteté. Il aima sa patrie pour s'être prodigué en sa faveur en de multiples domaines, pour l'avoir, dans son ministère, parcourue de long en large pendant un demi-siècle. Il aima sa Lorraine dans la personne de nos Ducs — il en a connu quatre régnants —, dont il avait gagné peu à peu la confiance. Ça avait été d'abord à titre d'aumônier privé, de conseiller familial, voire même de thaumaturge. A sa sainteté tant de fois éprouvée vint s'ajouter une réputation de sagesse, de lucidité, qui lui valut de jouer un rôle de premier plan aux heures critiques. On sait que Richelieu, profitant de la confusion semée par la Guerre de Trente Ans, et — il faut le dire — de la maladresse d'un Charles IV, jetait son dévolu sur la Lorraine. On vit alors le curé de Mattaincourt se dresser en face du terrible Cardinal, déjouer ses plans avec habileté, et finalement sauver l'avenir de la dynastie. Il devait, certes, le payer cher, mais que lui importait de mourir en exil, dès lors que sa Lorraine, devenue vraiment comme sa grande paroisse, gardait son indépendance et sa foi.

III

Dans cet humble prêtre qui a passé en faisant le bien, la postérité a vu par excellence le Saint de la Lorraine, et n'a cessé de lui porter un culte fervent. Aussitôt après les obsèques solennelles que les Graylois avaient faites au Bon Père, les Lorrains réclamèrent l'honneur de posséder son corps. En mars 1641, il fut triomphalement ramené dans sa province natale, à l'exception du cœur, prélevé à son décès, et toujours vénéré à l'église Notre-Dame de Gray. Pour gagner Pont-à-Mousson, où les Chanoines Réguliers entendaient inhumer leur Père, le cortège fit évidemment escale à Mattaincourt, qui l'accueillit avec un enthousiasme indescriptible et le conserva, après des démêlés qui durèrent un mois et au cours desquels les femmes et les enfants se sont mesurés avec la police et en sont venus à bout ! Au fond, ces humbles exécutaient les dernières volontés de leur Curé qui avait souhaité reposer parmi les siens

A dater de ce retour, et sans attendre la sentence de Rome, la piété populaire s’exprima, discrète et fervente, sur la tombe du Bon Père située devant le maître-autel. Des miracles —plusieurs résurrections d’enfants —ont souvent marqué les pèlerinages de toute la Lorraine et de la Franche-Comté.

Le 29 janvier 1730, Pierre Fourier fut solennellement béatifié à Saint-Pierre de Rome, et une chapelle lui fut consacrée dans l’église nationale de Saint-Nicolas-des-Lorrains. Pour les fêtes de Mattaincourt, la duchesse Elisabeth-Charlotte, en hommage de gratitude de la Maison de Lorraine, offrit une belle châsse en bois doré. Et le 30 août 1732, Mgr Bégon, évêque de Toul, relevait de la tombe les restes du Bienheureux pour les déposer dans la châsse où on les vénère encore.

Comme il arrive souvent — pour Sainte Jeanne d’Arc par exemple — il fallut attendre un siècle et demi la canonisation. Le 27 mai 1897, en la Basilique vaticane, Léon XIII inscrivait Saint Pierre Fourier au « Catalogue des Saints », précisant que sa fête serait désormais célébrée dans l’Église Universelle au même titre que celle de Saint Antoine, religieux italien fondateur des Barnabites, canonisé ce même jour . Or, tandis que Saint Antoine-Marie figure au Missel et au Bréviaire de l’Église Universelle (5 juillet), Saint Pierre Fourier en a disparu. C’est là un problème délicat à élucider ...

Mais si, selon toute apparence, le Bon Père se trouve frustré par rapport à son « frère jumeau » en sainteté, retenons du moins l’hommage exceptionnel qui lui a été rendu dès 1898. Dans la nef prestigieuse de Saint-Pierre de Rome, les pèlerins des Vosges éprouvent toujours une grande fierté à voir dans sa niche la statue de Saint Pierre Fourier parmi les grands fondateurs d’ordres de l’Église Catholique.

Entre les deux étapes de la survie glorieuse du Bon Père, Mattaincourt s’était pourvu d’une église plus apte à accueillir le flot croissant des pèlerins. La première pierre de la basilique actuelle fut en effet posée le 7 juillet 1846 et l’édifice solennellement consacré par le Cardinal Mathieu, archevêque de Besançon. C’était le 7 juillet 1853, jour où le Père Lacordaire, inaugurant la chaire, prononça son fameux panégyrique.
Depuis lors, la basilique de Mattaincourt est restée chère à la piété du diocèse et de toute la Lorraine. Les plus belles manifestations se situent chaque année à la Neuvaine qui s’ouvre au soir du 6 juillet, et dont une journée est réservée aux prêtres du diocèse. Le 9 décembre, au terme de la Neuvaine de l’Immaculée Conception, se fête aussi de façon très recueillie le jour anniversaire de la mort du Bon Père. On ne peut d’ailleurs que déplorer que la Neuvaine de Mattaincourt n’attire plus que des groupes bien faibles, comparés aux foules d’antan. Est-ce par un manque de loisirs en notre vie trépidante, ou manque de goût pour ce genre de piété ?

Même silencieuse et déserte, la basilique rend continuellement hommage à Saint Pierre Fourier. Outre la châsse précieuse déjà citée, il convient de noter dans le chœur la belle pierre tombale, classée M.H. du XVIIIe siècle, et provenant de l’ancienne église. Dans les verrières du chœur, détruites en 1940, et refaites en dalles de verre étincelantes, se lit la vie du Saint Curé.

Au presbytère, on visite, dans son état primitif, la chambre du Bon Père, et au petit musée, nombre d’objets ou d’ornements lui ayant appartenu.
La chapelle ronde, à 500 mètres, a été érigée près d’une fontaine miraculeuse où il venait volontiers se reposer en contemplant son village.

A Mirecourt, c’est la maison natale, conservée par la paroisse, avec au bas de la ruelle, la statue en marbre de Denys Puech. A la chapelle de la Oultre, une intéressante toile peinte où tous les détails sont centrés sur l’Immaculée Conception, dont Saint Pierre Fourier fut l’ardent propagateur à Mattaincourt, puis par toute la Lorraine. Aussi y figure-t-il agenouillé aux pieds de la Vierge. On estime que c’est là un de ses plus anciens portraits, peut-être fait de son vivant, pour le Monastère de Mirecourt.
Saint Pierre Fourier est le titulaire de deux églises paroissiales : Bazegney et Chantraine. Il est aussi, et à juste titre, le patron du Grand Séminaire de Saint-Dié.

Parmi la centaine de monastères-écoles fondés à travers le monde, les cinq de notre diocèse l’ont été de son vivant : Mattaincourt, 1598 ; Mirecourt, 1819 ; Epinal, 1620 ; Châtel, 1625 ; Neufchâteau, 1639. Tous ont été dispersés à la Révolution, mais deux seulement furent rétablis, Mattaincourt, en 1836 et Epinal, en 1857.

Faut-il, pour la pieuse curiosité des lecteurs, recenser, dans les limites du département, quelques monuments qui perpétuent le souvenir de Saint Pierre Fourier ? A la basilique Saint-Maurice d’Epinal, une cloche, classée Monument Historique, et dont la duchesse Elisabeth-Charlotte fut précisément la marraine, porte l’effigie de Pierre Fourier (fondue en 1718, donc 12 ans avant la béatification). Dans la chapelle du Rosaire, et sensiblement de la même époque, tableau du Saint Fondateur, paré de son aumusse et présentant à Notre-Dame Alix Le Clerc et ses quatre premières religieuses.
A Vrécourt, la croix du clocher comporte une boule de fer où l’on a inclus, en 1766, des fragments du cercueil du Bon Père relevé à Mattaincourt une trentaine d’années plus tôt.

Les deux monastères vosgiens et plusieurs collections privées conservent d'excellents portraits de Saint Pierre Fourier, toujours représenté avec cette banderole blanche (le « rochet » des Chanoines Réguliers) dont il ne s'est jamais départi. Sait-on que le Fondateur d'ordre a eu un émule vosgien au XIXe siècle ? L'abbé Bégel, né à Uriménil, fondait en effet, en 1854, la congrégation enseignante des Sœurs de l'Humilité de Marie, qui ont d'abord tenu des écoles en Lorraine sous le Second Empire. Émigrée aux États-Unis, la congrégation y a pris une grande extension. Sa spiritualité, sa règle, aussi bien que ses méthodes pédagogiques, sont directement inspirées de Saint Pierre Fourier qui est invoqué là-bas comme le protecteur spécial.

A ces hommages si divers dont la postérité entoure la mémoire du Bon Père, ajoutons pour finir celui que lui a rendu, en 1942, une de ses filles devant l'Université de Paris. C'était la première fois qu'on voyait en Sorbonne une Religieuse en costume soutenir une thèse de doctorat ès-lettres. Et ce fut pour révéler, à l'étonnement du jury, en Saint Pierre Fourier un véritable humaniste, un des meilleurs écrivains lorrains, émule de son contemporain Saint François de Sales, auquel il s'apparente à tant d'égards.
Certes, notre Saint n'y prétendait guère lorsqu'à la chandelle, dans sa chambre à Mattaincourt, il se crucifiait à sa plume pour l'amour de Dieu une partie de la nuit. Sa correspondance emplit une dizaine de volumes, où des lettres à ses Religieuses, empreintes tour à tour de bonté suave et de judicieuse fermeté, voisinent avec de longues missives qu'il adressait aux princes avec l'autorité souveraine d'un homme de Dieu.

Par Saint Pierre Fourier, c'est toute la Lorraine qui entre ainsi de plain-pied dans le renouveau catholique, et prématurément dans la patrie française au seuil du Grand Siècle.

08/02 /12 Saint Léon (Témoins vosgiens)

Evêque de Toul et Pape

A ce double titre, précisé à dessein, on devine une figure de Saint tout à fait exceptionnelle, puisque, dans notre Propre diocésain, comme d'ailleurs aujourd'hui dans celui de Nancy, c'est le seul Pape, dont nous célébrons le culte.
Ce fils des Marches de l'Est, plus d'un quart de siècle évêque de Toul; apparaît comme un des grands Pontifes de l'Histoire, lui qui, en moins de six ans, contribua le plus efficacement à assurer, à l'entrée du Moyen Age, le prestige du Saint Siège.

Les Marches de l'Est ! Ce terme bien vague est hélas ! le seul par lequel il convienne d'indiquer son origine. Voilà près d'un siècle, en effet, que la critique historique s'épuise à déterminer exactement le lieu où naquit Saint Léon IX.
Deux hauts-lieux féodaux, d'ailleurs également pittoresques, se disputent l'honneur de lui avoir donné le jour : Eguisheim, à 8 km au sud-ouest de Colmar et Dabo, à une vingtaine de kilomètres au nord du Donon. Il faut dire que le premier de ces châteaux forts, dont les trois tours célèbres sont encore debout, était le manoir familial des Dagsbourg, tandis que Dabo était la demeure des ancêtres maternels.

L'équivoque tient à un petit mot latin « fines », employé par le premier biographe de notre Saint et qui peut signifier territoire ou frontière. Dans le premier sens, il s'agirait d'Eguisheim, dans le second, de Dabo. Notons du reste qu'avant l'entrée en lice de nos érudits, chacune des deux localités s'est contentée, durant des siècles, de jouir paisiblement de son privilège, sans songer le moins du monde à en déposséder sa rivale.
Quoi qu'il en soit, nul ne conteste que Saint Léon soit Alsacien et de la noble lignée des Dagsbourg. Par souci d'exactitude historique, et jusqu'à son accès au trône pontifical, nous appellerons Saint Léon IX de son nom de baptême.

Brunon de Dagsbourg est né le 21 juin de l'an 1002. Son père, Hugues III, était comte d'Alsace et sa mère, Heilwige, descendante de seigneurs gallo-romains, l'un et l'autre comptant d'illustres alliances en Lorraine et dans l'Empire romain-germanique. Sept enfants vinrent égayer ce foyer qui héritait d'une longue tradition chrétienne ; Brunon fut le plus jeune des trois garçons.
Dès son départ dans la vie, nous prendrons, pour l'y suivre, « l'antenne » d'un Vosgien, Humbert de Moyenmoutier. Ce moine, destiné à devenir célèbre, fût en effet son confident et son ami à Toul, puis à Rome où nous le retrouverons.

Jusqu'à ces dernières années, on avait toujours attribué la « Vita Sancti Leonis » à un certain Wibert, par ailleurs inconnu ; et cela par suite d'une mauvaise lecture du nom de l'auteur. En réalité, c'est bien de Humbert qu'il s'agit, comme l'ont prouvé et les recherches faites sur le plus vieux manuscrit, du XIe siècle, conservé à Berne, et l'étude comparative, sous le rapport du vocabulaire et du style, de cette biographie avec les autres ouvrages du moine devenu cardinal.

De tout temps d'ailleurs, les savants ont reconnu la valeur de cette vie du grand Pape. Modelée sur l'existence même du Saint qu'elle suit pas à pas, elle fourmille de renseignements historiques. Si le récit prend parfois l'allure d'un panégyrique, c'est qu'il s'agissait, pour l'auteur, de relater la vie d'un personnage dont la sainteté était apparue dès son épiscopat à Toul et qu'à sa mort le suffrage unanime du peuple chrétien avait mis au nombre des bienheureux. De quoi Humbert a été, de très près, le témoin émerveillé, digne de foi.

D'abord élevé au manoir familial par sa pieuse mère, le petit Brunon fut confié, dès qu'il eut cinq ans, à Berthold, évêque de Toul. C'est l'âge où les Bénédictins de Saint-Epvre, devançant ainsi les normes de notre législation, recevaient des élèves à leur école.
Ce choix de Toul, motivé par le prestige de ses écoles, allait fixer la destinée de ce jeune seigneur et mettre cet Alsacien au service de Dieu en Lorraine.

Après avoir appris les rudiments, Brunon aborda le cycle des humanités de l'époque : le Trivium et le Quadrivium. Deux de ces cousins vinrent l'y rejoindre, ayant le même prénom Adalbéron, de Lorraine, de Luxembourg. Notons que le second, devenu plus tard évêque de Metz, se signalera par sa charité à Epinal, lors d'une épidémie du mal des Ardents, soignant les malades et les recevant à sa table au château. Liés d'affection, les trois jeunes nobles s'adonnaient à l'étude et à la pratique des vertus, très simplement, sans négliger la chasse ni les jeux à cheval. Brunon était l'entraîneur par son intelligence, sa distinction et sa piété.

Bientôt, l'appel du Seigneur se précisant, il entra dans les ordres. Devenu prêtre, il fut attaché au Chapitre de la Cathédrale. Ses connaissances variées, sa sagesse et son esprit de décision le désignèrent bientôt pour des missions diplomatiques, facilitées d'ailleurs par les relations que sa famille entretenait avec les princes de l'époque.
C'est, semble-t-il, à cette période, qu'il faut rapporter un épisode de sa vie intéressant de près notre diocèse. Une tradition soutenue par Ruyr, de Riguet, Jean-Claude Sommier, historiens du Chapitre de Saint-Dié, et dont la bulle d'érection du Diocèse en 1777 fait même état dans son texte, veut que Brunon ait été quelque temps Grand Prévôt du Chapitre. Humbert, dans sa Vie, n'en dit absolument rien et sa seule preuve que nous en avons, selon Boudet (« Le Chapitre de Saint-Dié »), p. 63) est une simple mention dans une charte du XIVe siècle en sorte que « sa valeur est bien minime». Dommage vraiment ! Mais on comprend nos bons chanoines de n'avoir pas hésité à se parer de telles lettres de noblesse, d'un « label à deux étoiles » de cette qualité : un Pape et un Saint, Grand Prévôt de l'insigne Chapitre de Saint-Dié !

Quoi qu'il en soit, Brunon était en Lombardie en 1026, comme attaché diplomatique et aumônier d'un corps de soldats toulois, guerroyant pour le compte de Conrad II contre les Milanais, lorsque Hermann, successeur de Berthold, vint à mourir.
D'une voix unanime, et en dépit de son absence, le peuple et le clergé désignèrent Brunon comme Évêque de Toul. L'Empereur interloqué ne l'entendit pas de cette sorte. On sait que, durant tout le Haut Moyen Age, l'élection des évêques se faisait par les fidèles, dont le Pape ratifiait le choix ; mais il fallait aussi l'agrément de l'Empereur. Or Conrad, qui avait Brunon en grande estime, se le réservait, de préférence, pour quelque puissant archevêché des pays rhénans.

La ténacité des Toulois, roués autant que fidèles, devait avoir gain de cause. Ils députèrent Liéthard, un de leurs chanoines, avec une lettre faisant état de la consigne donnée jadis par le Pape Célestin : « Chacun doit trouver le fruit de ses labeurs dans l'Église même au service de laquelle il a consacré sa vie ».
C'était là un touchant hommage à l'adresse de Brunon ; pour Conrad, ce fut un argument décisif. Aussi bien ne lui déplaisait-il pas de voir un cousin à la tête de l'Église de Toul. Sans doute était-ce, comparativement à ce qu'il rêvait pour lui, un siège modeste ; mais il lui importait au plus haut point de faire entrer aussi dans l'orbite de l'Empire cette fière cité, que convoitaient les Capétiens naissants et même les Comtes de Bourgogne. Car Toul commençait déjà son rôle historique de pivot méridional des Trois-Évêchés.

Ainsi la Providence se servait-elle de moyens très humains pour doter l'Église de Toul du plus grand Évêque de son histoire. Quant à Brunon, indifférent et étranger à tous ces calculs, il ne crut pas devoir se dérober à l'affection de ce bon peuple, qui l'avait si magnifiquement adopté.

Il repassa les Alpes au col du Mont-Cenis, puis par la Maurienne et le Jura, il regagna sa Lorraine. C'est le jour de l'Ascension, 19 mai 1026, qu'il fit son entrée à Toul au milieu d'un enthousiasme indescriptible. Sacré à Trèves par son Métropolitain, le 19 septembre, il fut solennellement installé dans sa cathédrale par Thierry II de Luxembourg, l'Évêque de Metz, son cousin. Brunon n'avait pas encore 24 ans.
Le diocèse de Toul à la tête duquel Brunon de Dagsbourg, si jeune encore, se trouvait subitement promu, englobait un vaste territoire : celui-là même qui constituait jadis la Cité des Leuques. On sait en effet que la plupart des vieux diocèses de France ont épousé les limites des subdivisions de l'Empire Romain, appelées précisément « diocèses », en sorte que ce terme administratif périmé prit une signification religieuse.

Or la Cité des Leuques s'étendait des Vosges et des Faucilles jusqu'aux abords de Metz et de Verdun, couvrant les hautes vallées de la Moselle, de la Meuse et celle de la Meurthe en entier.
Déjà de ce point de vue, Brunon trouvait un champ d'apostolat immense, à sa mesure ; par surcroît, il bénéficiait d'une situation privilégiée, en regard de tant d'autres. Le diocèse de Toul avait passé le cap de l'an mil et traversé, sans trop d' encombres, le « siècle de fer ». Grâce à l'énergie de ses évêques, Saint Gauzelin, Saint Gérard et peut-être aussi, disons-le sans orgueil, grâce à la soliditédu tempérament lorrain, il avait gardé sa foi, ses traditions chrétiennes. Ainsi le jeune évêque n'avait qu'à remuer et féconder une lourde et riche terre, mettant à profit, pour un quart de siècle, la puissance de travail et la multiplicité des dons que la Providence lui avait départis.

Sans prétendre tout rapporter, voyons dans ses grandes lignes et toujours d'après le récit du moine Humbert, ce qui a pu marquer l'épiscopat de Brunon à Toul et dans nos Vosges.
Un premier trait nous révèle sa fierté et la conscience qu'il avait de ses responsabilités. En vertu d'un prétendu privilège qu'acceptaient ses suffragants germaniques, l'Archevêque de Trèves entendait lui faire signer, au départ, l'engagement de ne prendre à Toul aucune décision, de ne conclure aucune affaire sans son conseil et son accord. Brunon refusa tout net, non par indiscipline, mais par souci du bien supérieur des âmes à lui confiées. Il flairait, dans cette espèce de despotisme, un relent de mentalité féodale qui ne manquerait pas de leur être préjudiciable. L' Archevêque fut sage de le comprendre et n'eut qu'à s'en louer par la suite, car Brunon, filialement, ne se fit pas faute de le tenir au courant et de profiter de son expérience et de ses avis. A l'initiative de l'Évêque de Toul, deux conciles provinciaux se sont tenus à Trèves en 1030 et en 1037.

Durant tout son épiscopat en Lorraine, sa sollicitude sans cesse en éveil se porta sur les monastères. Il voyait en eux, non seulement des centres de civilisation et de culture, mais surtout des foyers de chrétienté, des asiles de prière et de paix évangélique. Le diocèse certes en comptait déjà un grand nombre. Il s'attacha à en fonder de nouveaux, plus spécialement, semble-t-il, chez nous, alors la partie méridionale et la plus lointaine de son diocèse. Ce faisant, il demeurait dans la ligne des traditions familiales, où l'attachement à l'ordre de Saint Benoît se transmettait comme un héritage.

Dès ses premières années, il agrégea à l'Abbaye Saint-Mansuy de Toul celle de Moyenmoutier, fondée trois siècles plus tôt par Saint Hydulphe. Ce jumelage fut réalisé de façon si étroite que les deux communautés se trouvèrent sous la juridiction d'un seul abbé. Et ce fut à cette occasion qu'il fit venir à Toul le moine Humbert pour se l'attacher définitivement. Par cet acte d'autorité, il entendait veiller spécialement sur la grande Abbaye vosgienne, dont les Abbés précédents avaient eu tendance à sacrifier à des préoccupations temporelles le bien spirituel des moines.

Brunon s'intéressa personnellement à l'Abbaye de Relanges que venaient de fonder Riquin de Darney et Lancède sa femme, et dont le premier Abbé, Saint Odilon, avait été nommé par Cluny. Plus tard, devenu Pape, Saint Léon IX confirma par une bulle signée le 26 octobre 1050, les donations faites à l'église de Relanges, récemment construite, ce qui nous vaut d'avoir, de façon assez précise et de la main d'un Pape, l'acte de naissance de ce remarquable édifice roman encore debout, l'un des plus beaux de notre patrimoine architectural.

Deux églises voisines, hélas ! pratiquement disparues, avaient eu mieux : l'honneur d'être consacrées par le saint Évêque de Toul. De Deuilly, située à trois lieues de Relanges, ne subsistent plus que des ruines sous les ronces. Brunon vint y consacrer sous le vocable de Notre-Dame l'église du prieuré fondé par Gauthier, seigneur du lieu et sa femme Odile.
Le même privilège échut à l'abbaye des Bénédictines de Bleurville, sous l'invocation des Saints Bertaire et Attalène, originaires d'Aquitaine et martyrisés dans la région, alors qu'ils visitaient en pèlerins les principaux sanctuaires des Gaules. Eglise et bâtiments abbatiaux avaient été érigés par Renard III, comte de Toul. Entre les pans de murs, de nos jours s'est installée à la diable une exploitation agricole et le touriste curieux y découvre avec étonnement une petite crypte à cinq nefs, fruste et délabrée. Ce pauvre vestige n'en conserve pas moins le souvenir du passage de notre saint en ce coin du diocèse.

Son zèle à promouvoir l'expansion bénédictine le conduisit même à intervenir dans les diocèses voisins, avec la permission, bien sûr, de l'Ordinaire du lieu. C'est ainsi qu'il encouragea Frédéric, gendre de Renaud III et Seigneur de Fontenoy-le-Château dépendant de Besançon, à fonder un prieuré, toujours bénédictin.
De même il passa les Vosges pour aller consacrer au sommet du Mont Sainte-Odile, l'église du monastère. Il s'honorait d'ailleurs d'être le petit-neveu de la fondatrice, la célèbre Patronne de l'Alsace.

Plus proche de Toul que tous ces précédents monastères, Poussay fut l'objet d'une sollicitude particulière de la part de Brunon. Bien qu'il soit en somme au départ de cette Abbaye, devenue par la suite un Chapitre de Chanoinesses, nous nous réservons d'en parler plus longuement bientôt, à propos de Sainte Menne. En mai prochain (ceci est écrit en avril 1961) doit en effet se célébrer à Fontenet, à mi-chemin de Poussay et de Puzieux, le centenaire de la chapelle érigée sur les lieux où mourut cette vierge leuquoise dont Brunon est venu en 1036 relever les reliques, pour en faire la patronne du Chapitre noble de Poussay.
Soucieux d'amplifier le mouvement monastique à travers son diocèse, il n'en fut pas moins voué tout entier au service des fidèles, à travers les paroisses que ses voyages incessants lui permettaient de visiter. Il donna de même tous ses soins au clergé issu, pour une grande part, des écoles de Toul, où lui-même avait été élève et dont il contribua à assurer la valeur et le rayonnement.

Il entendait faire passer ainsi, toujours plus intense, la vie de la grâce à travers le réseau déjà fortement charpenté des paroisses, des doyennés et des archidiaconés.
Pour favoriser davantage la piété des fidèles et rehausser la beauté du culte, il mit à profit un talent musical auxquels les chroniqueurs du temps rendent hommage. Ils rapportent, par exemple, que le pieux Évêque composa la mélodie grégorienne de l'office de Saint Dié et de Saint Colomban et en général de tous les Saints du propre de Moyenmoutier, dont l'érudit Humbert lui fournissait le texte. On se prend à regretter que toute cette littérature liturgique ait disparu avec les manuscrits où les moines l'avaient, à grand renfort d'enluminures, consignée dans leurs antiphonaires et leurs graduels. Car cette musique sacrée devait avoir, on l'imagine, toute la fraicheur qu'a tenté de retrouver au siècle dernier notre compatriote Dom Potier. Au reste Brunon professait avec ses amis bénédictins un culte fervent pour Saint Grégoire le Grand, le génial promoteur de notre chant d'église.

Les intérêts matériels ne le laissaient pas pour autant inactif. Il défendit vigoureusement le temporel de son diocèse contre les usurpateurs et la paix des villages trop souvent troublée par les incursions des seigneurs en rivalité. C'est ainsi que, sans intervention militaire et par le seul prestige de son autorité, il contraignit Renard III à restituer au Chapitre de la Cathédrale de Toul le petit village aujourd'hui vosgien de Tranqueville.
Toute cette vigilance pastorale cependant ne parvint pas à éloigner de son peuple les horreurs de la guerre. Celle-ci survint, nous l'avons déjà laissé pressentir, à l'occasion des visées ambitieuses des comtes de Bourgogne et de Champagne sur la Lorraine dont l'Empereur de son côté prétendait être le protecteur.

Afin de prévenir cette menace, Brunon s'en fut en ambassadeur à Paris auprès de Robert le Pieux, Roi de France, sur lequel il fit impression, dit le chroniqueur, par sa distinction, sa maîtrise et sa modestie. Un instant conjurée, la menace reparut, hélas ! Et la guerre déferla à travers la Lorraine. Sous les remparts de Toul, les faubourgs furent mis à feu et à sang, pendant l'hiver 1036-1037. Il s'ensuivit une famine telle que l'Évêque décida d'aliéner des biens du temporel et même des trésors d'églises pour venir en aide aux malheureux. Et Humbert de nous détailler les gestes de charité de son héros, se prodiguant au chevet des malades et des mourants, servant lui-même chaque jour le repas aux affamés. Tout naturellement — et ce trait est à retenir au moment où nous allons le voir quitter notre Lorraine — Brunon de Dagsbourg se trouvait aussi à l'aise au sein de toute cette misère qu'il pouvait l'être dans le chœur de sa cathédrale ou à la cour de France.

L'épiscopat de Brunon à Toul fut marqué sur sa fin, par une série d'épreuves. Un grave accident de santé d'abord, dont il se remit, grâce à sa robuste constitution ; survinrent des deuils de famille à laquelle il était si attaché, ce qui lui permit de se libérer en quelque sorte, pour être davantage encore à Dieu et à l'Église.
A maintes reprises, l'Évêque de Toul avait déjà fait le voyage de Rome, afin de raffermir sa foi au tombeau du Prince des Apôtres, pour lequel il avait, comme les Bénédictins d'ailleurs, une dévotion spéciale, ne se doutant pas que ceci encore allait servir les vues de la providence.

Le 8 août 1048, le Pape Damase II mourait au palais du Latran. Suivant la coutume, l'empereur Henri III, fils de Conrad II, convoqua aussitôt à la diète de Worms tous les Evêques de son ressort. Brunon s'y rendit avec ses confrères de Lorraine. Et voilà que sur la simple proposition de l'Évêque d'Assise, l'assemblée unanime porta son choix sur l'Évêque de Toul.
Littéralement effondré, Brunon se récusa, puis devant les instances de tous, demanda trois jours de réflexion. Au terme de ce délai passé en prières, il reparut à la diète, dans une attitude toute d'humilité et de grandeur, qui fit sensation. Résolument il acceptait d'accéder au trône de Saint Pierre, mais à une condition formelle : que le clergé et le peuple de Rome ratifient l'élection de Worms.

Exigence audacieuse qui allait enfin mettre un terme à une tradition trop souvent désastreuse pour l'Église et datant de Charlemagne, en vertu de laquelle l'élection du Pape était à la discrétion du pouvoir temporel. Décision qui annonce le fameux décret du Latran, porté en 1059, par Nicolas II et assurant d'une manière définitive la liberté des élections pontificales.
A travers le Palatinat, Brunon revint à Toul, accueilli par des acclamations où se mêlait une grande tristesse. Après avoir célébré solennellement la fête de Noël, il prenait, dès le 27 décembre, le chemin de Rome, assurant ses chers Lorrains qu'il ne les quittait pas pour autant. Nous verrons qu'il tint parole.

C'était alors une prouesse téméraire que de passer les Alpes en plein hiver. Mais Brunon avait hâte d'être à Rome, non pas certes pour assumer le pouvoir, mais pour faire triompher la question de principe courageusement posée à la diète.
Pour bien attester que sa nomination restait ainsi en suspense, il tint à faire pieds nus, comme un simple pèlerin, son entrée dans le Ville Eternelle. Nulle mise en scène dans cette démarche, qui impressionna la foule venue à sa rencontre. Cet Évêque majestueux, ce cousin de l'empereur ne pouvait être qu'un Saint.

Le jour de la Chandeleur 1049, la cour pontificale, la curie et tout le peuple l'acclamaient comme successeur de Pierre et le 12 février Brunon était couronné sous le nom de Léon IX. Il avait choisi ce nom en souvenir de Saint Léon Premier le Grand, l'intrépide défenseur de l'Église devant les Barbares du Ve siècle ; Les contemporains ne tardèrent pas à y voir, comme la postérité, un autre sens : celui-là même que suggère le latin et que ce court pontificat allait justifier. A dater du couronnement et par son titre même, Saint Léon IX n'est plus de « chez nous». Il convient toutefois que nous le suivions encore, car officiellement il sera toujours Évêque de Toul, durant près de trois ans ; de plus, la lutte ardente qu'il va mener à la tête de l'Église, ajoute un singulier éclat à son auréole de sainteté.

Par une initiative assez rare, il avait décidé de conserver, tout en étant Pape, le titre d'Évêque de Toul. Pour ce, il institua, sous le nom de primicier, Udon aux fins d'administrer à sa place le diocèse. Cela dura jusqu'au début de 1052, puisque nous possédons une bulle adressée par lui le 25 janvier, cette fois, à Udon, Évêque de Toul.
Ce pontificat de six ans à peine est une période d'activité surprenante, où nous allons voir Saint Léon IX intervenir dans les domaines les plus divers, avec cette volonté ferme et cette bonté sereine qui sont les marques de sa sainteté.

Trois affaires vont désormais l'occuper, le jetant perpétuellement sur les routes de l'Occident : la réforme du clergé — l'union des Églises — la question normande.
Le premier souci du nouveau Pape fut de remédier à la situation lamentable où se perdait le clergé. L'intrusion du pouvoir temporel, contre quoi il venait de protester à Worms, s'exerçait à tous les degrés. Beaucoup de sièges épiscopaux et d' abbatiats s'enlevaient à l'encan, à prix d'argent ou sur la « recommandation » des princes féodaux. C'était la simonie, plaie qui affectait, comme la « commende » en France au XVIIIe siècle, une partie notable du haut-clergé. Par une sorte de « réaction en chaîne », la promotion de tant de chefs indignes favorisait les pires désordres chez les clercs et les moines, abandon du célibat, vie dégradée et dissolue : toutes misères qu'on désignait alors sous le nom de Nicolaïsme.

Aussitôt après les fêtes de Pâques 1049, le Pape convoqua au synode de Rome les Évêques d'Italie, de France et de l'Empire. Décidé à porter le fer dans la plaie, il fit adopter une série de décrets allant jusqu'à la déposition et à l'excommunication, en vue de sauvegarder à l'avenir la nomination des prélats comme la vie régulière des clercs. Le synode fut, de ce fait, extrêmement houleux et Saint Léon eut à tempérer le zèle farouche de deux de ses conseillers, Humbert et Hildebrand qui préconisaient des mesures extrêmes. Le premier que nous connaissons déjà était un théologien solide et véhément ; l'autre avait été formé à l'abbaye de Cluny où s'était, depuis le début du siècle, amorcée la réforme monastique. Le Pape sut avec habileté se montrer paternel et favoriser par la douceur et la persuasion le relèvement de tous ces malheureux. Ce devait être une oeuvre de longue haleine que continueront ses successeurs, Hildebrand en particulier, qui deviendra Grégoire VII.

Jusqu'à ces derniers jours, Saint Léon fut également hanté par le conflit à tendance schismatique qui, depuis des siècles, opposait à l'Église de Rome le Patriarcat de Constantinople et toute l'Eglise d'Orient. Difficulté d'autant plus épineuse qu'elle se compliquait de considérations politiques et de querelles byzantines, le Basileus appuyant à fond les prétentions d'indépendance du Patriarche vis-à-vis du Pape. Ce dernier, désireux de faciliter le rapprochement des deux partis et de réaliser enfin l'union des Églises, pensa bien faire d'envoyer à titre de Cardinal-légat Humbert de Moyenmoutier, assisté de son chancelier Frédéric de Lorraine, le futur Pape Etienne IX. Mal lui en prit, car Humbert, imbu de principes rigoristes, manqua totalement d'habileté diplomatique, outre-passa même ses pouvoirs, lors des discussions qu'il eut à Constantinophe avec le Patriarche Michel Cérulaire. Tout cela aboutit à la rupture violente du 16 juillet 1054, où le Cardinal-légat excommunia solennellement le Patriarche, au nom du Saint-Siège. Or à cette date, Saint Léon IX était mort depuis trois mois. Dieu lui avait épargné de voir ainsi se déchirer « la robe sans couture » du Christ, par la séparation définitive — car elle dure toujours — de l'Église catholique et de l'Église orthodoxe. Les historiens d'aujourd'hui, sans rien cacher des fautes du partenaire, jugent très sévèrement l'intransigeance du Cardinal Humbert, qui a trompé la confiance de son maître.

Le dénouement de cette malheureuse affaire d'Orient, débordant, de fort peu il est vrai, le cadre historique, nous contraint de revenir en arrière pour évoquer d'autres aspects de ce pontificat.

A l'arrivée de Saint Léon IX à Rome, tout le Sud de l'Italie était en proie à la terreur. Des chevaliers normands s'y étaient installés depuis une vingtaine d'années et leur domination, assortie de pillages et de vexations continuelles, rappelait les plus mauvais jours des incursions sarrazines. En plein accord du reste avec les Byzantins, qui y avaient aussi des possessions, le Pape résolut d'intervenir. Il importait en effet de mettre à la raison la puissance normande, de rétablir la paix et la sécurité. Un pape réformateur devait montrer sa force non seulement à l'égard des ecclésiastiques pervertis, mais en face aussi des laïques qui bravaient le droit des gens.

Son intervention prit l'allure d'une expédition militaire, au souvenir peut-être de ses « services antérieurs », au temps où le jeune Brunon guerroyait contre les Milanais. Mais il n'était pas fait pour cela, et c'est pour nous la preuve qu'un Saint reste toujours homme, et connaît toutes nos faiblesses. L'entreprise aboutit à un désastre et le Pape tomba aux mains des Normands qui l'enfermèrent à Bénévent. Ce fut, dans toute la Chrétienté, une vraie consternation et tout le monde s'entremit pour le libérer. Pour lui, il vit dans cet échec une épreuve méritée que lui envoyait la Providence et qu'il accepta en toute humilité. C'était en fait la rançon de tout le bien accompli par ce Pape infatigable.

On ne connaît pas, dans l'histoire de l'Église, de Souverain Pontife qui ait autant voyagé, et c'est une de ses trouvailles d'apostolat que ces courses incessantes à travers l'Europe. Partisan d'une politique de présence, il voulut présider lui-même et partout des conciles dont les décisions, étudiées sur place et avec les intéressés, se montreraient autrement efficaces que prises à Rome avec ses Cardinaux. Ce lui était par surcroît une occasion de multiplier les contacts avec les grands, princes ou évêques, et de visiter les brebis de son immense bercail. Ainsi l'Évêque de Rome reprenait à l'échelle du monde la tactique pastorale de l'Évêque de Toul. Pèlerin assidu de Rome tandis qu'il était évêque, nous le verrons souvent revenir en Lorraine comme Pape. Curieuse réciprocité, projection alternée de l'avenir et du passé sur le présent, exprimant un besoin de retourner aux sources, afin de mieux remplir sa tâche.

Nous savons par son biographe que Saint Léon IX fit, entre 1049 et 1053, trois longs voyages à travers l'Occident, les deux premières fois avec un séjour prolongé à Toul dont il demeurait l'Évêque. L'itinéraire s'inscrit assez bien sur la carte, le calendrier par contre est plus difficile à suivre en raison de l'imprécision des dates d'années mais celles que nous connaissons avec exactitude nous révèlent l'étonnante rapidité de ses voyages.
De ces vastes tournées pastorales nous ne retiendrons que les escales nous intéressant plus spécialement.

Après avoir visité tout l'été les grandes villes de Rhénanie. Saint Léon vient passer à Toul le mois de septembre 1049. De là, il se dirige sur Reims où il procède à l'élévation des reliques de Saint Remy, le 1er octobre, au jour de sa fête. Le lendemain, il consacre en son honneur la basilique, où se tient les jours suivants un important synode pour l'application des récents décrets contre la simonie. Trouvant le temps de consacrer au passage la Madeleine de Verdun et l'église Saint Arnould de Metz, il est déjà le 19 octobre à Mayence pour un autre synode, en présence de l'Empereur. De là, il parvient à Andlau le 10 novembre pour placer, dans l'église qu'il consacre, le corps de Sainte Richarde, Impératrice, qui figurait récemment encore à notre propre diocésain.

Passant les Vosges, il séjourne à Remiremont les 13 et 14 novembre. Sur son ordre, Hugues, archevêque de Besançon, et Udon, primicier de Toul, avaient peu auparavant élevé solennellement les corps des fondateurs du Saint-Mont : Saint Romary, Saint Amé, Saint Adelphe et Sainte Gébétrude. Le Pape transporte en grande solennité ces reliques dans l'église de Remiremont qu'il consacre ensuite. Il nous plaît de rappeler à ce propos que l'édifice actuel, entièrement reconstruit au XIIIe siècle, garde encore, de l'église consacrée par le Pape, la magnifique crypte, si heureusement remise en état en 1957. De Remiremont Saint Léon IX fait visite à Saint-Dié, mais la chronique ne nous dit pas, hélas ! s'il y aurait rappelé sa présente d'antan, comme grand Prévôt du Chapitre. A travers la Suisse, en décembre, il gagne ensuite l'Italie pour y séjourner jusqu'à la fin de l'été de 1050.

A l'automne de 1050, Saint Léon IX reprit son bâton de pèlerin pour un seconde voyage au-delà des Alpes. Par Saint -Maurice d'Agaune et Besançon, où il consacrait le 3 octobre l'autel de la vieille cathédrale Saint-Etienne puis l'église de La Madeleine, il parvenait à Toul pour un séjour de plusieurs mois.

Le retour du Pasteur en son cher diocèse fut marqué par de grandes fêtes en l'honneur de Saint Gérard, un de ses prédécesseurs sur le siège de Toul, de 963 à 994. Depuis un demi-siècle, ce dernier était l'objet de la vénération des Lorrains, bénéficiaires des miracles qui s'opéraient sur sa tombe. Saint Léon, toujours évêque de Toul, se fit une joie de sanctionner de son autorité suprême cette sainteté, au cours d'un triduum consigné dans les annales. Le 29 octobre, il faisait relever et authentiquait les ossements, qu'il transférait le lendemain dans le nouvel autel de la cathédrale, érigé dans le transept nord. Le 22, au milieu d'un grand concours de peuple, il consacrait solennellement cet autel sous l'invocation de Saint Gérard.

A cette occasion, il confirma Udon dans sa charge de primicier, ou d'administrateur du diocèse. Pour l'accréditer, il lui fit même signer une bulle en faveur du Chapitre et de la cathédrale, signature normalement réservée au chancelier de l'Église romaine.

C'est durant ce séjour en Lorraine qu'il convient, semble-t-il, de placer un jour, faste entre tous, de l'histoire d'Epinal ; la consécration de son église Saint-Maurice. La date ne peut être fixée avec exactitude, mais le fait est certain. En effet, dans une charte datée en 1119, Ricuin, troisième successeur de Saint Léon IX sur le siège de Toul, dit expressément : « Nous ne voulons pas que ceux qui viendront après nous, ignorent que l'église que Saint Gérard avait dédiée fut détruite, parce que trop petite, qu'elle fut réédifiée et dédiée par le bienheureux Léon, alors qu'il avait déjà accédé au siège apostolique. » (« Archives des Vosges » G.109.) Les bénédictins d'Epinal, alors en pleine expansion, grâce au pèlerinage de Saint Goëry, venaient d'entreprendre la construction d'une église plus vaste. Et Saint Léon IX de renouveler le geste qu'il avait fait l'année précédente en faveur des Dames de Remiremont. A défaut d'autres textes relatant l'événement, l'église Saint-Maurice en garde un durable souvenir dans son architecture même. Le noyau central de la grosse tour, la tourelle nord, le gros-œuvre extérieur du transept, le haut des murs de la nef, sont encore de l'église consacrée par le Pape. Les Spinaliens s'en trouvèrent si honorés que, devant à nouveau agrandir leur église au XIIIe siècle, ils contraignirent l'architecte à sauvegarder ces restes d'une église qui avait reçu l'onction de la main d'un Pape. A cet égard, les murs de la nef constituent un exploit dont s'émerveillent encore les archéologues d'aujourd'hui, car toutes les colonnes et arcades ont été reprises en sous-œuvre. Ce paradoxe d'obstination et de fidélité a retenu, entre autres mérites de la vieille église même, l'attention du Pape Pie XI, lorsqu'en 1933 il décerna à Saint-Maurice d'Epinal le titre de basilique mineure.

Fidèle lui-même à son passé lorrain, Saint Léon IX s'intéressa aux églises monastiques des Vosges qu'il avait consacrées ou visitées jadis. De Toul, il signa plusieurs bulles en faveur de Poussay, de Bleurville, de Relanges, qu'il rattacha directement à l'abbaye de Cluny.
Après la Lorraine, l'Alsace, terre elle aussi de ses aïeux, reçut sa visite. On la suit, au pied de la chaîne des Vosges, sur le circuit des églises consacrées par le Pape itinérant : églises d'abbayes, de pèlerinages, voire de modestes paroisses, toutes attestent la bienveillance inlassable de ce pontife qui savait faire ainsi plaisir aux fidèles et glorifier Dieu dans ses Saints. Par un long détour sur le Danube, aux avant-postes de la Chrétienté, il rejoignit Rome pour Pâques 1051.
Du troisième et dernier voyage en 1052-1053, nous ne dirons rien, car notre Saint ne devait plus passer par la Lorraine. Absorbé par une tâche écrasante, dont nous avons vu les aspects sommaires, il avait finalement renoncé à son titre d'évêque de Toul en janvier 1052 et transmis en totalité la succession à Udon.

La malheureuse expédition contre les Normands vint assombrit la fin de son pontificat et user prématurément ses forces. Au printemps de 1054, il rentra malade de Bénévent, tenant malgré tout à célébrer les fêtes de Pâques à Rome, comme il l'avait toujours fait. Conscient d'avoir été, et magnifiquement, le Vicaire de Jésus-Christ sur la terre, il se préparait en toute humilité à paraître à son tribunal, célébrant ses dernières messes à l'intention spéciale des âmes du Purgatoire, pour qu'elles lui vinssent en aide. Il se peut que cette dévotion, alors nouvelle, lui ait été inspirée par ses amis bénédictins de Cluny et c'est de Relanges, sous son épiscopat, que s'était propagée en Lorraine la fête du 2 novembre.

Quittant le Palais de Latran où il languissait depuis des semaines, il se fit transporter mourant dans une résidence attenant à la basilique de Saint-Pierre. C'est là qu'âgé à peine de 52 ans, il rendit son âme à Dieu, entouré des prêtres de la ville qu'il avait mandés à son chevet. Parmi ses dernières paroles, pieusement recueillies par son biographe, on trouve celles-ci : « Accordez, Seigneur, la paix et la concorde aux provinces que j'ai visitées : c'est à cause de vous qu'elles m'ont reçu et qu'elles m'ont obéi. » Ultime et touchante prière du Pape grand voyageur, du bon pasteur en perpétuel souci des brebis fidèles ou perdues de son immense troupeau.

Au cours des obsèques, que la désolation n'empêcha pas d'être triomphales, on déposa son corps dans le tombeau qu'il s'était réservé dans la Basilique vaticane, près de l'autel de Saint-Grégoire, le grand pontife, dont il avait précisément hérité le zèle pour la réforme de l'Église, pour le salut des âmes, et même pour la splendeur du culte liturgique. Sur la tombe, on grava une inscription, qui peut se traduire : « Rome, la souveraine, est dans les pleurs : elle a perdu Léon IX et, de longtemps, elle ne retrouvera plus un tel père. »

A ce filial hommage des Romains l'Histoire est venue ajouter le sien, saluant en Saint Léon IX le pontife dont les initiatives vigoureuses furent absolument décisives au seuil du second millénaire. Sur la voie des réformes qu'il venait d'ouvrir, d'autres Papes s'engageront, disciples qu'il avait lui-même suscités et formés, tels Etienne X et Grégoire VII.

Retenons enfin, à la mémoire de ce grand Saint de chez nous, l'hommage singulier que lui rend un historien alsacien de notre temps, professeur à la Faculté de Théologie de l'Université de Strasbourg : « N'est-ce pas en réalité à sa formation touloise, dans la « vieille cité, pieuse et fidèle », à sa formation « lorraine » que Léon doit en fin de compte les plus beaux traits de son caractère et les plus heureuses idées de son pontificat ? » (E. Amann).
Comme il arrive souvent, Dieu se plaît à reconnaître le mérite de ses Saints en leur accordant le don des miracles. Pour Saint Léon IX, chose curieuse, on n'en cite qu'après sa mort, comme si ce Pape, trop occupé durant sa courte vie, n'avait pas eu le temps de s'y intéresser. Mais voilà que sur sa tombe, pour la quarantaine même de ses funérailles, soixante-dix guérisons miraculeuses se produisirent. Ce qui lui valut d'emblée une sorte de canonisation populaire, ratifiée plus tard par Grégoire VII. Les gens de Bénévent que Saint Léon IX avait édifiés pendant sa captivité, lui dédièrent une église, dès 1071.

La Lorraine, on le devine, ne tarda pas à suivre, inscrivant le Saint Évêque à son calendrier à la date du 19 avril, tandis que Pibon, son second successeur, fondait sous son patronage à Toul un chapitre et une église de Chanoines Réguliers. Comme pour Saint Vaast, le Chapitre de la cathédrale célébrait chaque année par une procession la mémoire du grand Pape voyageur. Quant aux églises, le diocèse n'en consacra que deux à son ancien Évêque, celle de Royaumeix, au nord de Toul, et celle de Nancy, près de la gare, au siècle dernier.

Il convient de signaler, au compte du diocèse de Metz, la chapelle érigée, il y a cent ans, à Dabo (Moselle), lieu présumé de la naissance de Brunon. Sur une table de grès couronnant une butte pittoresque, l'édifice apparaît de loin comme l'arche de Noé échouée sur le mot Ararat. C'est, à sa manière, un haut lieu de Lorraine, but à la fois d'un pèlerinage fréquenté et d'une agréable excursion à travers la vaste forêt du Donon.

Chez nous, le culte de Saint Léon IX fut introduit très tôt, et peut-être par l'intermédiaire du cardinal Humbert, dans nos grandes abbayes d'Etival, de Moyenmoutier et de Senones. De même le chapitre noble de Poussay célébra en grande solennité l'office de celui qui avait été son véritable fondateur. Il est pourtant curieux et regrettable que notre diocèse ne comporte aucune église ou chapelle à son nom, hormis celle qui lui avait été dédiée au XVIe siècle par le chapitre de Saint Dié en sa collégiale, à l'initiative d'André de Reynette, grand prévôt.

En 1954, les quatre diocèses gravitant autour du berceau de Saint Léon IX (Strasbourg,Metz, Nancy et Saint Dié) ont célébré par de grandes fêtes le IXèmecentenaire de sa mort. Une messe pontificale fut chantée le 14 novembre, à la basilique d'Epinal, comme de juste.

L'iconographie de notre Saint reste assez pauvre ; raison de plus pour en recueillir les rares éléments. Sa plus ancienne représentation est l'enluminure d'un manuscrit messin de la fin du XIe siècle conservé à la Bibliothèque Nationale de Berne. Saint Léon IX y figure en ornements pontificaux, consacrant l'église abbatiale de Saint-Arnould de Metz. Il répond assez bien, vu sa date, au portrait que nous en trace le moine Dider du Mont Cassin : « Cestui Léon estoit moult bel et de stature seigneuriale ».

La collection de Mme Dussaux à Remiremont possède une statue de bois provenant sans doute du Chapitre et datant de la fin du XVIe siècle. Le Pape est assis à son trône, la tête ceinte de la tiare. La main droite, qui bénit, est chargée de deux anneaux, particularité rare, bien que prévue par la liturgie. On peut d'ailleurs y voir une aimable fantaisie de l'artiste, soucieux d'évoquer ainsi et l'épiscopat de Brunon et le pontificat de Léon IX. Auquel cas l'artiste anonyme serait incontestablement un Lorrain !

Un tableau du XVIIIe siècle, classé monument historique et conservé à l'église de Poussay, représente Saint Léon en pape, remettant à l'abbesse les constitutions du chapitre. Tableau fort intéressant du point de vue documentaire : le Pape et sa suite, l'abbesse crosse en main et revêtue de son grand manteau d'hermine.

Dans la catégorie des arts mineurs, mentionnons d'abord les armoiries de Saint Léon IX, figurant sur le panonceau basilical de Saint-Maurice d'Epinal. Ce sont des armes parlantes : un lion de sable sur fond d'argent. Souvenir plus précieux, les archives des Vosges gardent un sceau de plomb, de 1049, finement gravé : entre chaque lettre de Leonis, s'insère une fleur de lys ; au revers s'épanouit une rose à huit pétales. Ne serait-ce pas la Rose d'or, instituée par le pieux Pontife, lors de son passage à Woffenheim, monastère alsacien qu'il affectionnait en souvenir de son père qui l'avait fondé ? Dans une lettre charmante, où perce une sensibilité d'artiste insoupçonnée, il explique lui-même le symbolisme et la destination de ce bijou. Depuis lors tous les Papes ont conservé cette poétique tradition et bénissent chaque année, le IIIe dimanche de Carême, cette Rose d'or qu'ils décernent ensuite soit à quelque princesse en témoignage d'estime, soit à une insigne église. Pie XI, par exemple, l'a remise en 1938 à l'Impératrice Zita de Habsbourg et Pie XII, en 1953, à la cathédrale de Goa (Indes portugaises), où repose le corps de Saint François-Xavier.

08/02 /12 Saint Gérard, évêque de Toul (Témoins vosgiens)
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Seigneur, tu as choisi l'évêque saint Gérard
pour te bâtir des églises,
mais surtout pour rénover la fidélité de ton peuple ;
Accorde-nous, par son intercession,
d'être ici-bas le temple de ta grâce
et d'entrer un jour dans la demeure de ta gloire.

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Nous avons vu comment le Français, Saint Gauzelin, avait contribué à infléchir vers l'Empire l'orientation politique de la Lorraine. On en trouve aussitôt une illustration significative dans le fait que son successeur même, Saint Gérard, nous viendra des bords du Rhin. Celui-ci va même ouvrir la longue série des évêques de Toul d'origine rhénane. Il faudra, en effet, attendre près de trois siècles, après Saint Gauzelin, pour retrouver, avec Renaud de Bouthelier-Senlis en 1210, un évêque français sur le siège de Toul.

Juridiquement, la succession de Saint Gauzelin allait donc se faire de la même manière que son accession : par désignation du souverain, à cela près que, Charles le Simple ayant disparu, l'initiative était passée à l'Empereur Othon Ier. Comme il se trouvait alors en Italie, le Chapitre de Toul envoya, à l'automne 962, une délégation auprès de l'archevêque de Cologne.

Brunon reçut ces Lorrains avec une déférence paternelle et se souvenant qu'il était à la fois évêque, responsable du spirituel et lieutenant de l'Empereur, voulut choisir un homme capable tout ensemble de diriger l'Église de Toul dans les voies de Dieu et de maintenir dans la fidélité à l'Empire ce vaste diocèse sur des confins où s'éveillait la France capétienne. Remarquons, en passant, que le règne de son fondateur, Hugues Capet (987-996) devait, en effet, coïncider avec la fin de l'épiscopat de Saint Gérard (963-994).

Brunon prit donc la chose très au sérieux et consulta le conseil presbytéral de Cologne qui fut unanime à lui recommander un prêtre, jeune encore, nommé Gérard, qui dans l'humilité d'une vie active et studieuse se préparait sans le savoir à la double et délicate mission qui l'attendait.
Gérard était né à Cologne vers 930 d'une vieille famille chrétienne ; Ingramne et Emma, ses parents, jouissaient d'une grande considération dans la cité. La mère veilla avec sollicitude à son éducation religieuse ; le père de son côté, soucieux de lui assurer une instruction solide, le mit à l'école que tenait le Chapitre auprès de la cathédrale. Le jeune Gérard, élève exemplaire, se sentit bientôt appelé au sacerdoce et s'adonna aux sciences sacrées. Devenu prêtre, il poursuit ses études, tout en s'initiant à la prédication dans les paroisses de la ville et en remplissant les fonctions de cellérier du Chapitre. Dans ces activités si variées, il fit preuve de talents remarquables et d'une grande puissance de travail ; il était par ailleurs d'une exquise urbanité, généreux et très humble.

Le choix de l'archevêque le surprit donc, mais sans le décontenancer, car il accepta en toute simplicité d'aller là où le Seigneur l'appelait. Il fut sacré à Trèves, comme déjà Saint Gauzelin, le 29 mars 963 et, quelque temps après, faisait son entrée solennelle dans sa ville de Toul. Les fidèles ne tardèrent pas à vérifier tout ce que disaient du jeune évêque les chanoines depuis leur retour de Cologne.
Quant aux autorités civiles, elles se flattaient de trouver dans ce patricien rhénan un zélé promoteur de l'influence germanique. Or le premier trait de sainteté du nouveau pasteur fut précisément de décevoir les politiques et de combler les vœux de la chrétienté touloise, dût-il pour cela rompre avec des attaches trop humaines. Responsable avant tout d'un diocèse, il entend bien n'être que l'homme de Dieu, entièrement donné à ses ouailles. Et pour en témoigner, il se montra à Toul tel qu'il avait été à Cologne, n'ajoutant rien à son train de vie, ne retranchant rien de ses austérités, ni de ses veilles.

Au moment d'aborder ce fécond épiscopat de plus de trente ans, précisons qu'il nous est connu, dans le détail et avec certitude, grâce à Widric, l'érudit abbé de Saint-Epvre, que nous avons déjà rencontré. S'il n'a certes pas connu son personnage, il en était encore assez proche, au début du XIᵉ siècle, pour en être le chroniqueur averti et documenté. Il le fit d'ailleurs à la demande même de Brunon de Dagsbourg, le futur Pape Saint Léon IX encore évêque de Toul. Nous suivrons donc Widric, négligeant toutefois les nombreux miracles, trop complaisamment rapportés dans un but d'édification et repris au siècle dernier, par l'abbé L'Hôte dans sa « Vie des Saints du diocèse ». Ce faisant, nous ne pensons ternir aucunement la mémoire de ce grand Evêque qui manifesta sa sainteté bien autrement que par les miracles qu'il a pu accomplir en réalité et que requièrerait aujourd'hui une canonisation en cour de Rome. Passionné de Dieu, Saint Gérard L'aima pour Lui-même et concrètement dans ses frères les hommes ; sur un autre plan, il aima Dieu dans son église et dans ses Saints. C'est sous ces quatre aspects que nous étudierons sa vie et découvrirons sa sainteté. _ 1. Saint Gérard eut à son suprême degré le sens de l'amour de Dieu. De sa formation première, il devait garder toute sa vie une foi ardente et une profonde piété. La prière fut son occupation favorite, en son oratoire où il passait de longues heures. Il multiplia les offices, les cérémonies qu'il présidait dans les églises de sa ville ou du diocèse, heureux de joindre sa prière à celle des fidèles, affectionnant davantage encore, dans les abbayes, l'office monastique auquel il était assidu jadis à Cologne. De cette piété qui impressionnait, nous retrouverons maints témoignages dans le culte fervent qu'il voua aux Saints de Toul, tout au long de son épiscopat. _ Il avait, de par sa foi, une confiance d'enfant dans la miséricorde et la toute-puissance de Dieu, estimant que c'était encore Lui rendre gloire que de Lui forcer la main, par la prière et la pénitence, dans les situations les plus désespérées. Et la Providence elle-même allait lui en fournir souvent l'occasion.

_ 2. Les misères et les calamités qui, dans l'histoire, assombrissent tragiquement les approches de l'an mil, mirent en admirable relief l'amour que Saint Gérard, avec tendresse, ne cessa de porter à son peuple.
Chaque jour, il recevait des indigents à sa table, après leur avoir lavé les pieds ; il les servait lui-même avec un sourire qui les mettait à l'aise.

Survienne une famine, les greniers de l'évêché, alimentés par la dîme, étaient aussitôt mis à la disposition des habitants et entièrement vidés. Pour empêcher les abus du « marché noir » (les mêmes causes produisant toujours les mêmes effets), il réglementa la vente des grains et des vins, car déjà en ce temps-là le petit « gris de Toul » était apprécié et l'objet de trafic. Il fixa pour ces marchandises des mesures qui furent en usage jusqu'à l'avènement du système métrique et qu'on appelait « mesures de Saint Gérard ».

Toujours dans le même esprit de bienfaisance et de sens social, il réglementa l'administration de la justice et de la police dans la cité. Bien que doté, au titre de Comte de Toul décerné à son prédécesseur immédiat, de pouvoirs considérables au temporel, il s'en remit à son propre frère Ancelin et personnellement n'en usa jamais qu'en faveur des petites gens, majorité privilégiée de son troupeau.

Au cœur de la ville de Toul, il fonda, non loin de la cathédrale, un hospice en faveur des malades et des voyageurs. Il lui donna le nom de « Maison-Dieu » , en confia la gestion à cinq chapelains, qui avaient à leur disposition le dixième des revenus de l'évêché. Toujours en service, depuis mille ans, l'Hôtel-Dieu de Toul fait honneur à Saint Gérard.
Il avait en outre créé un centre d'accueil au profit des étrangers que la misère chassait de leur pays, venant parfois de très loin : d'Écosse, d'Irlande, voire de Grèce, au témoignage de Widric. L'évêque les visitait tous les jours ; soucieux de l'âme de ces diocésains de passage, il les invitait à prier et à chanter sur le mode de leur pays ; si l'un d'eux venait à mourir, il ne manquait jamais d'assister à ses funérailles.

L'amour des pauvres fut l'une des caractéristiques de sa vie et sa préoccupation constante. On en trouve un exemple curieux à propos de Bouxières. Afin d'affermir la fondation de son prédécesseur Saint Gauzelin, il fit don à cette abbaye de plusieurs domaines : Dommarie, près de Vézelise, Pompey, puis Saint-Dizier, aux portes de Nancy, village qui fut démoli au XVIIe siècle pour agrandir la ville vers l'Est, mais dont la grande artère qu'est la rue Saint-Dizier garde encore le souvenir. Cette triple donation comportant des revenus, Saint Gérard eut soin d'en faire « la part à Dieu », avec cette clause, imposée aux religieuses, d'un banquet annuel qui serait servi à douze pauvres « pour la prospérité de son peuple et de la sainte Église ».

Lorsque la peste, des sécheresses ou des inondations s'abattaient sur la Lorraine, l'Évêque préconisait des neuvaines de jeûne, des processions qu'il présidait lui-même derrière les châsses de Saint-Mansuy et de Saint Epvre. Solennelles suppliques que le Ciel exauçait parfois de façon vraiment miraculeuse. Et le prélat d'en reporter le mérite aux bons vieux Saints du Toulois, au pouvoir de leurs reliques ; mais le bon peuple dans sa reconnaissance n'hésitait pas à l'attribuer à la sainteté de son Évêque.

3. L'amour de l'Église ! Il apparaît par le détail de sa vie, par toutes les manifestations de sa piété, que Saint Gérard en a reçu le charisme de façon exceptionnelle au jour de son sacre à Trêves.
La liturgie de ce sacre, dont l'essentiel existait déjà bien avant l'an mil, fait du nouvel élu le successeur direct des douze Apôtres, le rattachant ainsi intimement à l'Eglise fondée par le Sauveur. Saint Gérard le comprit et le vécut pleinement sur les deux plans, qui se confondent : l'Église catholique romaine et son Église de Toul. Zélé défenseur de l'Église romaine, il s'attacha à poursuivre l'action de son prédécesseur pour la rénovation spirituelle des monastères, à prévenir vigoureusement le retour aux pratiques dissolvantes qui les avaient tant affaiblis. _ Il se montra le gardien vigilant du dépôt de la foi, en face des sursauts de paganisme dans les campagnes, des courants de pensée ou de doctrine lancés par des novateurs qui trouvaient leur bouillon de culture dans ces temps de désordres et de guerres endémiques. Au plus fort de l'action qu'il menait ainsi, il put en 984 réaliser le rêve de sa vie et faire le pèlerinage de Rome. Il se choisit parmi les prêtres et les moines de son diocèse douze compagnons en l'honneur des douze Apôtres. Widric nous conte la cérémonie solennelle de départ en procession jusqu'au delà des remparts de Toul. On suit la pieuse caravane au long de sa route à travers les Alpes. A l'escale de Pavie, Saint Gérard aura la joie de rencontrer Saint Mayeul, abbé de Cluny, et Saint Adelbert, évêque de Prague. Belle occasion de se réconforter et de traiter ensemble de la réforme monastique et des problèmes d'évangélisation qui se posaient, les mêmes qu'en Lorraine, aux confins opposés de l'Empire. _ Parvenu en la Ville Éternelle, Saint Gérard fait aussitôt sa visite « ad limina ». Le narrateur, très attentif au pittoresque du voyage, mais peu soucieux de chronologie comme on l'était de son temps où l'on ne disposait pas d'agenda, ni d'éphémérides, ne précise pas le mois de ce séjour à Rome, ni le nom du pape qui a pu le recevoir. Nous ne pouvons même pas le conjecturer, la mort de Benoit VII et l'avènement de Jean XIV se situant dans le cours de cette année 984.

Par contre, nous sommes bien renseignés sur la visite à la Confession de Saint Pierre. Episode qui dénote le genre littéraire de Widric et dépeint sur le vif notre saint évêque. Celui-ci, désirant célébrer la messe en ce lieu, on lui fait remarquer que c'est là un privilège réservé au pape. Il ne se tient pas pour battu et fait vœu de donner 300 livres à la Basilique de Saint-Pierre s'il obtient cette faveur. Mais aussitôt, humble autant qu'impulsif, et sans doute canoniste par surcroît, il reconnaît publiquement qu'il y a dans sa dévotion quelque vaine complaisance entachée de simonie, il s'en repent et retire sa supplique. Trop heureux de pouvoir célébrer à l'autel de Sainte-Pétronille, Vierge romaine convertie par Saint Pierre et inhumée à côté de lui. Saint Gérard s'apprête à monter à l'autel, lorsque fait irruption une troupe de soldats étrangers, pas des gardes pontificaux ! qui ne respectaient pas la sainteté du lieu ; il s'empare de sa crosse et les chasse de la crypte, avec la fougue de Notre-Seigneur au Temple.

Avant de regagner la Lorraine, il ira avec sa suite prier longuement sur la tombe de l'empereur Othon II, décédé à Rome l'an passé. Geste de loyauté à l'égard de son suzerain, parfaitement conciliable avec la piété que nous lui connaissions déjà.
Sa chère Église de Toul, Saint Gérard vécut avec la conviction profonde qu'il l'avait, au jour de son sacre, épousée de façon à la fois mystique et réelle, l'anneau qu'il portait étant pour lui symbole d'amour et de fidélité.
Si, sur le plan temporel, il acceptait aisément, lui enfant de Cologne, que son évêché-comté de Toul fût imbriqué dans le Saint Empire romain germanique, il entendait, d'autant plus, qu'au spirituel son Église touloise fût partie intégrante et vivante de la Sainte Église catholique et romaine.

Sa première démarche d'évêque, en arrivant de Trèves, fut de se rendre au tombeau de Saint Mansuy, en la chapelle Saint Pierre, où il reposait, hors des remparts est de la ville. Dans cet élan de piété qui le porta toujours, nous le verrons par la suite, à vénérer les Saints avec tant de confiance, il se consacra avec tout son diocèse à cet auguste prédécesseur qui avait jadis fondé l'œuvre dont il était désormais responsable.
Afin de ranimer la dévotion des fidèles envers l'Apôtre du pays, Saint Gérard commence par demander à Adson, écrivain bien connu, d'en retracer la vie, ouvrage d'édification que les curés liraient à leurs ouailles au jour de sa fête. Dans cette optique, Adson composa une biographie dont le contenu historique est très pauvre, il le reconnaît lui-même, mais où la légende reflète amplement l'imagination et la piété populaires. Et ce, sur un point très particulier qui mérite d'être relevé ici.

Comme ses collègues, auteurs de la Vie de Saint Clément de Metz ou de Saint Lazare d'Autun, Adson y recueille cette ferme croyance que Saint Mansuy était venu directement de Rome, au premier siècle, envoyé par Saint Pierre personnellement pour évangéliser le pays des Leuques. Pure légende, c'est largement prouvé aujourd'hui, mais si belle qu'elle plut infiniment à Saint Gérard, confirmant en lui le sentiment qu'il avait à juste titre, nous le disions à l'instant, de la filiation de l'Eglise de Toul par rapport à celle de Rome. Et la dédicace même par Saint Mansuy de cette première chapelle à Saint Pierre, n'était-elle pas à ses yeux une preuve de plus de l'apostolicité de son Église qu'il aimait tant déjà ?
Tandis qu'Adson s'acquittait de sa tâche, Saint Gérard résolut de mettre davantage en honneur les reliques de Saint Mansuy. Il fonda, hors les murs, une abbaye nouvelle dédiée à son nom et releva du sarcophage de la crypte les restes précieux qu'il plaça dans une châsse. Celle-ci fut confiée à la garde d'une communauté de bénédictins, détachée de l'abbaye Saint-Epvre, sous la direction d'Adalbert rentrant de Moyenmoutier, où il avait fait du si bon travail, au temps de Saint Gauzelin. Le diplôme d'Othon II ratifiant la chose le 2 juin 965 conférait à l'œuvre un certain prestige. Il atteste aussi que Saint Gérard est allé vite en besogne : c'est la seconde année de son épiscopat.

A l'intérieur de la ville, il voulut avoir une belle cathédrale, qui incarnât l'Église spirituelle de Toul. Depuis la fondation de celle-ci, à la fin du IVe siècle, plusieurs cathédrales successives avaient été bâties dont on trouve mention dans les textes, mais pas la moindre trace archéologique. Partant des fondations de la dernière en date, érigée par l'évêque Ludelme (895-906), bien délabrée par l'invasion hongroise de 954, Saint Gérard entreprit un vaste édifice sur un plan qui se laisse deviner dans la cathédrale, reprise au XIIIe siècle et toujours en place. Ayant vu très grand, il ne put en élever que le chœur et le transept, richement ornés néanmoins de peintures et de sculptures, de mobilier précieux. Il eut la joie d'en faire la consécration en 981, ayant obtenu des reliques de Saint Etienne de Thierry de Hamelant, évêque de Metz, dont la cathédrale est également consacrée au premier Martyr. On s'attendrait presque que pour Toul c'eût été Saint Mansuy : mais notre évêque était bien trop respectueux de la tradition. On sait que Saint Etienne est en France le titulaire des plus vieilles cathédrales, le premier après Notre Dame.

Non content d'avoir ainsi doté sa ville épiscopale de deux protecteurs insignes, le pieux évêque eût l'idée originale d'installer en sentinelle le Prince même de la milice céleste. Il y avait au nord de Toul une fière colline dominant la cité. En 971, il la dédia à Saint Michel, bâtissant à son sommet une église et un prieuré qui devinrent un centre de pèlerinage. A noter qu'en 962 la même dédicace venait de se faire au Puy, à la pointe du célèbre Saint-Michel-d'Aiguilhe. C'est donc depuis Saint Gérard que les Lorrains ont eu leur Mont-Saint-Michel, la colline de Bar ayant changé de nom, on le vérifie sur toutes les cartes, notamment sur celles d'état-major, où un fort, pièce maîtresse du camp retranché, a remplacé l'antique chapelle.

Ainsi pour ce qui touche au culte des Saints, il venait de prendre décidément un bon départ, dans sa ville même.

4. Saint Gérard, avons-nous dit en préambule, aima Dieu, très spécialement et avec une ferveur soutenue, dans ses Saints, sans savoir d'ailleurs qu'il allait lui-même en allonger la liste. Ce fut vraiment la caractéristique de sa piété, comme l'idée-force de tout son épiscopat.
Il nous plaît d'aborder ce dernier aspect de sa sainteté ; parce que notre évêque-pèlerin s'est rendu de la sorte populaire entre tous en Lorraine.

Parce qu'il annonce déjà le Moyen Age, lequel a vécu sa foi et aimé son Dieu à travers les Saints du paradis, sollicitant par leur intermédiaire, avec une confiance jamais lassée, l'infinie bonté du Tout-Puissant ; par contraste enfin — car cela donne du relief à l'Histoire ! — avec la désaffection à l'égard des Saints de notre spiritualité contemporaine.

A son arrivée, le jeune évêque avait appris avec un vif intérêt qu'au-delà de Toul et sur la même voie romaine qui l'avait de Cologne amené à Trèves, puis à Toul, on vénérait un certain Saint Elophe. Celui-ci avait jadis payé de son sang les prémices d'évangélisation au pays des Leuques. Aussi voyons-nous Saint Gérard prendre dès 965 son bâton de pèlerin et venir prier sur la tombe du premier martyr de tout son diocèse, contemporain d'ailleurs de Saint-Euchaire de Pompey.

Ayant conté dans le détail précédemment cette visite mémorable qui marque le départ du culte de Saint Elophe avec une « succursale » inattendue à Cologne, nous n'y reviendrons pas. Il est bon toutefois de replacer dans le contexte de la vie de Saint Gérard le pieux larcin qui avait marqué le pèlerinage. Il est clair qu'en l'occurrence son culte des Saints était entaché de chauvinisme candide, ce qu'exploiterait joliment de nos jours « l'avocat du diable » dans un procès de canonisation. Mais peut-être Saint Gérard entrevoyait-il — et l'avenir lui a donné raison — un surcroît de gloire pour notre martyr, dans je ne sais quelle perspective de la communion des Saints, de « l'internationalisation » de leur culte. Il y eut aussi, en cette affaire, l'excuse d'une sauvegarde en faveur de deux monastères vosgiens.

Et ceci nous amène à un exploit du même genre concernant précisément ces derniers et qui semblerait à première vue ternir la mémoire de Saint Gérard. Au retour d'une visite faite sur la tombe de Saint Dié et de Saint Hydulphe, il emporta à Toul les deux crosses que l'on conservait aux Jointures et à Moyenmoutier en souvenir des fondateurs. Par ce geste, il entendait d'abord faire acte de possession des deux abbayes, restituées au comté de Toul par Frédéric, duc de Haute Lorraine, à l'occasion même du transfert des reliques de Saint Elpohe à Cologne. C'était aussi dans sa pensée, un geste de piété, car les dites crosses étaient fort simples ; il les rehaussa d'orfèvreries, y inclut des reliques et les fit garder au trésor de sa cathédrale. Depuis lors elles ont disparu, comme toutes les œuvres d'art accumulées au cours des siècles aussi bien à Toul qu'à Saint-Diè et à Moyenmoutier. D'ailleurs, on ne voit pas, dans les textes, que le Chapitre de Saint Dié, lorsqu'il se fut émancipé de la tutelle de son évêque, ait jamais réclamé cette crosse qui, au trésor de Toul, eût paru maintenir une juridiction évanouie.

A deux reprises déjà, nous avons suivi Saint Gérard pérégrinant dans cette portion de son diocèse qui forme aujourd'hui le nôtre. Il va y revenir encore, mais sans que cette visite donne lieu à la moindre critique. Il nous y apparaît au contraire sous un jour sympathique : penché sur le berceau d'Epinal nouveau-né.

On nous excusera de développer ici ce que nous ne ferons qu'esquisser à propos de Saint Goëry.
Dans le dernier tiers du Xe siècle, Thierry de Hamelant avait fondé un monastère de bénédictines sur un domaine du temporel de l'évêque de Metz, au point où la Moselle sort de la montagne vosgienne. Ayant aussitôt édifié une église et voulant donner un gage de prédilection à la cité qui venait ainsi de naître, Thierry décide de transférer à Epinal le corps de Saint Goëry, son lointain prédécesseur, mort évêque de Metz en 643. En veine de gentillesse, il invita Saint Gérard à présider cette translation et à consacrer la nouvelle église.

De la cérémonie nous n'avons d'autre détail que la date du 5 février, conservée de façon précise jusqu'à nos jours pour célébrer la dédicace de notre église spinalienne. Quant à l'année, elle n'a pas été retenue, lapsus maintes fois remarqué. Par suppositions toutefois, les historiens estiment que ce fut dans les dernières années de Thierry mort en 984.
L'événement, par contre, est attesté clairement dans un privilège accordé par la suite au Chapitre des Dames d'Epinal, par l'évêque de Toul, Riquin de Commercy, le 30 mai 1119 : « Nous ne voulons pas que ceux qui viendront après nous ignorent que l'église que Saint Gérard avait dédiée fut détruite, parce que trop petite, qu'elle fut réédifiée et dédiée par le bienheureux Léon, alors qu'il était déjà revêtu de la dignité apostolique ... » (Il s'agit du pape Saint Léon IX.)

Revenant à Saint Gérard, on devine qu'il s'était rendu avec joie à une telle invitation. A Epinal il était déjà un peu chez lui, ce domaine du temporel de Metz formant une enclave dans son diocèse. De plus, il lui plaisait de recevoir et d'honorer ainsi les restes d'un saint évêque voisin et de remercier du même coup Thierry, qui lui avait naguère accordé si libéralement des reliques de Saint Etienne pour la dédicace de sa propre cathédrale.
Peu de temps après, une terrible épidémie le « mal des Ardents », venant à ravager la Lorraine, Saint Goëry fut mis à contribution et les malades accoururent de partout, de Bourgogne et d'Alsace, auprès de sa châsse pour obtenir leur guérison. Les miracles nombreux, aussitôt obtenus, déterminèrent l'essor d'Epinal sur le double plan spirituel et économique. Le document de Riquin y fait allusion : tandis qu'on bâtissait une église plus vaste, un hôpital était construit par les Dames, sur le parvis, spécialement destiné aux malades, un peu comme notre Hospitalité de Lourdes.

En sorte que Saint Gérard se trouve avoir consacré la première église d'Epinal et présidé à la naissance d'un des plus anciens pèlerinages curatifs en Lorraine.
En vertu d'une tradition immémoriale et tenace, Saint Gérard passe pour être le fondateur du pèlerinage de Sion. Nous n'avons là-dessus, même dans Widric, aucun texte précis ; ajoutons qu'au départ l'affaire apparaît bien complexe, fondée sur un double paradoxe territorial, comme on en rencontre souvent dans l'organisation des diocèses au haut Moyen Age.

Ainsi la colline de Sion, pièce maîtresse du Xaintois, le vieux « pagus Suentensis », appartenait encore à l'évêché de Langres, constituant une enclave dans le diocèse de Toul. Réciproquement ce dernier possédait l'abbaye de Saint-Gengoult, de Varennes-sur-Amance, enclave lorraine dans le diocèse de Langres.

Saint Gauzelin, au prix de longues tractations, avaient décidé de réduire cette anomalie en échangeant avec Achard, évêque de Langres, Varennes pour Sion. Parti intelligent qui replaçait les choses dans l'ordre et qu'allait exploiter Saint Gérard. Très attaché, nous l'avons vu, au culte des Saints, le pieux évêque professait une dévotion plus tendre encore envers la Vierge Marie. On lui prête donc d'avoir repris le projet de son prédécesseur, détourné vers Bouxières.
Sur la colline de Sion existait déjà une chapelle antique dédiée à la Vierge, aux lieux mêmes où les Gallo-Romains vénéraient la déesse Rosemarta, avant l'évangélisation de la contrée. Des stèles votives découvertes à Soulosse en témoignent au Musée d'Epinal. Il est regrettable que nous n'ayons aucune preuve que Saint Gérard ait aménagé les lieux et élevé l'église qui, plusieurs fois reconstruite, et transformée encore l'été dernier, allait devenir, avec son « image miraculeuse », le pèlerinage marial le plus populaire de toute la Lorraine.

Nous sommes bien mieux renseignés sur une autre création, typiquement personnelle et qui se présente comme un corollaire de l'œuvre de Sion. En souvenir de l'abbaye Saint-Gengoult de Varennes, rendue à Langres, notre évêque voulut implanter à Toul même le culte de ce Saint déjà répandu en Lorraine. Aujourd'hui encore Saint Gengoult est titulaire de dix églises au diocèse de Nancy et de sept dans le nôtre : Hadol, Harsault, Hurbache, Pierrepont, Ruppes, La Voivre, Xaffévillers.

Possédant une relique insigne de ce Saint, le pieux évêque décida en 986 la fondation d'une collégiale qui en assurerait la garde. Il y installa une communauté de clercs réguliers, laquelle par la suite devait s'ériger en Chapitre, distinct de celui de la cathédrale et dont le prévôt fut au Moyen Age le second personnage du diocèse. Cette fondation lui tenant à cœur, il l'avait en effet richement dotée, lui attribuant les revenus du domaine de Sion. Puisque ce dernier était la rançon de Varennes, c'était encore, dans sa pensée, faire hommage à ce Saint « naturalisé »lorrain ! On s'explique dès lors l'ampleur de l'église actuelle de Saint-Gengoult de Toul (XIIIe siècle) et la richesse architecturale de son cloître (XVIe siècle).

Le zèle qui portait inlassablement Saint Gérard à célébrer la mémoire des Saints devait le mettre en relation avec le diocèse de Verdun, après celui de Metz. Il lui semblait bon de resserrer davantage les liens qui unissaient les trois Églises lorraines, les Trois Évêchés historiques.

Humbert, abbé de Saint-Vanne de Verdun, qui venait d'ouvrir une filiale bénédictine à Flavigny-sur-Moselle, renouvela le geste récent de Thierry à Epinal. Il obtint en effet d'y transporter le corps de Saint Firmin, un des premiers évêques du pays verdunois. La translation donna lieu à une solennelle procession, présidée par Brunon, archevêque de Cologne et qui, de Verdun, devait passer par Toul. Saint Gérard accueillit avec enthousiasme – c'était un enrichissement pour son diocèse !- les restes du vieil évêque, natif justement de Toul. Il présida la veillée en l'abbatiale Saint-Epvre et le lendemain se joignit au cortège qui remonta la Moselle jusqu'à Flavigny.

Une autre fois, il répondit à une invitation pour Ligny-en-Barrois et vint y consacrer à Saint Epvre l'église qui allait devenir un centre de pèlerinage célèbre en l'honneur de Notre-Dame des Vertus. On y vénère toujours l'image miraculeuse, un tableau de l'école de Sienne, qui aurait été donné par le pape Urbain IV, ancien évêque de Verdun.

Au soir de sa vie, Saint Gérard accepta en 992 de consacrer la collégiale de Bar-le-Duc, d'autant plus volontiers qu'elle était dédiée à Saint-Etienne, le patron de sa cathédrale.
Par piété personnelle et par amour pour sa bonne ville de Toul, il institua une cérémonie annuelle qui donnerait à tous ses clercs l'occasion de se grouper autour de l'évêque pour prier et chanter ensemble. A la Saint Etienne d'été, fête de la translation du corps du premier Martyr, le 7 mai étant plus indiqué que le 26 décembre ! Il réunissait tout le chapitre de la cathédrale, celui de Saint-Gengoult, les moines des abbayes Saint-Epvre, Saint-Léon et Saint-Mansuy, pour une procession dans les galeries du cloître. Si ce dernier, évidemment reconstruit, avait déjà, les proportions de celui du XIII siècle — c'est le plus grand de France — ce devait être une cérémonie imposante pour les fidèles massés sur la perlouse centrale. L'évêque y prenait la parole, comme il faisait à chacun des innombrables pèlerinages et offices pontificaux qui ont marqué sa vie pastorale. Au reste admirablement doué pour l'éloquence, il l'exerçait avec autant de distinction que de zèle apostolique. Au témoignage de son biographe, « dans toute la Gaule Belgique, il n'y avait point d'évêque qui l'égalât dans l'art de la prédication ».

Une vie aussi active compromit assez vite la robustesse de son tempérament. Il approchait seulement de la soixantaine, lorsqu'il sentit ses forces diminuer dangereusement ; mais il ne voulut rien retrancher de son ministère ni de ses mortifications.
Entre-temps, il avait pris ses précautions. Le domaine de Tranqueville-Graux avec son église dédiée à Saint-Epvre, faisant partie du temporel de Toul, Saint Gérard en fit don au Chapitre cathédral constitué son héritier, avec charge de célébrer à perpétuité une messe d'anniversaire et de faire avec le surplus aumône aux pauvres de la ville. Fondation toute simple qui attache à sa mémoire un petit village de notre Plaine vosgienne.

Parmi les étrangers qu'il hébergeait au centre d'accueil depuis son avènement, un Écossais qu'il avait pris en affection vint un jour lui révéler la date de sa mort. Il remercia le brave homme, illuminé ou prophète, mais n'en continua pas moins à assister à matines avec les chanoines de la cathédrale. Un soir de printemps, il s'affaissa subitement ; on le ramena à l'évêché pour l'entourer des plus grands soins. Dans ses souffrances, il eut cette parole admirable, rapportée par son biographe et qui dépeint si bien le grand évêque bâtisseur : « Puisque mon corps doit servir de pierre dans l'édifice de la Jérusalem céleste, il faut bien tailler cette pierre et la polir par la souffrance ! »

Ayant reçu les derniers sacrements avec toute sa piété lucide, il donna sa bénédiction à l'entourage et l'étendit à tous les fidèles de son cher diocèse. Le 23 avril 994, Saint Gérard s'endormait dans la paix du Seigneur en la trente et unième année de son épiscopat.
La nouvelle de la mort de Saint Gérard se répandit très vite, non seulement par la ville, mais dans toute la Lorraine. A en croire Widric, plusieurs saints personnages en furent avertis miraculeusement, ce qui après tout, n'était qu'un mode d'information très valable pour l'époque ; les contemporains n'en étaient pas plus surpris que nous ne le sommes d'apprendre les nouvelles par satellites de télévision.

Évêques et princes se joignirent à la foule pour faire au pontife vénéré des funérailles grandioses. Il fut inhumé à la croisée du transept de la cathédrale qu'il avait commencée. Privilège étonnant que la postérité devait, nous le verrons, sanctionner de multiples manières.
On serait tenté d'imaginer que Saint Gérard, avant de mourir, avait fait à Dieu la même prière que Sainte Thérèse de Lisieux, car il obtint de poursuivre de là-haut le ministère de bonté et de miséricorde qui avait marqué sa vie. Sur sa tombe, malades et malheureux affluèrent aussitôt et les miracles fleurirent à tel point que Widric renonce à les rapporter tous.

Culte de Saint Gérard

Un demi-siècle se passa de la sorte et sa sainteté allait être officiellement reconnue par son cinquième successeur , Brunon de Dagsbourg, devenu le pape Saint Léon IX. Ce fut l'occasion d'un triduum demeuré célèbre dans les fastes de l'histoire de Toul.

Auparavant le pape aurait promulgué une bulle de canonisation en bonne et due forme, lors du synode tenu à Rome le 2 mai 1050. Cette assertion figure aujourd'hui au propre des deux diocèses de Nancy et de Saint-Dié (23 avril). Mais elle est inexacte, fondée seulement sur une vieille tradition chère à la piété des Toulois. Une savante étude de l'abbé Choux le prouve scientifiquement (« Semaine Religieuse de Nancy », 1963, p. 91-92 ).
Par contre — et cela suffit bien à la gloire de notre Saint — la démarche de Saint Léon à Toul est historiquement certaine, circonstanciée par une foule de détails intéressants.

C'est au cours du second de ses voyages au-delà des Alpes que le pape repassa à Toul en octobre 1050. Il y arriva accompagné d'une brillante escorte : Halinard, archevêque de Lyon. Hugues de Salins, archevêque de Besançon, dont il venait de consacrer la cathédrale, Georges, archevêque de Colocza (Hongrie), Fromont, évêque de Troyes, et Herbert, d'Auxerre, un évêque anglais dont le nom ni le siège n'ont été retenus, des princes enfin et des « gens fort considérables ».
La foule des fidèles avait envahi la ville, au point que le pape décida de procéder la nuit, toutes portes closes, à l'ouverture du tombeau, en présence du clergé seul. Le samedi soir donc, 20 octobre, l'office pontifical commença à la tombée de la nuit. On se rendit processionnellement dans le transept à la lumière des flambeaux, dans la fumée de l'encens. « On leva la pierre sépulcrale et le corps de Saint Gérard apparut en vêtements pontificaux, les cheveux blancs, les yeux clos, comme endormi dans l'attente de la résurrection. »

Toute la journée du dimanche 21, le corps resta exposé à la vénération des fidèles et c'est le lundi seulement qu'on le plaça dans une châsse sur un autel au croisillon nord du transept appelé, depuis lors, transept de Saint-Gérard. Et pour clôturer dignement ces fêtes, le pape procéda à la consécration en son honneur de cet autel, situé précisément à l'endroit où le pieux évêque s'était effondré mourant.

Dans cette imposante cérémonie de l'élévation des reliques, nous retrouvons, une fois de plus, l'équivalent canonique et traditionnel, en ce temps-là, d'une authentique canonisation. Elle survenait 56 ans après la mort de Saint Gérard.
L'hommage exceptionnel qu'un pape lorrain venait ainsi de décerner à un de ses proches prédécesseurs ne pouvait qu'accroître la ferveur des fidèles et favoriser l'expansion de son culte.
Pour éclairer la piété des pèlerins, qui se pressaient à la cathédrale, on mettait à leur disposition la Vie du Saint et le récit des miracles, consignés au fur et à mesure qu'ils se produisaient.

Dans les trois siècles qui suivirent, aucun document ne nous enseigne sur la disposition, l'aménagement du tombeau en vue de ce culte. Mais nous savons qu'en 1350, Ferry de Void, doyen du Chapitre, fit ériger de ses deniers (300 florins) un magnifique mausolée de cuivre : quatre colonnes ouvragées supportaient l'effigie du saint, représenté en gisant, vêtu des ornements pontificaux avec le surhuméral, insigne particulier alors des évêques de Toul. La description, qui seule nous est restée, de ce mausolée, laisse supposer qu'entre les colonnes les pèlerins pouvaient descendre dans le tombeau sous le gisant, selon une pratique dont nous avons encore un exemple à Saint-Elophe.

C'est auprès de ce tombeau que le Chapitre se réunissait pour réciter l'office de Prime ; et de même s'y faisait la bénédiction des cierges et des palmes, à la Chandeleur et aux Rameaux.
Plus encore qu'à ce mausolée, la piété des fidèles allait d'instinct à l'autel Saint-Gérard où se trouvaient les reliques. Aucun autre Évêque de Toul n'ayant ainsi son autel particulier à la cathédrale, on en célébrait la dédicace chaque année, le 22 octobre figurant désormais au calendrier liturgique en souvenir de la cérémonie de 1050.

Il est à croire, d'après un document de 1298, que l'autel Saint-Gérard était somptueusement orné. Il devait, hélas ! disparaître au XVIIIe siècle pour faire place à un monument dans le goût du jour, et il changea même de titulaire. Construit grâce aux largesses du roi Stanislas, en 1763, il fut en effet dédié au Sacré-Cœur — ce fut le premier en Lorraine — à la demande de Marie Leckzenska, à l'exemple de ce qu'elle venait de faire en la chapelle du château de Versailles. Et c'est à l'occasion de ces travaux « d'embellissement » que les chanoines firent stupidement disparaître le mausolée de cuivre, jugé barbare, puisque gothique.

Le souvenir de Saint Gérard s'est, au cours des siècles, si fortement incrusté dans sa cathédrale que l'on appelle encore tour de Saint-Gérard la tour nord de la façade, à gauche du portail. En réalité, ce nom populaire lui vient de ce que — particularité assez rare — le rituel toulois comportait la dédicace des tours de la cathédrale. L'office se faisait le 22 octobre, soit au lendemain de la translation de Saint Gérard. A l'étage de cette tour existait une chapelle haute, dédiée à Saint Michel, où le Chapitre célébrait la messe de ladite dédicace.

Autre attribution pieuse et gratuite à propos du siège appelé « fauteuil de Saint Gérard », qu'on voit toujours dans le chœur. Il s'agit d'une cathèdre en pierre finement sculptée qui ne date que du XIIIe siècle. Elle servait pour l'intronisation des évêques ; mais lors des offices d'action de grâces, les miraculés de Saint Gérard avaient même le privilège de s'y asseoir ; ce qui suffit à expliquer l'appellation populaire.
Les princes lorrains, à leur tour, ont parfois manifesté leur dévotion au grand saint toulois. Par testament, Ferry II, comte de Vaudémont, enjoignit à son fils de « faire pèlerinage à Monsieur Saint Gérard de Toul ». René II accomplit pieusement ce vœu, inaugurant ainsi son règne qui devait ouvrir une belle page d'histoire lorraine.

En raison de la grande popularité du Saint, sa châsse fut souvent ouverte pour des prélèvements de reliques en faveur d'insignes églises du diocèse, reliques qui ont pu en grande majorité échapper aux ravages de la Révolution. La cathédrale de Toul conserve le chef et se partage avec Saint-Gengoult la plupart des grands ossements. Citons encore à Nancy l'église Saint-Sébastien et la chapelle des Religieuses de la Doctrine Chrétienne, fondée précisément par le chanoine Vatelot, du Chapitre de Toul.

Mais voici un transfert de reliques qui nous intéresse davantage. On sait que Gérardmer s'honore de porter le nom du grand évêque, lequel est patron de son église conjointement avec Saint Barthélemy. Il convient de signaler ici que, parmi les princes qui assistaient à Toul aux fêtes présidées par Saint Léon IX, figurait Gérard d'Alsace, duc de Haute Lorraine, accompagné de son écuyer Bilon. Or ce dernier, impressionné par les cérémonies et touché par la grâce, décida sur-le-champ de se faire ermite. Il vint s'installer au bord du lac de Longemer, y érigeant une chapelle dont on a découvert en 1960 de remarquables vestiges, authentiquement du XIe siécle. Ce point d'histoire apporte la justification, aussi rare que précise, du patronage d'une paroisse.

La destruction de l'église de Gérardmer, le 22 juin 1940, ayant entraîné la perte de la relique de Saint Gérard, qu'elle possédait depuis le XVIIIe siècle, la paroisse adressa une supplique à Mgr Lallier, évêque de Nancy, pour en obtenir une nouvelle. A l'occasion des fêtes du IXe centenaire, célébrées à Toul en mai 1951, Mgr Lallier, procédant à un regroupement des reliques, eut la gentillesse de prélever une rotule qui fut enchâssée dans un charmant reliquaire en bronze doré, de forme moderne à parois translucides. Et pour l'accueillir Gérardmer fit grandement les choses.

Le reliquaire ayant été amené de Toul à Saint-Dié, on organisa une émouvante « route de Saint Gérard ». Après une messe célébrée en l'église Notre-Dame de Saint-Dié, au petit matin du 5 juillet 1952, la relique s'achemina vers Gérardmer, portée sur un brancard orné. S'y relayèrent une centaine de Gérômois, des jeunes en majorité, puisque la route se faisait à pied, avec une navette de voitures assurant la relève. Pour 40 km, six étapes : Traintrux, Vanémont, Corcieux, Gerbépal, Martimpré, Longemer jalonnèrent cette route carillonnée, que nous pûmes suivre en partie, dans la joie de retrouver le cheminement plein de ferveur des pèlerins d'antan. Au crépuscule, le cortège, qui s'était bien étoffé sur la fin, parvint à Gérardmer et s'arrêta à la chapelle du Calvaire, premier centre paroissial, dédié à Saint Gérard en 1540, où se fit la veillée des reliques. Le lendemain, dimanche 6 juillet, sur le parvis de l'église, messe pontificale de Saint Gérard, célébrée par Mgr Brault avec homélie vibrante de Mgr Lallier. La pose de sa première pierre, au chevet sortant à peine de terre, clôtura dignement ces fêtes.

Ainsi Gérardmer, si éloigné de Toul au cœur de nos montagnes, avait bien mérité de Saint Gérard, étant la seule paroisse des Vosges à le revendiquer comme patron. Dans la plaine toutefois, trois chapelles ont été érigées à sa mémoire : à Houéville, à Jubainville et à Repel. Au diocèse actuel de Nancy, il n'est titulaire que de trois paroisses : Flainval et Sommerviller, près de Saint-Nicolas- de-Port, Praye, l'escale ferroviaire des pèlerins de Sion.

La particularité signalée à propos de l'office canonial sur sa tombe à la cathédrale atteste cette sorte de prédilection qui a valu à Saint Gérard une place à part dans la liturgie touloise. Seul parmi les dix-huit évêques de Toul honorés comme saints à avoir son autel spécial, il compte trois fêtes au calendrier : 23 avril, anniversaire de sa mort, « dies natalis », 21 octobre, translation de ses reliques avec office propre au bréviaire et une longue séquence octosyllabe au missel, 22 octobre, dédicace de son autel. Son nom figure également dans les litanies de la bénédiction des fonts, le samedi saint. (Missel de 1516, au Grand Séminaire de Saint-Dié.)

ICONOGRAPHIE

Elle est en somme assez réduite du fait peut-être que tout se trouvait centré sur la ville de Toul. Par ailleurs les ravages du temps et des hommes, fussent-ils chanoines, nous l'avons vu, ont saccagé un patrimoine artistique considérable. La plus belle pièce est une peinture à fresque, découverte en 1892 derrière les boiseries du chœur de la cathédrale. En date du XVe siècle elle représente l'évêque debout en habits pontificaux, dont le surhuméral en relief s'ornait jadis de pierres précieuses à la manière des icônes. A ses pieds, dans une attitude pittoresque, les trois heureux pèlerins miraculeusement guéris le 21 octobre 1050, en présence du pape ; un paralytique, un pauvre à la jambe de bois et le paysan frénétique de Pagney. Cette fresque a été reproduite comme carte philatélique du neuvième centenaire (3 mai 1951). Un autre tableau sur toile s'insère dans le décor du chœur (1625), œuvre de Jessé Drouyn au même titre que le monumental retable de l'église des Dames de Remiremont.

En vitrail, Saint Gérard paraît d'abord en 1503 dans l'immense fenêtre du transept nord, en grandeur naturelle, accompagnant la Vierge avec Saint Etienne et Saint Jean-Baptiste ; puis dans la rose de la même époque au-dessus de l'orgue ; dans les deux cas, il a été seul retenu pour représenter la lignée des saints évêques de Toul. En vitrail plus récent, il figure encore deux fois à Gérardmer : chapelle du Calvaire (XIXe siècle) et transept nord de l'église (1956).

La seule statue de pierre comme se voyait jadis au premier pilier de gauche à la cathédrale ; une dalle de marbre noir, posée sur la tombe en 1854, le représente gravé au trait en mitre et crosse, encadré par une inscription commémorative en latin. A l'église de Xonrupt se voit le médaillon moderne de Dié Mallet : Saint Gérard en buste porte le surhuméral bien rendu. Mais c'est à tort qu'on lui fait tenir la monstrance du Saint Clou, insigne relique de la Passion, qu'il aurait obtenue à Trèves : car Widric n'en parle pas, lui si prodigue de ces détails, de plus le culte n'en apparaît que sous Mgr Henri de Ville-sur-Illon (1409-1436).
Bien que les armoiries ne datent que de la fin du XIIe siècle, Saint Gérard en fut généreusement doté par les soins du Chapitre : « d'argent à la fasce de gueules » ; à voir dans le vitrail de 1503 et sur le campanile de « la boule d'or » qui surmonte l'horloge entre les deux tours.

O Au terme de cette étude, une brève conclusion voudrait justifier l'ampleur que nous lui avons donnée, peut-être à la surprise de nos lecteurs.
Nous disposions d'un fond historique solide et de multiples notes recueillies « en passant par la Lorraine ». Et puis, faut-il l'avouer, Saint Gérard nous a paru une personnalité si attachante !
Ce pontife rhénan a réellement conquis de son vivant le cœur des Lorrains, faisant sienne d'instinct, sans l'avoir peut-être jamais connue, l'appréciation du poète latin : « Optima gens, Leuci ! _ De bien braves gens, ces Toulois ! » (Lucain, « La Pharsale »). Saint Gérard a marqué de façon indéniable l'histoire du diocèse et déjà sa ville même de Toul avec ses monuments (la cathédrale, Saint Gengoult et leurs cloîtres) qu'elle lui doit au départ et dont elle reste fière.
Il a marqué surtout, profondément, la spiritualité touloise, comme le chante l'hymne de Laudes :

« Prisca nostrorum pietas avorum
Fluxit ex illo... »

C'est en lui qu'a trouvé sa source la piété de nos aïeux ! Au point qu'ayant aimé son Dieu dans son Eglise de Toul, Saint Gérard nous semble avoir, plus qu'aucun de nos saints évêques, assumé et vécu la noble devise de la ville : « Pia, prisca, fidelis ! Pieuse, antique et fidèle ! »