Extrait de l’ouvrage du chanoine Laurent “Ils sont nos aïeux”. 1980. Edition : Association diocésaine de Saint-Dié
Parmi les Saintes Femmes, inscrites à notre Propre diocésain, et que nous avons présentées sous la rubrique « Les Saints de chez nous », Alix Le Clerc apparaît liturgiquement comme la benjamine.
La Bienheureuse Alix, entrée sous ce titre en 1947 à notre calendrier, a en effet précédé de peu cet autre Bienheureux du XVIIIème siècle, Jean-Martin Moyë, béatifié en 1954, en sorte que les derniers venus de notre Sanctoral ont tous deux cette particularité commune d'être des fondateurs d'ordre enseignant.
Alix Le Clerc est par ailleurs l'aînée, puisque sa vie (1576-1622) se partage presque également entre le XVIème et le XVIIème siècle, à l'articulation de ce que les historiens appellent la Renaissance et les Temps Modernes.
On devine, dès lors, que pour étudier cette vie nous disposons de documents abondants et sûrs, qui font tant défaut pour les Saints des premiers siècles.
Alix Le Clerc naquit à Remiremont le 2 février 1576. Au simple énoncé de ces deux notions de lieu et de temps, comment ne pas discerner d'emblée une admirable disposition de la Providence ?
Remiremont fut par excellence chez nous une terre de sainteté. Nous l'avons vu longuement en étudiant ici ces douze figures attachantes qui ont fait la gloire du Saint-Mont. Le rayonnement, à la fois mystérieux et durable, de tant de saintes âmes n'aurait-il pas marqué comme d'une prédestination cette enfant qui venait éclairer le foyer d'une famille chrétienne de la noble cité ?
D'autre part Alix ouvrait ses yeux à la lumière de ce monde un 2 février, en la fête de la Purification de la Vierge Marie. Elle fut baptisée le jour même, suivant la pratique courante alors d'une tradition chrétienne, qui prend ici tout son sens : comme si les parents avaient entendu « capter » pour leur fille toute la grâce qui s'attachait à cette Chandeleur, fête de la lumière, « allumant son petit cierge à la grande flamme du Christ ».
Ce baptême fut célébré en l'église paroissiale Notre-Dame, qui s'élevait alors à une centaine de mètres au Sud de la Collégiale Saint-Pierre de l'Insigne Chapitre des Dames. A noter d'ailleurs que l'histoire monumentale de cette dernière n'a jamais livré trace d'un baptistère. Quant à l'église Notre-Dame, elle fut entièrement détruite en 1803 et l'antique Collégiale, devenue paroissiale, a célébré sa première cérémonie baptismale le samedi-saint 4 avril 1891.
Parmi les rares vestiges sauvés de l'église Notre-Dame, la cuve des fonts, où fut baptisée la petite Alix, est toujours conservée dans le jardin d'une noble demeure, au N° 3 de la rue des Capucins. Cette cuve se trouve ainsi fortuitement à deux pas de l'endroit où l'on situe la maison natale, aujourd'hui disparue.
Les Le Clerc habitaient, en effet, à l'angle de l'actuelle rue des Capucins et de la Grande-Rue en direction des arcades.
Jean Le Clerc appartenait, à ce qu'on sait, à une famille anoblie par le duc Antoine au début du XVIe siècle et figure sur les registres de Remiremont comme grand échevin de la ville. Il avait épousé Anne Sagay, descendante d'une vieille famille d'Epinal.
Alix devait être leur seule enfant. On serait donc tenté d'y voir, au départ, un sérieux handicap sur le chemin de la sainteté où nous allons la suivre, et cela en raison même du milieu familial et social où se passerait sa jeunesse.
D'après son premier biographe, qui écrivait en 1666, Alix était une belle grande fille, l'air distingué, le teint blanc et délicat, les yeux bleus, la bouche belle, quoique un peu plate, les manières charmantes, une âme accommodante, en dépit d'une nature prompte et vive.
A une telle fille les parents entendaient donner une éducation en rapport avec la place qu'ils tenaient dans la cité. Et ceci ne devait pas aller sans risque. Car Remiremont était alors une petite ville aristocratique et distinguée, où le prestige du Chapitre et l'exemple même des Dames entretenaient une vie facile et brillante, souvent assortie de réjouissances et de fêtes, où, comme bien on pense, se jetait éperdument la jeunesse des familles notables.
Ajoutons à cela — c'est Alix elle-même qui l'écrira dans sa « Relation », au soir de sa vie — que jeune fille elle aimait le monde et ses fêtes, qu'elle était musicienne et ne se sentait jamais fatiguée de danser. Dans ce besoin de vivre, dont Jean Le Clerc pouvait assurément trouver fierté Alix toutefois ne s'est jamais éprise d'aucun des garçons qui paraissaient aux bals ; elle semblait instinctivement se garder dans une secrète réserve, à l'écart du moindre désordre de conduite. Par ailleurs la mère, tendre et vigilante, suivait de très près sa fille, entretenant en elle le goût de la prière et une piété réfléchie. Sans doute la confiait-elle aussi, ardemment depuis ce 2 février, à Notre-Dame du Trésor, « sauvegarde de toute chute et de tout péché », suivant les termes de la supplique encore en honneur aujourd'hui.
Autre sauvegarde, dont Alix mesurera plus tard tout le prix : « ce qu'il y avait de meilleur en moi, c'est que j'aimais l'honneur ». Ainsi révélait-elle ingénument cette grandeur d'âme qui fut son véritable charisme. A la longue, loin de s'étourdir, de s'enliser dans cette euphorie joyeuse et frivole, Alix vers ses dis-sept ans en vint à éprouver un sentiment de tristesse lancinante et d'insatisfaction profonde.
C'est là que Dieu l'attendait. Trois coups de sonde, à de courts intervalles, vont retentir soudain dans cette vie, comme autant d'appels de la grâce. « Il n'est pas d'homme trop misérable, dit Gustave Thibon, pour que l'amour divin n'assiège et ne mendie son âme. »
Un beau jour, Alix tomba malade ; une fièvre maligne la retint alitée. Ainsi pendant quelque temps ce fut le silence, une sorte de trêve de Dieu, propice à la réflexion, ce qui la rendit étonnamment réceptive à une visite toute fortuite.
Un jeune homme de la joyeuse bande, venu prendre de ses nouvelles, lui laissa, comme pour la distraire, un livre de lecture. Geste d'ironie ou d'amitié sincère ? On ne le sut jamais. C'était un ouvrage de piété austère, traitant du péché, du jugement de Dieu et de la confession. Alix lut ce livre et en fut bouleversée ; elle ne s'était jusqu'alors guère attardée à penser à tout cela.
A peine remise, elle courut se confesser, réalisant comme dans un éclair de lumière crue qu'elle n'était pas sur la bonne voie. Mieux que cela, elle entreprit d'alerter aussitôt ses compagnes. Partageant d'ordinaire si volontiers leurs joyeux ébats, elle voulait, au nom même de l'amitié, leur communiquer cet avertissement salutaire. On saisit là une première manifestation de l'esprit d'apostolat, qui allait marquer toute sa vie.
Le troisième coup de sonde lui vint d'un songe. On vérifie souvent dans la Bible que le Seigneur y recourt pour convertir ou guider les âmes qu'il se réserve pour quelque grande oeuvre. Une nuit, raconte Alix dans sa « Relation », elle se vit en l'église Notre-Dame. Au cours d'une procession d'offrande, elle remarqua au coin de l'autel une belle dame vêtue en moniale : une robe noire, une guimpe blanche sous un voile noir composant un habit de religieuse différent de celui qu'on était accoutumé de voir. Cette femme était la Vierge Marie elle-même. « Je m'arrêtai loin d'elle, ne m'osant approcher à cause de mon indignité ; ce que voyant, elle m'appela, disant : « Viens, ma fille, et je te recevrai, parce qu'étant en péché, tu as fait chose agréable à mon Fils de te confesser. »
Sans attacher, une fois éveillée, autrement d'importance à un tel songe, Alix en demeura toutefois marquée profondément, au point que plus tard, lorsqu'il s'agira de doter d'un vêtement ses premières religieuses, elle choisira exactement celui-là même que portait la Vierge Marie, lors de son « apparition » en l'église de Remiremont.
Mais ce songe eut aussi d'autres suites d'envergure. Ayant repris sa vie habituelle et ses obligations mondaines, à quoi il lui était difficile de se dérober, elle eut, comme jamais encore, l'impression d'être prisonnière de ses vanités. Cette musique, ces danses et tout ce bruit provoquaient en son âme inquiète un écho nouveau, une dissonance douloureuse.
Aussi la vit-on se confesser désormais plus souvent, vouer à la Vierge une dévotion plus personnelle et plus confiante. A cette époque décisive de sa vie, il eût été souhaitable pour Alix de trouver un prêtre zélé, capable de l'assister utilement. Hélas ! À Remiremont, en cette terre de sainteté que nous évoquions plus haut, il n'y avait pour lors pas grande ressource à la paroisse. Les Dames du Chapitre, quant à elles, « se contentaient d'une direction spirituelle à l'eau de rose et malgré leurs quatre aumôniers n'allaient pas très avant dans les voies de la spiritualité. »
Alix ébranlée se sentait bien seule à ce virage de sa route. Mais le Seigneur, à qui elle faisait totale confiance, allait y pourvoir.
En 1595 une page toute nouvelle allait s'ouvrir dans la vie de la jeune Alix, quittant Remiremont de la façon la plus imprévue. Jean Le Clerc tomba malade assez gravement ; les médecins prescrivirent un changement d'air immédiat et le séjour à la campagne.
Aussi décida-t-il de se retirer à Hymont, le pays de sa naissance, où il avait gardé un bien de famille. On y montre encore la vieille ferme lorraine avec sa porte cochère et ses petites fenêtres gothiques.
Hymont, alors modeste village à un kilomètre au Sud de Mattaincourt, était situé sur l'ancienne voie romaine de Metz à Besançon. Alix, qui, nous l'avons vu, aspirait au calme, ne se doutait guère que le Seigneur la plaçait ainsi « sur orbite », matériellement sur ce méridien, où allait s'axer toute sa vie : Hymont, Mattaincourt, Mirecourt, Poussay, Ormes et Nancy, où elle finirait sa course.
Au spirituel, ce devait être plus évident encore. « Ceci me réjouit, dira-t-elle plus tard, pour me retirer du monde qui m'ennuyait sans en savoir la cause. » Hymont, qui n'avait pas d'église faisait partie de la paroisse de Mattaincourt. Mais cette circonstance même devait présenter pour elle un danger d'abord, puis bientôt une insigne grâce déterminante.
Mattaincourt, en effet, était alors « la petite Genève », surnom, peut-être péjoratif, qu'a bien propagé le Père Bédel, d'un bourg actif et florissant, où l'on savait bien s'amuser. Alix y venait donc le dimanche avec ses parents pour les offices, par bienséance. Car elle avait débarqué dans ce petit village d'Hymont avec son passé de Remiremont, un passé de jeunesse qui gardait tout son poids. On change de lieu, mais pas forcément d'âme, dit un vieux proverbe latin : « Coelum, non animum mutant » !
A dix-neuf ans cette belle et grande demoiselle, étrangère, avait été bien vite remarquée, tour à tour jalousée et adulée ; elle rentra dans le tourbillon. Ainsi la grâce, qui visiblement la travaille depuis plusieurs années, va s'accommoder encore des affrontements avec la nature. La conversion amorcée ne sera pas du tout l'effet d'un coup de foudre. Dieu, qui l'a choisie et qui l'aura, usera d'une patience infinie, lui dépêchant ses appels par l'entremise de nouvelles visions.
« Par trois divers dimanches, pendant la grand-messe », il lui sembla entendre le son d'un tambour ; le troisième dimanche, elle se vit entraînée par ce tambour dans une troupe rieuse de danseurs avec Satan en tête qui menait le bal ! « Je me résolus à l'heure même de n'être plus jamais de cette troupe. J'offris à Dieu mon corps, pour être moulu en mille pièces, pourvu qu'il rétablit mon âme en sa première pureté. »
Dans un mouvement de volonté fougueuse, de virilité surprenante, qu'on n'attendrait guère de cette enfant gâtée, Alix Le Clerc venait de faire d'elle-même vœu de virginité.
Les jours suivants, à la maison, elle remisa ses beaux atours et ses dentelles pour revêtir la robe de tiretaine et le voile blanc des paysannes d'Hymont. Étrange prise d'habit ! On devine les réactions de sa famille, les réflexions des bonnes femmes, les quolibets des jeunes de Mattaincourt.
Indifférente au qu'en dira-t-on, Alix redoubla de ferveur dans ses visites quotidiennes à l'église de Mattaincourt, suppliant Dieu de l'éclairer dans cette voie nouvelle, où elle s'était si résolument engagée. La réponse ne se fit pas attendre, car le directeur d'âme qu'elle n'avait jamais trouvé à Remiremont, elle l'aura désormais dans la personne d'un véritable saint.
Tel, en effet, était apparu, fidèles et mécréants le disaient sans ambages, avec des appréciations différentes ! Pierre Fourier, dès son arrivée le Ier juin 1597, comme curé de Mattaincourt.
Plein de zèle, candidat volontaire à cette tâche ingrate, il avait aussitôt pris à pleines mains sa paroisse. Apportant, entre multiples besognes, tous ses soins à la prédication, il n'avait pas tardé à remarquer dans l'auditoire la présence, subitement sérieuse et recueillie, de cette jeune fille, dont on jasait encore dans tout le bourg.
Alix s'ouvrit avec autant d'empressement que de confiance à son curé ; elle avait hâte de se rassurer elle-même, d'affermir ses pas, de faire ratifier la décision prise. Ainsi s'engageait-elle dans une période de rudes épreuves ; deux grandes âmes allaient se trouver en présence, contrastées au possible, mais qui, après maints affrontements, après « la traversée du désert », devaient en définitive se retrouver sur les sommets.
Le saint curé fut sans doute impressionné, en son for intérieur, par les ressources de courageuse fierté, de volonté ardente qu'offrait en dehors du commun cette jeune paroissienne. Mais sage et pondéré, il redoutait d'emblée ce qu'avait de trop personnel, de bien féminin ce parti qu'elle avait pris sans consulter qui que ce soit. N'étant pas homme à être mis ainsi devant le fait accompli, il décida de conduire lentement sa pénitente dans les chemins de l'humilité.
Il avait vu juste ; Alix va s'y prêter avec entrain, mais au prix de quelles souffrances ! Ce qui la soutiendra au long de cette « traversée » qui allait durer des mois, c'est la certitude que l'homme de Dieu avait pris son âme en charge, qu'il avait toutes grâces pour la mener selon le bon vouloir divin. Aussi ne lui retira-t-elle jamais sa confiance, fût-ce aux pires moments où il paraissait la rebuter. Au point que la pauvre fille aurait pu reprendre à son compte la boutade fameuse de sainte Thérèse d'Avila : « Seigneur, si c'est ainsi que vous traitez vos amis, ce n'est point étonnant que vous en ayez si peu ! »
Le confesseur va donc s'appliquer à modeler cette âme, sur laquelle il verra de plus en plus nettement apparaître les desseins de Dieu. Et les coups de burin de faire à la longue leur effet, tant la main était experte et le métal de qualité ! Quant à Alix, qui voulait non moins clairement devenir religieuse, elle menait à la maison dans la prière et la pénitence une vie de novice. Un provisoire qui ne pouvait durer.
Une étincelle portant élément de solution lui vint, une fois de plus, lors d'un rêve. « Je vis, raconte-t-elle, quelque chose me disant que c'était là ma vocation : ceci était un berceau où l'on couche les enfants et au milieu y était plantée comme une paille d'avoine portant ses branches et sa graine. Auprès du berceau était un gros marteau de fer qui de soi-même donnait contre cette branche toutes les fois que le berceau penchait de côté et d'autre. Il me tomba en l'esprit que la Vocation où je serais endurerait beaucoup de persécutions sans se dissoudre ; comme me voulait signifier cette branche de paille, de soi fort fragile, qui n'avait pu être rompue ni brisée de ce marteau, et que Notre-Seigneur la rendrait ferme et stable. »
Alix vint aussitôt en informer son confesseur, précisant ingénument qu'il fallait faire « une maison nouvelle de filles pour y pratiquer tout le bien qu'on pourrait. » Pierre Fourier, surpris d'une interprétation aussi hâtive qu'audacieuse, commença par mettre cela au compte de l'imagination féminine. Alix insistant sans démordre, il en fut à son tour ébranlé, car ce projet, si vague encore et presque extravagant, venait mystérieusement rejoindre celui qu'il méditait lui-même dans le secret de sa prière. Pourquoi ne pas voir dans une telle coïncidence une réponse du Seigneur ? Avec autant de prudence que de finesse, il se risque à jouer le jeu et met Alix au défi. « Eh bien, allez ! trouvez des compagnes ! »
Tranquillement persuadée que « tout était possible à Dieu, s'il le voulait », la fière fille relève le gant. Elle s'en vient trouver une jeune fille du bourg, Gante André à laquelle, depuis sa conversion, elle s'était liée d'amitié. Cela fait tache d'huile et quelques jours plus tard, Alix se présentait devant son curé en compagnie de trois recrues. C'était le grain de sénevé !
Devant l'obstination, humble et ferme, d'Alix Le Clerc, Pierre Fourier finit par discerner à son tour un signe de la volonté divine.
Il choisit la fête de Noël 1597 pour risquer un premier pas. A la messe de minuit, Alix et ses compagnes vont se présenter ensemble à la sainte Table, vêtues de l'humble costume que porte déjà Alix et se consacrer à la Sainte Vierge. Et le bon curé d'expliquer à ses ouailles intriguées qu'il s'agit là d'une sorte de confrérie d'aides paroissiales, qui s'occuperont des enfants et des pauvres, qui veilleront à l'entretien de l'église et des autels.
Alix, plus que les autres, en fut ravie : le berceau de sa vision rejoignant, en cette nuit de Noël, le berceau de l'Enfant-Dieu, l'un et l'autre, symbole admirable de l'œuvre naissante !
Celle-ci d'ailleurs ne pouvait en rester là. Mais en quel sens la diriger ? En quelle terre engager ce grain de sénevé en voie de germination ? Le prêtre et sa pénitente demeuraient perplexes.
Depuis son arrivée à Mattaincourt, le jeune curé avait constaté avec une angoisse croissante l'état d'abandon où se trouvaient les enfants du village, les filles notamment. Dans les semaines qui suivirent la Noël, il redoubla de ferveur dans ses prières, ses mortifications et ses veilles dans sa chambre sans feu.
La lumière lui vint, éclatante et subite, dans la fameuse nuit de saint Sébastien. A l'aube de ce 20 janvier, il eut la claire vision que la maison, entrevue par Alix, « pour faire le tout bien possible » serait précisément vouée à l'éducation de l'enfance. Leurs vues à chacun, jusqu'alors parallèles, se révélaient soudain complémentaires, au point de fusionner étroitement, quand Dieu le permettrait. Pour l'instant tout cela restera dans le secret. Les paroissiens, eux, suivaient, avec une curiosité non exempte de sympathie, les activités de la confrérie nouvelle. Mais les quolibets ne manquaient pas non plus touchant la démarche réservée et l'habillement de ces filles qui semblaient ainsi se singulariser à travers le village.
Dans celui d'Hymont, où l'ancien échevin de Remiremont faisait figure de notable, Jean Le Clerc en fut bientôt humilié, excédé. Puisque sa fille entendait être religieuse, il s'avisa de la caser dans un couvent de son choix, à son sens honorable, et l'expédia assez loin, à Ormes.
Dans ce village lorrain, à une lieue d'Haroué, existait alors un couvent de dames Tertiaires de sainte Elisabeth. Alix, obéissante à l'instigation de son confesseur, se soumit à la décision paternelle et débarqua à Ormes, mais avec son secret, sans démordre du projet qui lui tenait à coeur, lequel d'ailleurs n'allait que s'affermir pendant ce court noviciat purement expérimental. N'avait-elle pas assuré Gante André, en la quittant, que ce n'était qu'un « au revoir » ?
Il est de fait que chez les Tertiaires d'Ormes la ferveur s'était bien relâchée. La vie mondaine, comme en tant de couvents de cette époque, y avait repris ses droits, si bien qu'Alix retrouvait dans cette espèce de Chapitre rural ce qui précisément lui donnait naguère la nausée à Remiremont.
Elle ne tarda pas à s'y sentir affreusement dépaysée. « Toutefois, dira-t-elle, la curiosité de voir ce qu'on y faisait, m'aida à supporter cet ennui. » Le plus clair de son temps elle le passait dans sa cellule et à la chapelle, que l'on voit encore, transformée en grange de ferme. Au bord de la détresse à certains jours, la pauvre exilée gardait pourtant son calme et toute sa confiance en Dieu.
De son côté, Pierre Fourier ne voyait en cette affaire qu'une épreuve passagère voulue par le Seigneur pour « faire mûrir » sa fille, qu'il ne perdra pas de vue. A Mattaincourt, il veille sur la petite communauté décapitée et se donne du temps pour aviser à l'avenir.
A son attente, à sa prière la Providence répondit d'une façon qu'il trouva charmante, par l'entremise d'une grande Dame, suscitée à point nommé. Ses activités pastorales et, pour tout dire, déjà sa sainteté lui avaient crée des relations dans tout le voisinage, dans les villages auprès des humbles et jusqu'au sein du Chapitre noble de Poussay, à deux lieues de Mattaincourt. Sous son influence, les Dames venaient de remettre en honneur certaines traditions bénédictines de la fondation au XIe siècle et plusieurs recouraient à lui comme directeur spirituel.
C'est ainsi que Madame d'Apremont, personnalité éminente, fut tenu au courant de l'oeuvre amorcée à Mattaincourt et apprit, un beau jour, l'exil d'Alix. Et de s'intéresser aussitôt activement à la manière d'une dame patronnesse.
A vrai dire, le saint homme en fut d'abord gêné, car il rêvait pour ses filles d'une oeuvre très humble qu'un si haut patronage risquait de compromettre. Mais par ailleurs, perspicace et diplomate, il vit dans cette intervention de Mme d'Apremont la possibilité de rapatrier la pauvre recluse.
Jean Le Clerc n'était pas sans connaître l'état d'âme de sa fille, mais il était trop fier pour revenir sur la décision prise dans un moment d'humeur. Il fut d'autant plus touché de la visite que, sur ces entrefaites, la noble Dame vint lui faire à Hymont. Sans avoir l'impression de déroger, il se rendit à ses raisons. Et peu de jours après, Mme d'Apremont allait elle-même à Ormes rechercher sa petite protégée.
Mieux que cela, elle s'offrait de l'accueillir à Poussay et de donner ainsi une destination plus précieuse, concrète, à l'entreprise encore vague que venaient de lancer Alix et Pierre Fourier.
A l'ombre du Chapitre il y avait place pour tenter une première réalisation, à savoir une petite école de filles. A Mattaincourt on en fut bien d'avis. Et voilà que, gagnée à la cause, une autre Dame amie, la baronne de Fresnel, proposa d'offrir une maison qu'elle possédait à Poussay à l'écart de l'Abbaye.
C'est ainsi qu'avec leur mince bagage Alix et quatre compagnes y faisaient leur entrée par l'allée des tilleuls en fleurs la veille de la Fête-Dieu de l'an de grâce 1598.
L'installation fut vite terminée, car ces filles se voulaient très pauvres, comme pour se bien distinguer de l'insigne Chapitre voisin. De plus elles s'imposèrent de jeûner chaque jour.
A distance, Pierre Fourier supervisait tout cela, freinant même avec son robuste bon sens l'ardeur de ces ascètes en herbe. A leur jeûne, qu'il voulait tempéré, il ajouta la prière, plus important encore. Il leur prescrivit de faire retraite durant toute l'octave du Saint Sacrement. Il leur avait aussitôt rédigé huit thèmes de réflexion pour chacun des jours, le tout centré sur la recherche « de ce qui serait le plus agréable à Dieu ». Le bilan des notes personnelles qu'il leur recommandait fut une réponse unanime, enthousiaste.
Le reste de l'été se passa à préparer la rentrée, avec d'autant plus d'activités et de soucis que cette dernière allait se faire dans une autre maison plus humble, encore visible aujourd'hui en face de l'église paroissiale. Alix en effet, aidée de ses compagnes et avec l'accord tacite de son père spirituel, en avait obtenu l'usage afin d'être tout à fait libre dans son entreprise, échappant à l'orbite de l'Abbaye. Scrupule digne de la fière fille de Remiremont, qu'avec beaucoup de gentillesse et de gratitude elle avait elle-même expliqué à ses dames patronnesses.
Pendant ce temps, dans le calme de son presbytère, Pierre Fourier mettait au point à la fois le programme scolaire de la petite école et le règlement provisionnel, où en vue de l'avenir il établissait avec sagesse et prudence les bases spirituelles et canoniques de la future congrégation. Nous reviendrons par la suite sur ce double document qui constituait une nouveauté singulièrement audacieuse.
Le jour de la rentrée, les élèves se pressèrent nombreuses et tout le bourg se trouvait en émoi. Car la petite cloche marquait vraiment une heure historique pour la Lorraine et pour la France.
L'écho s'en prolongera même de façon surprenante jusqu'au XIXe siècle, tandis que Jules Ferry, un autre novateur, fondait l'École publique, primaire et gratuite. En effet, sans que le nom de Poussay y figure, le Congrès pour l'avancement des Sciences, tenu à Blois en 1884, salue « la naissance de l'instruction primaire en Lorraine, constituant l'acte de naissance de l'enseignement des filles en France. »
En ouvrant ses portes, en cet automne 1598, l'école de Poussay timidement réalisait à la fois le voeu d'Alix et le dessein de Pierre Fourier, à savoir l'enseignement gratuit et l'éducation des filles.
Par contraste avec le train que menaient tout à coté les Dames du Chapitre, l'humble communauté n'allait pas tarder à gagner la sympathie de tout le village et des environs.
C'était là une évidente nouveauté, à un double titre.
On s'occupait enfin des petites filles, qui désormais iraient en classe comme les garçons, au lieu d'encombrer leurs mères ou de traîner les rues au long des jours.
De plus leurs maîtresses étaient de véritables Religieuses, menant de pair avec entrain leurs exercices de piété et leurs tâches scolaires. Il fallait voir comment Gante André — et cela se sut tout de suite par les enfants ! — préparait les ardoises, taillait les plumes, qu'on trempait dans la belle encre, qui donne « lustre à l'écriture », comment Isabelle de Louvroir, au nom prédestiné, enfilait les aiguilles, comment Claude Chauvenel disposait cahiers et bouliers sommaires !
Alix, qui sur l'ordre formel de Pierre Fourier n'avait ni le titre, ni la fonction de Supérieure, n'en était pas moins l'âme de toute la maison par la force de son caractère et la douceur de son humilité. Dans un souci de pauvreté, elle distribue aux indigents du village les dons en nature qu'on leur offre, préférant même se livrer, en dehors des heures de classe, à des travaux de ferme pour subvenir au minium vital de la petite communauté.
Après les tâtonnements inévitables des débuts, l'année scolaire se déroulait à la satisfaction de tout le monde. L'expérience de Poussay se révélant prometteuse, il s'agissait de l'affermir, voire de la développer. Conjointement et « chacun en ce qui le concerne », Alix et Pierre Fourier avisent à l'avenir, redoublant de ferveur dans la prière et la pénitence pour obtenir du Seigneur lumières et grâces, en cette entreprise si risquée.
Pour le Curée de Mattaincourt, il faut absolument ouvrir de ces écoles de filles partout où ce sera possible, à travers la Lorraine. Il y songe constamment entre mille soucis de son ministère. Plusieurs fois par semaine, on le voit traverser Mirecourt pour gagner allègrement Poussay, où il visite l'école, suit maîtresses et élèves dans leur travail, et surtout forme les premières au renoncement. Pour sa propre gouverne, il se tient aussi en étroite liaison avec ses anciens maîtres, les Pères jésuites de Pont-à-Mousson, si experts en pédagogie, en pastorale scolaire, dirions-nous aujourd'hui. Il lui paraît essentiel et urgent de tirer parti de ce premier essai, « d'institutionnaliser » la chose par la fondation d'un ordre religieux d'un style tout nouveau.
Alix, de son côté, acquiert la conviction qu'elle est enfin sur la bonne voie, que l'école est décidément le meilleur moyen « de faire le plus de bien possible. »
Au cours des années passées, nous l'avons vu, à maintes reprises des songes avaient agi de façon déterminante sur sa « conversion ». Des songes, des rêveries, nous en avons tous, mais il nous apparaît puéril d'y attacher pour nous la moindre importance !
Ici nous nous trouvons dans un contexte de sainteté, dans une étroite et constante union avec Dieu, qui agit et vit en cette âme privilégiée. Il devient donc normal que Dieu lui parle et la guide par l'intermédiaire de ces mystérieuses visions.
D'où cette nouvelle série de songes qu'Alix eut vers cette époque et qu'elle-même beaucoup plus tard racontera dans sa « Relation ». Ce fut d'abord la vision des « pailles », qu'elle eut peut-être à Poussay pendant les travaux de la moisson.
Elle s'était vue transportée en un cloître, un râteau de bois à la main, s'appliquant soigneusement à ramasser des brindilles de paille, comme font les paysannes dans les champs derrière les moissonneurs qui ont enlevé les gerbes. Ce que voyant, une procession de Révérends Pères manifesta quelque pitié de tant de peine pour une si mince récolte ! Ne valait-il pas mieux abandonner au vent ces pailles vulgaires ? Mais parmi ces Religieux, il en était un, d'aspect vénérable, qu'Alix reconnut être Saint Ignace, qui eut un geste d'encouragement et lui dit simplement : « Je veux que les petites âmes, qui sont comme des enfants délaissées de leur mère, aient désormais une mère en toi. » Et la vision de s'estomper, laissant dans l'âme d'Alix la conviction que son oeuvre concernait bien les petites filles, « de quoi l'on fait peu d'estime comme de ces petites pailles. » Revenant plus tard à l'image de ces pailles, elle dira souvent, parlant de ses élèves : « Petites âmes non pareilles, toutes vermeilles du sang de Jésus-Christ, je vous aime tant que rien plus. »
Si, comme à l'accoutumée, elle raconta ce rêve à sa première confession, Pierre Fourier dut être frappé de cette intervention du fondateur même de ces Jésuites qu'il intéressait alors à son œuvre.
Une autre fois, ce fut comme une apparition de la Vierge Marie, qui se penchant sur Alix avec son petit Jésus le lui remit entre les bras disant : « Je te le donne, afin que tu le fasses grandir ». Il y avait là, outre une réminiscence du berceau de la Noël 1597, une allusion claire à la parole du Christ : « Ce que vous faites au plus petit d'entre les miens, c'est à moi-même que vous le faites ».
Par ailleurs, cette intervention mariale rejoignait à merveille les intentions de Pierre Fourier qui, pour « réussir son affaire », et en assurer pleinement l'avenir, ne voyait d'autre moyen que de la confier aux mains de Notre-Dame.
Si nous avons insisté, un peu trop longuement peut-être, sur ces révélations, c'est qu'elles nous font découvrir l'état d'âme d'une nouvelle Alix, à cette étape décisive de sa vie. Sans retirer le moins du monde sa confiance et son humble soumission aux directives de son confesseur, elle intervient maintenant avec entrain, courage et netteté dans « l'entreprise ».
Tant il est vrai que la Congrégation Notre-Dame, qui bientôt va naître officiellement, sera, en dépit ou en raison même de leur caractère personnel, si étrangement contrasté, l'œuvre « indivise » de Bienheureuse Alix Le Clerc et de Saint Pierre Fourier.
Que de fois d'ailleurs, dans l'histoire des Ordres religieux, ne retrouve-t-on pas cette admirable collaboration d'un homme et d'une femme également inspirés ? C'est saint François et sainte Claire d'Assise au XIIIe siècle ; ce sont, à l'aube de ce même XVIIe siècle, Saint François de Sales et sainte Jeanne de Chantal, saint Vincent de Paul et sainte Louise de Marillac. Au reste il apparaît par l'Histoire que ni Monsieur de Genève, ni Monsieur Vincent ne furent des étrangers pour le Bon Père de Mattaincourt. A Poussay, dès la fin de l'année scolaire, l'essai se révélait concluant. Une progressive et de plus en plus grande identité de vues emplissait d'aise l'âme de Pierre Fourier et de sa chère Fille. Toutefois, comme pour toute oeuvre vouée à un grand avenir, l'ombre de la Croix déjà planait sur la petite école. Disons mieux, pour Alix le marteau de sa vision d'antan allait s'abattre pour la première fois sur la frêle tige d'avoine de ce berceau de Poussay. Elle en eut le pressentiment, disant : « Il me tomba en l'esprit que la vocation où j'étais endurerait beaucoup de persécutions ».
Les Dames du Chapitre ne devaient pas tarder à prendre ombrage de ce voisinage de vertu, qui leur donnait mauvaise conscience. Il en résulta une secrète hostilité, une sorte de cabale sous le manteau. Bien loin d'y participer, Mme d'Apremont, toujours fidèle, persuada Alix et ses compagnes qu'il fallait s'éloigner. On semblait donc reculer ; mais c'était pour mieux sauter ! Car la bonne Dame venait d'acquérir, y engageant sa vaisselle d'argent, une maison à Mattaincourt, où les « fugitives » s'installent le 22 juillet 1599.
Cette apparente épreuve allait être bénéfique pour tout le monde, car les Religieuses enseignantes allaient profiter davantage de la sollicitude et de l'expérience pédagogique du Bon Père. Lui-même ne fut pas le dernier à s'en réjouir, d'autant que sa paroisse populeuse se prêtait à un plus large recrutement d'élèves. Déjà il avait commencé à travailler d'arrache-pied sur un double plan, où il devait se révéler hardiment novateur.
Du point de vue pédagogique, il maintient en l'élargissant le programme traditionnel des écoles populaires. Outre le catéchisme et les prières, venant en priorité, on enseignera aux filles la lecture, l'écriture, l'orthographe et le calcul. Pour ces matières, Pierre Fourier imagine une méthode absolument nouvelle : l'enseignement simultané. La maîtresse donne la leçon du jour à l'ensemble de la classe, au lieu de faire défiler, comme cela se faisait, chaque élève devant elle, le livre ou l'ardoise à la main pour apprendre sa leçon et recevoir les explications. Pour faciliter cet enseignement collectif, il dote la classe d'un tableau noir, un meuble scolaire parfaitement inconnu jusqu'alors.
S'agissant de filles, on leur apprendra également à coudre, à ravauder, à filer la laine, à s'essayer à la dentelle au fuseau. Autre innovation charmante : il faut faire chanter les élèves pour mettre un peu de poésie et de joie dans la monotonie de la classe. On chantera non seulement des cantiques, mais aussi de ces refrains populaires que les filles devenues femmes chanteront plus tard « devant leur porte, en été, en filant la laine et en hiver, le soir, dans leur poêle chaud ».
Toutes ces trouvailles de Pierre Fourier, quoique mûrement réfléchies, ne sont encore que théoriques. Docilement Alix et ses compagnes les mettent en pratique, se prêtant d'enthousiasme, on le conçoit, à des nouveautés, dont elles découvrent la richesse sur le plan éducatif. Et le Bon Père de suivre cela de très près en classe, à deux pas de son presbytère, attentif aux remarques que ne manque pas de lui faire sans ambages Alix, promue, cette fois, et c'est un pas de plus dans le cheminement de l'œuvre, Supérieure de la petite communauté de Mattaincourt.
N'ayant plus désormais à courir si souvent à Poussay, il pourra plus facilement prendre le chemin de Toul ou de Nancy. Car il s'agit à présent de faire accepter l'œuvre par son Évêque au point de vue institutionnel. Ce qui pose un très grave problème. Comment, en effet, concilier les canons réglant de façon si stricte la clôture des moniales, à quoi Alix est attachée autant que son curé, avec les conditions de vie des nouvelles Religieuses ? Car pour s'acquitter de leur tâche préparant les élèves à leur vie familiale, professionnelle et sociale, il faudra à ces Religieuses des contacts nécessaires avec le monde, des relations fréquentes avec les familles.
Voilà qui se heurtait à la fois à la routine des canonistes et aux hésitations de l'autorité ecclésiastique devant les risques d'une telle nouveauté. Depuis un millénaire on n'avait vu des Religieuses cloîtrées se livrer à l'enseignement ! Pierre Fourier avait pourtant conscience d'entrer ainsi dans la pensée du Concile de Trente. Mieux que cela, il revenait avec son projet aux origines mêmes du Christianisme, « aux doctes écrits de St Jean Chrysostome, de St Jérôme et de St Augustin ».
Après maintes démarches auprès de l'Évêque de Toul et du Primat de Lorraine, après de multiples entrevues et colloques avec la Curie, où Pierre Fourier déploie toute sa vigueur lucide « à la vosgienne », toutes les ressources de son étonnante érudition « ès sciences ecclésiastiques », Mgr Christophe de la Vallée, gagné de surcroît par la sainteté de son interlocuteur, donne finalement « le feu vert », du moins pour ce qui touche son diocèse. Car déjà d'autres écoles sont en projet.
Que le fondateur maintenant travaille à obtenir de Rome une approbation officielle ! C'est là un autre chapitre que nous ne ferons qu'esquisser, une oeuvre de longue haleine, que Pierre Fourier mènera avec patience et obstination. Fort de l'appui de son Évêque, il va y travailler pendant des années, redoublant de ferveur avec ses filles dans la prière et la pénitence, soutenu par une confiance totale en Dieu, qui visiblement bénissait son oeuvre. On le voit d'ailleurs échanger une vaste correspondance avec les maisons, ouvertes entre temps à travers la Lorraine.
Ce ne seront d'abord que des ébauches, inspirées du Règlement provisionnel de 1598 à l'usage de Poussay ou de Mattaincourt, confrontées avec la réalité, mûries par l'expérience et sans cesse remises sur le métier. En fin de compte, cette Règle allait résoudre avec infiniment de nuances et une grande sagesse le difficile problème, qui au départ opposait la vie religieuse cloîtrée et l'apostolat par l'école. C'est ce qui ressort des « Constitutions des Religieuses de la Congrégation de Nostre-Dame », approuvées par la bulle signée à Rome le 8 août 1628 par le Pape Urbain VIII. Un grand ordre apostolique de femmes venait de naître au sein de l'Église. Alix Le Clerc, décédée six ans plus tôt, ne devait donc voir que de là-haut la consécration de son œuvre !
Ce disant, il nous tarde de revenir à celle qui fait l'objet même de toutes ces pages, en dépit d'une éclipse apparente qui aura frappé le lecteur. En cette laborieuse fondation, Pierre Fourier semble en effet figurer seul au premier plan d'une affaire avant tout juridique. Jamais toutefois il ne fut en réalité l'unique artisan. A sa place, volontairement effacée, mais d'autant plus efficace, Alix n'a cessé de collaborer à l'édification commune.
L'esprit fondamental, la rédaction même de ces Constitutions doivent énormément à la claire intelligence d'Alix Le Clerc. Tandis que Pierre Fourier tout à son affaire se démène dans le maquis des textes, elle sait apporter sur demande, voire imposer la note juste. En pleine pâte, au milieu de ses élèves et de ses compagnes, elle livre le fruit de ses expériences quotidiennes, s'entendant à merveille avec son instinct de femme à mettre en œuvre les intentions du fondateur. Leur optique certes et leurs conclusions sont loin d'être toujours concordantes, mais l'identité de vues finit toujours par s'établir, dans l'humilité, dans cette ardente volonté « de faire tout le bien possible, tout ce qui est le plus agréable à Dieu ».
Alix, de plus en plus donnée à sa vocation religieuse, s'applique à en approfondir, à en vivre tous les aspects. Continûment en présence de Dieu, elle aime cette prière du bréviaire qui va figurer au cœur de la Règle, rythmant comme chez les moniales la vie spirituelle de chaque jour. Et quel réconfort de prier aussi avec les enfants en classe, à l'église ! Ceux-ci occupent désormais le plus clair de ses journées. « Les faire grandir » lui apparaît de plus en plus comme une tâche exaltante.
Avec ses Sœurs elle s'adonnera encore, parfois jusqu'à l'extrême fatigue, aux œuvres de charité auprès des pauvres, des vieillards et des malades du village. Le seuil de sa petite maison est bien vite connu de tous les mendiants qui passent. Et le bon Curé de « s'éjouir » grandement de voir ses Filles lui faire ainsi concurrence !
Mais la joie suprême d'Alix, c'est de vérifier au fur et à mesure que s'élaborent les Constitutions, qu'elles seront toutes, selon la volonté du fondateur, « de Notre-Dame, à Notre-Dame, pour Notre-Dame et par Notre-Dame ». Une appartenance qui sera désormais l'axe de toute sa vie. Se doute-t-elle, la noble Fille, qu'il ne lui reste guère plus de vingt ans pour le réaliser en plénitude ?
Promue supérieure de la petite communauté de Mattaincourt bien contre son gré, Alix va néanmoins prendre son rôle simplement tout-à-fait au sérieux.
Puissamment aidée par Pierre Fourier, qui n'aspirait qu'à cela, elle donne à l'œuvre sa plénitude, avec toutes sortes d'activités éducatives et apostoliques. Dans l'école, regorgeant d'élèves, et autour de l'école, voire à l'église à certains jours, on vit les élèves donner des jeux scéniques, des représentations populaires qui captivaient les parents.
Tout cela allait de pair avec « le bouillon des pauvres », le soin des vieillards et des malades, sans préjudice aucun pour le travail scolaire, ni pour la vie spirituelle des religieuses. Ainsi à force de courage et d'abnégation se réalisait dans la pratique l'idéal rêvé d'une institution d'authentiques moniales en contact direct avec le monde.
A ce train, la petite école devenait le foyer d'une intense vie religieuse, donnant à Mattaincourt, jadis malfamé, l'allure d'une paroisse pilote, bientôt connue et admirée dans tous les alentours.
C'est de ce rayonnement qu'allait émaner un premier essaim, toujours grâce à Mme d'Apremont. Possédant à Saint-Mihiel, siège d'un important bailliage, une vaste demeure, elle renouvela son geste de Poussay, de Mattaincourt, suggérant à Alix d'y ouvrir une école. Le Bon Père fut aussitôt d'avis de saisir au vol cette occasion providentielle, tout en maintenant, bien sûr, l'oeuvre de Mattaincourt, confiée à de nouvelles soeurs « congrégées ».
Avec le plein accord de l'évêque de Verdun et de ces Messieurs de la ville, un nouveau monastère-école s'installait le 7 mars 1602 en l'hôtel d'Apremont de Saint-Mihiel. Pour ce, Pierre Fourier n'avait pas hésité à y dépêcher son équipe de la première heure : Gante André, cette fois supérieure, Claude Chauvenel et Jeanne de Louvroir. Quant à Alix, trop heureuse de rentrer dans le rang, elle va s'activer en cette ville aux tâches les plus humbles avec son entrain coutumier, d'autant que, pour la première fois, l'école se dotait d'un pensionnat, innovation qui remplit bientôt les étages de la noble demeure. De ce fait Alix et ses compagnes échappèrent par bonheur aux « risques » du confort, aménageant au grenier leur salle de communauté, étalant leurs paillasses dans les soupentes.
Saint Mihiel ne tarda pas à apparaître comme une réussite, l'école se recrutant, pour les classes comme pour l'enseignement, aussi bien dans les couches populaires que dans les familles notables de tout le Barrois. Ainsi riches et pauvres se coudoyaient avec cordialité sous la conduite intelligente des filles de Pierre Fourier.
Nancy ayant eu vent de la chose, l'évêque, Mgr de la Vallée, et la cour ducale se mirent en devoir d'assurer à leur ville une institution similaire. Dès l'année suivante en 1603, Alix quittait les bords de la Meuse pour la capitale lorraine. Peu après son arrivée, elle partageait avec Pierre Fourier la joie de voir le Cardinal Charles de Lorraine signer l'acte d'approbation de la « Congrégation de la Bienheureuse Vierge Marie », première homologation canonique qui entérinait l'appellation et ne pouvait qu'aider à la marche des affaires en cour de Rome. C'était le 8 décembre 1603, en la fête de l'Immaculée Conception ! (Cf. Marie-Elisabeth Aubry, Ann. de l'Est 1974-I-75-96).
Avec cette fondation coup sur coup de Saint-Mihiel et de Nancy, on assiste au départ d'une « réaction en chaîne » qui va sillonner la Lorraine, atteindre même la Champagne, en France, comme on disait alors. Familier des saintes écritures, le curé de Mattaincourt voyait avec sa Fille se vérifier l'image biblique, appliquée par les Pères à la propagation de l'Évangile : « Telle une flamme courant à travers les roseaux » (Livre de la Sagesse, III, 7).
Voici cette première flambée : Pont-à-Mousson 1604 ; Saint-Nicolas-de-Port 1605 ; Verdun 1608 ; Châlons-sur-Marne 1613 ; Bar-le-Duc 1618 ; Mirecourt 1619 ; Epinal 1620 ; La Mothe et Soissons 1621.
La liste ne comporte à dessein que les monastères-écoles fondés du vivant de notre Bienheureuse. Car la mort consacrant pour ainsi dire la sainteté d'une telle vie, le mouvement ne fera que s'accélérer à partir de 1622. D'où les années fastes de 1627, 1628 et 1629, qui compteront chacune trois nouvelles fondations !
Retenons seulement avec quelques détails deux des dates ci-dessus concernant notre diocèse. La fondation de Mirecourt, à mi-chemin de Poussay et de Mattaincourt, c'est comme un retour aux sources. Le terrain avait été préparé en 1618, lors d'une mission prêchée par le Père Fagot, un jésuite ami de Pierre Fourier. Et voilà que le conseil de ville, par délibération du 29 décembre, décide l'ouverture de cette école « pour la gloire de Dieu et le bien public ». Formule officielle — elle serait bien insolite de nos jours ! — qui exprime à merveille la pensée fondamentale d'Alix. Le 23 septembre 1619, ce fut la rentrée des classes avec quatre religieuses et quatre maîtresses.
Pour Epinal, c'est encore à l'ombre d'un chapitre noble que va s'ouvrir un nouveau monastère. Le 31 janvier 1620, Yolande de Bassompierre et son chapitre accueillent solennellement au portail des Bourgeois le curé de Mattaincourt et ses quatre religieuses, les logeant même à l'hôtel abbatial pour la première nuit. Mais dès le lendemain tout rentre dans l'ordre et pour des mois on va s'installer à la diable. Car, selon son premier biographe, « Alix prenait grand plaisir de voir les maisons de la Congrégation commencer avec quelque sorte de rebut et dans une pauvreté extrême ». Dans les mois et années qui suivirent s'élèveront au chevet de l'église Saint-Maurice les vastes bâtiments qui deviendront, après la Révolution, notre Palais de Justice.
Dans toutes les oeuvres d'après 1622, posthumes, dirions-nous, l'écrasante charge, comme le mérite, reviendront davantage certes à Pierre Fourier. Mais dans son humilité il ne cessera d'en rendre hommage à Alix, faisant toujours appel à la collaboration, encore plus efficace de là-haut, de sa chère Fille.
La flambée des fondations, énumérées dans les précédentes pages, fut pour Alix Le Clerc une période d'activité dévorante, avec une santé qui allait en s'affaiblissant, épreuve qui, dans sa pensée, assurait précisément la fécondité de l'oeuvre.
Sans être, à vrai dire, Supérieure générale, c'est elle qui fut au départ de chacune des fondations citées, en sorte qu'elle se trouva amenée à en faire comme une affaire personnelle.
Il va sans dire que c'était toujours sous l'autorité de Pierre Fourier qui, de son côté, travaillait sans relâche à obtenir de Rome le statut canonique pour leur oeuvre commune.
A partir de la fondation de Nancy en 1603, Alix, Supérieure de cette nouvelle maison, résida de façon habituelle dans la Capitale lorraine. Mais que de voyages elle dut entreprendre à travers la Lorraine et au-delà pendant ces vingt dernières années de sa vie !
On imagine mal aujourd'hui ce que pouvaient avoir d'épuisant ces voyages en carriole sur des routes défoncées et par tous les temps. Les gîtes d'étape dans des auberges inconfortables étaient toujours une rude épreuve pour cette moniale qui aspirait qu'à la paix du cloître.
On devine plus aisément la somme de fatigue, de soucis, de démarches imposée pour l'achat, la construction et l'aménagement de ces maisons.
A la suite des biographes, il serait agréable et fort édifiant de relever, par manière de Légende dorée, les faits et gestes d'Alix durant cette période, les aventures pittoresques et providentielles, voire les menus miracles obtenus par la prière confiante de notre Bienheureuse, dont on voit de la sorte se dessiner déjà l'auréole.
Bornons-nous à deux faits qui furent d'importance pour l'avancement de l'oeuvre.
En 1615 Alix entreprit le voyage de Paris, où elle séjourna quelque temps chez les Ursulines de la rue St-Jacques. C'était en mission d'information et pour s'aider de l'expérience d'autres novatrices. Celles-ci tentaient précisément une entreprise analogue : des religieuses cloîtrées s'y adonnaient à l'enseignement populaire.
Sur les entrefaites un projet de fusion fut même présenté qui absorberait la naissante congrégation lorraine, projet qu'Alix esquiva résolument. En quoi elle ne faisait que suivre les instructions de Pierre Fourier avec qui elle restait en relations étroites. Mais on y retrouve aussi la fière fille de Remiremont qui avait son idée à elle de fonder un ordre nouveau parfaitement autonome. En bons Lorrains de surcroît, ni l'un ni l'autre n'entendaient être à la remorque de Paris où s'ouvrira même une première maison dès 1634, connue par la suite sous le nom d'Abbaye-aux-Bois.
Dans les annales de la congrégation, c'est une grande date que le 21 novembre 1617. En cette fête de la Présentation de la Vierge eut lieu à Nancy la première Vêture des religieuses, cérémonie solennelle que présida Mgr de Lénoncourt, primat de Lorraine, en présence, bien sûr, du curé de Mattaincourt.
Quant au costume, désormais uniforme des religieuses, c'était celui-là même qu'Alix avait vu jadis à la Vierge Marie à Remiremont, dans le songe que nous avons rapporté. Mais c'était aussi le même voile des quatre premières « congrégées » de la nuit de Noël 1597 à Mattaincourt, à vingt ans de distance ! La liturgie de la vêture comportant entre autres l'attribution d'un nouveau nom, Alix Le Clerc devenait Mère Thérèse de Jésus.
L'ouverture du noviciat, qui s'en suivit conformément au Droit canonique, allait conférer à la Congrégation un caractère plus officiel, en même temps qu'il assurait la qualité de son recrutement. Voilà vingt ans en effet, ce dernier fonctionnait un peu au hasard des fondations, toujours cependant avec l'approbation des deux fondateurs.
Ce qu'il y a d'admirable dans cette période aussi active, traversée de tant d'événements déroutants, c'est qu'Alix, par sa force de caractère et sous l'action de l'Esprit-Saint, demeurait foncièrement une contemplative. Au plus profond de son âme subsistait comme une « oasis » de sérénité que n'atteignaient pas les pires bourrasques. Et Dieu sait si, constamment sur la brèche, elle dut en essuyer dans tous les domaines.
Alix fut à Nancy en butte à la calomnie la plus grossière. « Mille et mille opprobres et faux bruits, écrit Pierre Fourier, ont couru de nous par deça, tellement qu'il semble que Notre Seigneur veut avancer notre Congrégation parmi honneur et déshonneur. Espérons plus beau temps en sa saison. »
Le danger auquel elle devait échapper à Paris s'était déjà présenté en Lorraine, à Saint-Mihiel par exemple dont la supérieur entraînait sa communauté avec les Bénédictines. De plus le monastère de Nancy lui-même risquait de se détacher de la Congrégation sous la double pression de ses bienfaiteurs, le Primat et le Cardinal de Lorraine, et des Jésuites. La brèche toutefois fut habilement colmatée par Alix et Pierre Fourier.
Attelés ensemble et passionnément depuis vingt ans à la même oeuvre, les deux fondateurs toutefois ne pouvaient humainement échapper aux tiraillements provoqués par les divergences de leur tempérament contrasté. Pierre Fourier était un sage, un diplomate, enclin à une prudente lenteur ; Alix était une intuitive jaillissante, capable d'étonnantes hardiesses. Si bien qu'en dépit de leur égale sainteté, ils se faisaient mutuellement souffrir.
Toutes ces bourrasques eurent leur paroxysme au-dedans d'elle-même. Nous le savons par les confidences de la « Relation » qu'elle accepta d'écrire au soir de sa vie par ordre de ses Supérieurs ; une cinquantaine de pages écrites loyalement, en toute simplicité, où transparaît toute son âme.
A côté d'extases qui parfois la transportaient dans la lumière à la face de Dieu, de terribles angoisses la plongeaient dans la nuit de l'âme aux confins du désespoir, voire de l'enfer. Car le démon s'attaquait à elle furieusement : des boules de soufre incandescent tourbillonnaient dans sa chambre, accompagnées de hurlements sauvages. Témoin de ces scènes, la soeur Angélique s'écriait : « Nous avons sujet de croire que Dieu donnait main levée à l'enfer sur elle. »
Tentés d'y voir un trait d'exaltation féminine, rappelons-nous seulement ce que subissaient à cette époque Pierre Fourier lui-même en son presbytère saccagé et, plus près de nous, le saint curé d'Ars.
Au plus fort de ces bourrasques, Alix se réfugiait dans son « oasis », où elle retrouvait son équilibre ! « Je fais plus état d'un brin d'humilité — quel euphémisme ! — que de cent extases ». Jamais non plus elle n'a lâché la main de la Sainte Vierge qui lui fut constamment secourable.
Tout cela donne à Alix Le Clerc la stature d'une véritable mystique dans la lignée de la grande sainte Thérèse dont elle portait le nom.
Toutes ces épreuves qu'on voit s'intensifier dans les dernières années de la vie d'Alix Le Clerc, en vinrent à miner dangereusement sa santé. Elle n'en poursuivait pas moins ses visites aux treize monastères en activité.
En septembre 1621 à Saint-Nicolas-de-Port, elle tomba gravement malade, au point qu'il fallut d'urgence la ramener à Nancy. Ses forces l'abandonnant chaque jour davantage et le premier Médecin de Son Altesse, comme ses collègues, s'avouant impuissant, elle se démit de sa charge de supérieure, toute heureuse de redevenir simple religieuse.
Désormais elle ne quittera plus sa chambre ; on ne la verra plus dans les classes, ni dans le cloître ou au parloir, pas même au choeur, où elle arrivait toujours la première pour entonner de sa belle voix l'office canonial.
Mais le rayonnement de sainteté ne fit qu'y gagner, révélant la place éminente qu'à son insu elle avait acquise dans la capitale lorraine, de la Cour aux plus pauvres quartiers. Les demandes de visites se faisaient plus nombreuses et plus pressantes ; il fallut les doser au plus juste, mais dans un ordre que, si attentive aux humbles, elle eût aimé inverser.
Ainsi une des premières admises fut la Duchesse Marguerite de Gonzague, épouse d'Henri II. Que de fois, usant du privilège de la Cour de franchir la clôture (encore en vigueur de nos jours pour les chefs d'État), que de fois n'était-elle pas venue avec ses filles s'édifier auprès de la grande mystique de Lorraine !
L'évêque de Toul lui-même, Mgr de Maillanne, vint à plusieurs reprises lui apporter sa bénédiction, la recommandant entre temps à la prière de ses diocésains.
Mais les visites les plus émouvantes et pour Alix les plus riches de grâces furent évidemment celles du Bon Père de Mattaincourt. En ces ultimes rencontres les divergences mêmes qui avaient pu naguère — nous l'avons vu — l'opposer à sa Fille, s'évanouissaient devant la sérénité de la mourante. Car le démon lui-même qui l'avait tant assaillie ne semblait plus pouvoir l'atteindre sur le seuil de l'éternité bienheureuse où sa rivale se trouvait parvenue. Dans ces heures d'intimité dont Dieu seul fut témoin, les souvenirs de ce quart de siècle vécu en commun ne leur inspiraient à tous deux qu'un échange de charité très humble dans une vibrante action de grâces envers le Seigneur et envers Notre-Dame.
Noël étant tout proche, le cher curé se dut de regagner Mattaincourt, en sorte qu'il ne put passer ces fêtes au chevet de sa Fille. Un bien gros sacrifice dans le souvenir inoubliable de la Noël 1597 !
Ayant reçu ces jours-là le sacrement des malades, Alix tint à rassembler auprès d'elle toute la communauté en la fête de l'Épiphanie. Dans une humilité profonde, elle demanda pardon pour les mauvais exemples qu'elle avait pu trop souvent donner. Puis elle fit ses dernières recommandations, ajoutant : « Je me souviendrai de vous toutes devant Dieu. Pour votre compte, conservez-vous toujours dans la plus entière union, usant de charité les unes envers les autres, car la charité et l'union sont les seuls moyens de maintenir votre Ordre ». Tant lui restaient à coeur, en cette extrémité, les récentes difficultés qui avaient failli ruiner son oeuvre !
Sur quoi la mère Angélique Milly, la nouvelle supérieure de vingt quatre ans, pria Alix de donner sa bénédiction, geste que la moribonde protesta n'avoir jamais fait ; mais sur les instances de sa supérieure, elle s'exécuta simplement « au nom de la sainte obéissance ». « Instant plein de grandeur où chacune sentait que pour un temps court, mais précieux ce front détenait encore la pensée d'où était née la Congrégation, que ce coeur qui l'avait réchauffée donnait ses derniers battements. »
Au matin de la solennité de l'Épiphanie, Alix entrait en agonie, mais elle se rendit pourtant compte qu'on venait de différer l'heure de la messe communautaire pour que les religieuses pussent assister à son dernier soupir. Soudain elle ouvrit les yeux et dans un sursaut d'étonnante lucidité elle demanda de ne rien changer, à cause d'elle, par obéissance à ce détail de la Règle, assurant... qu'elle attendrait, pour mourir, qu'on soit sorti de la messe ! Et le Seigneur de se rendre à cette ultime prière d'une âme qui, se faisait comme Lui obéissante jusqu'à la mort, se montrait encore une mère pleine de tendresse pour ses filles. Toutes étaient revenues à son chevet pour l'entendre murmurer dans un dernier souffle : « Jésus ! Marie ! »
C'était le dimanche 9 janvier de l'an de grâce 1622.
La nouvelle de la mort d'Alix se répandit très vite par tout la ville en ce dimanche des Rois.
Parti de Mattaincourt à bride abattue, comme le courrier qui lui avait annoncé la veille qu'Alix entrait en agonie, Pierre Fourier n'arriva qu'en fin de matinée dans la rue de la Congrégation noire de monde. Longuement agenouillé auprès de sa chère Fille, il passa à la chapelle et célébra pour elle la messe en ornements blancs ! Dieu sait pourtant si le Bon Père était respectueux des rubriques. Sans doute voulut-il par là, en toute humilité, lui faire comme une amende honorable pour cette réserve froide, pour les grosses peines qu'il avait pu lui causer en ses derniers temps.
L'autopsie pratiquée par les médecins confirma que la mort était due à la tuberculose, mais on fut effrayé de découvrir une multitude de cicatrices et de plaies béantes, meurtrissures expiatoires et secrètes d'un corps trop adulé au temps de la jeunesse.
Pour la mise en bière le corps fut, sur l'intervention de la Duchesse, exposé hors clôture devant la grille du monastère, pour satisfaire la piété des fidèles. Le Duc Henri II s'y présenta le premier et s'y attarda, disant aux officiers de sa suite : « Je ne puis m'éloigner de cette bonne Mère que je considère comme une Sainte. » Ainsi le prince ne faisait que traduire le sentiment de tout son peuple. Pendant trois jours le monastère fut assailli par la foule sous le contrôle de la police. Chacun en signant le corps d'eau bénite se bousculait pour en approcher et en lui faire toucher chapelets et médailles.
Ce fut au point que Mgr de Maillane qui devait célébrer, comme évêque de Toul, décida de retarder encore la messe des funérailles, qui se déroula au milieu des chants et des larmes. Le corps fut ensuite descendu dans un caveau, situé sous le choeur des religieuses et édifié récemment par une amie de la première heure. Mme de Serocourt en effet avait bien connu jadis la jeune Alix à Poussay, où elle était chanoinesse. Cédant peut-être au prestige de la sainteté, elle était venue finir ses jours à l'ombre du monastère de Nancy et s'y faire inhumer en 1620.
Alors que sur la fin de sa vie la pauvre Mère n'avait recherché que le silence et l'effacement, sa tombe à peine refermée, on vit y affluer un courant spontané de piété populaire. Plus que des riches ou des nantis de ce monde, ce fut le fait des pauvres et des malades. C'était déjà ainsi dans l'Évangile et on le vérifie dans l'histoire de la plupart des Saints qui, à cet égard, ont pris après leur mort le relais du Sauveur.
Des faits miraculeux ne tardèrent pas en effet à se produire, tant à Nancy qu'à travers la Lorraine ravagée par la guerre de Trente Ans : secours inattendus dans les innombrables détresses de ce temps, guérisons instantanées à la suite d'une prière faite à distance ou au contact d'une petite croix qu'avait portée Alix. Bien loin d'y demeurer indifférents, les princes de la Maison ducale faisaient soigneusement consigner tout cela qui déroutait les médecins et les maîtres à penser. Ému de telles manifestations surnaturelles, le comte François de Vaudémont décida même l'Évêque de Toul à introduire la cause à Rome. La mort de Mgr de Maillane en 1624 arrêta cette affaire. Il en résulta du moins la parution en 1666 à Nancy de la première « Vie de Mère Alix Le Clerc ».
Bien d'autres faits vinrent attester sa survie bienfaisante. Ainsi on invoquait son nom dans les exorcismes sur les possédés, si nombreux à l'époque. A quoi les malheureux répliquaient en se meurtrissant : « C'est Bienheureuse qu'il faut dire, car Alix est à présent bien haut dans le Ciel ! » (Vie de Mme Elisabeth de Ranfaing).
Dans le même souci de protection, le prénom d'Alix se relève fréquemment dans les registres de baptême. Et cet élan de vénération devait se soutenir pendant plus de deux siècles avant qu'on songeât à le faire authentiquer par Rome, car sur le plan canonique tout était retombé au point mort depuis 1624.
Devant cette anomalie, on se prend à penser que, demeurée humble dans son éternité et peu soucieuse de sa gloire posthume, la bonne Mère réservait tout son pouvoir d'intercession aux déshérités d'ici-bas et à sa chère Congrégation.
Il est de fait que par le rayonnement de sa sainteté l'oeuvre allait se développer d'étonnante façon. Nous avons déjà signalé la « flambée » des fondations nouvelles aussitôt après sa mort. Et l'expansion de se poursuivre, à travers les vicissitudes historiques de la Lorraine, pour atteindre le chiffre de quatre-vingt-quatre monastères-écoles en 1789.
Ils disparurent absolument tous à la Révolution : bâtiments confisqués, vendus ou démolis. A Nancy on perdit même jusqu'à la trace du tombeau.
On assiste toutefois à une reprise de la cause la fin du XIXème siècle, en même temps d'ailleurs que pour celle de Jeanne d'Arc ; la coïncidence est frappante ! Renouvelant le geste de Vaudémont, un jeune comte lorrain, A. Gandelet, ayant publié dans les années 1870-80 plusieurs écrits sur Mère Alix, décida les évêques de Saint-Dié et de Nancy à reprendre contact avec Rome. D'innombrables enquêtes et séances, menées pendant quinze ans, aboutissaient au décret, signé le 21 février 1899 par le Pape Léon XIII et proclamant enfin la Vénérabilité d'Alix Le Clerc.
Il est curieux de noter que l'année précédente l'empereur François-Joseph, de Lorraine-Habsbourg, avait appuyé le 27 février 1898 une demande de béatification de Mère Alix à laquelle il s'intéressait grâce aux cinq monastères établis en Autriche-Hongrie. Pour les canonistes de la Curie c'était aller un peu vite en besogne ! Cela n'en amorçait pas moins la seconde étape.
Celle-ci va s'insérer entre les deux guerres. En 1932 Pie XI, dans une allocation, fait un vibrant panégyrique de notre Vénérable, secondant ainsi l'activité du Cardinal Tisserant à la gloire de la compatriote. Mais la deuxième guerre devait freiner singulièrement une procédure déjà lente par définition. Le titre de Bienheureuse fut néanmoins reconnu par décret de Pie XII le 20 juin 1943, la proclamation officielle était reportée à des jours meilleurs.
C'est pour mai 1947 que furent fixées les fêtes de la Béatification auxquelles nous eûmes la joie d'assister. Après un quart de siècle les impressions en demeurent fraîches encore, mais nous les tairons ici par égard pour le lecteur, nous bornant à quelques particularités qui peut-être, l'intéresseraient davantage.
Comment ne pas souligner d'abord que c'était, à quelques jours près, dans ce même cadre grandiose, le cinquantenaire de la canonisation de Saint Pierre Fourier le 27 mai 1897 ? Aussi le sentions-nous de plusieurs manières présent parmi nous dans l'immense nef de la basilique Saint-Pierre. De la niche, sur la gauche au pilier sud de la coupole, où il a sa statue, comme tous les fondateurs d'Ordre, dans la nef, le Bon Père semblait bénir ses enfants venus par milliers (six trains spéciaux) de Lorraine, de France et du monde.
La délégation vosgienne, à la différence de tant d'autres, n'avait point d'évêque à sa tête, Mgr Brault ne devant être nommé qu'en septembre. Elle avait par contre deux anciens évêques de Saint-Dié : Mgr Marmottin, archevêque de Reims, et Mgr Blanchet, recteur de l'Institut catholique de Paris.
Parmi les Religieuses de Notre-Dame massées autour de l'autel papal, la plus émue était assurément Soeur Marie-Cécile (Elisabeth de l'Estoille) du monastère de Moulins, dont la guérison miraculeuse avait été déterminante sur la fin du procès de béatification.
Ce fut ainsi pour nous une joie indicible lorsqu'apparut soudain dans la gloire du Bernin l'effigie de notre Bienheureuse, une Vosgienne succédant ici à Jeanne d'Arc en 1909.
Dans les jours qui suivirent, nous eûmes le privilège de deux audiences : une première pour les religieuses et leurs élèves, auxquelles Pie XII s'intéressait davantage depuis ce printemps : « Surtout dites-leur que je les attends ! » ; l'autre pour les dix prêtres vosgiens autour de Mgr Blanchet, le Saint Père s'attardant avec une particulière sympathie avec les curés de Remiremont, Mattaincourt et Poussay.
Puis ce furent, au cours du triduum solennel, la cérémonie de Saint-Louis des Français et le tout premier panégyrique de la nouvelle Bienheureuse par Mgr Blanchet, intégralement publié dans « La Revue diocésaine » (N°12,13,14 – 1947).
L'écho des fêtes romaines s'est largement répercuté dans le diocèse, notamment à Mattaincourt, à Remiremont, à Epinal. Et jusqu'au printemps de 1948, où « La Route de Lorraine » conduisait sur les pas de Bienheureuse Alix Le Clerc la caravane chantante de ses filles qui n'avaient pas eu la chance de vivre les heures merveilleuses de Rome. Elles visitèrent ainsi de Remiremont à Nancy tous les lieux où s'attache son souvenir, faute de pouvoir, comme en la plupart des pèlerinages, vénérer ses reliques.
L'heure n'était pas encore venue, mais elle ne devait pas tarder !
Relatant les fêtes de la béatification à Saint-Pierre de Rome, « La Croix » du 27 mai 1947 donnait une photo de S.S. Pie XII « en prière devant les reliques » ! En fait, il s'agissait seulement d'un portrait en mosaïque de la nouvelle Bienheureuse, puisqu'alors on en était toujours à déplorer la disparition de sa tombe.
Parallèlement à la reprise de la cause de Mère Alix, au cours du XIXèmesiècle, on avait en effet multiplié les fouilles pour retrouver cette tombe dans les bâtiments totalement transformés du monastère de Nancy. Seul, sur la rue de la Congrégation (aujourd'hui Maurice-Barrès), le noble portail toujours en place avec son inscription en gardait le souvenir. Autour de 1850, deux prêtres vosgiens, Deblaye et Chapia, avaient fait des fouilles, qui s'étaient soldées par un échec. On s'obstinait à creuser dans le sol du choeur de la chapelle, sans soupçonner qu'existait un vaste caveau sous le choeur des religieuses.
Or le 2 mai 1950 des jeunes gens ayant repéré ce caveau, tout à fait à leur convenance, étaient en train d'aménager … une piste de danse, quand ils se trouvèrent soudain en présence d'un cercueil en plomb. Impressionnés, mais respectueux de cette macabre trouvaille, ils constatèrent que ce cercueil renfermait encore son squelette et n'allèrent pas plus avant, non sans faire part à la ronde de leur découverte.
Tandis que la nouvelle s'en répandait par voie de presse, le cercueil et son contenu furent évidemment transportés au monastère actuel de la Congrégation, rue de la Ravinelle. Tour à tour professeurs de la Faculté de Médecine, historiens et canonistes procédèrent à de longues et scientifiques enquêtes. Au bout de cinq ans, les conclusions de tous ces savants furent unanimes : ce corps ne pouvait être que celui de Mère Alix Le Clerc.
Le rapport transmis à Rome fut à son tour longuement étudié et le 19 février 1960 la Congrégation des Rites reconnaissait canoniquement l'authenticité des reliques de la Bienheureuse Alix Le Clerc et autorisait les honneurs d'un culte public.
Ainsi trois ans après les fêtes de Rome et quasi jour pour jour, on venait de retrouver fortuitement ce qui avait tant fait défaut lors de la béatification. Et ce par l'entremise de jeunes gens qui ne rêvaient que bal et qui contribuaient ainsi à la gloire de la nouvelle Bienheureuse, sans savoir d'ailleurs que celle-ci avait été, pour reprendre le mot de Mgr Blanchet, « la jolie danseuse de Remiremont ». Gageons, sans irrévérence, que notre Bienheureuse a dû sourire là-haut de ce trait, si fréquent en Histoire, de l'humour de Dieu !
Les ossements comme les menus débris (tissus, épingles, grains de chapelet) depuis dix ans conservés en la chapelle de la Ravinelle, furent à la suite de la décision de Rome déposés dans une châsse et présentés à la vénération des fidèles au cours d'une messe pontificale par Mgr Pirolley, évêque de Nancy, le 16 juillet 1960. Et ladite châsse venait de Mattaincourt.
Parlant en son temps du culte de saint Pierre Fourier (V.D. du 15-12-1959) nous avions dit qu'Elisabeth-Charlotte d'Orléans, épouse du duc Léopold, avait offert une très belle châsse pour la béatification du Bon Père. Au milieu du XIXème siècle, un tel reliquaire faisant démodé, on en confectionna un autre en cuivre doré qui fût « dans la style » de la basilique néo-gothique de Mattaincourt, consacrée en 1853. Cent ans plus tard la châsse d'origine devait être à juste titre redorée à la feuille d'or et remise en honneur sur l'autel où les pèlerins vénèrent à présent les reliques du Bon Père, tandis que le reliquaire gothique restait vide au musée. Comme quoi, même pour des ossements, les Saints n'ont ici-bas de demeure permanente, et par une disposition providentielle la Fille se trouve actuellement là où, pendant plus d'un siècle, avait reposé son Père !
Le culte public étant désormais autorisé, la chapelle si originale de l'Institution Notre-Dame d'Epinal fut en 1961 dédiée à Bienheureuse Alix. C'est la première, à notre connaissance, mais d'autres sans doute pourront s'édifier par la suite.
Dans le même esprit d'évocation historique et de simple vénération, plusieurs monastères portaient déjà le nom d'Alix Le Clerc en Belgique, aux Pays-Bas et au Brésil.
Il en va de même pour l'iconographie. En fait de statuaire, on ne connaît qu'une petite pièce en bois sculpté XVIIIème, au monastère Alix Le Clerc aux Pays-Bas ; la Mère y est représentée apprenant à lire à une fillette, thème repris récemment pour des statues plus communes.
Par contre, gravures et tableaux sont nombreux et beaucoup plus anciens. La première gravure, datée 1616 et donc du vivant d'Alix, la représente avec la couronne de roses, suivant le cérémonial de la prise d'habit ; oeuvre d'un artiste flamand, Michel van Lochom. Viendrait ensuite la toile exécutée à la demande du duc Henri II sur le lit mortuaire même par le peintre officiel de la Cour, Claude Deruet ; précieux portrait qui a hélas ! disparu, comme aussi sans doute les deux copies offertes aux soeurs du duc, l'Electrice de Bavière et la grande Duchesse de Toscane. La gravure, signée Hermann Weyen, mais non datée, présente « la vraye effigie de la bien-heureuse Mère Alix Le Clerc ». C'est d'après ce portrait considéré comme le plus authentique que devait être réalisée en 1947 la mosaïque citée plus haut. On voit enfin Alix Le Clerc devant Saint Pierre Fourier dans trois tableaux XVIIIème siècle : recevant les Constitutions, de Boulangé, collection Puton à Remiremont et d'Eisterna, au monastère de Mattaincourt ; consacrant leur oeuvre commune à Notre-Dame, de Meunier, à la basilique Saint-Maurice d'Epinal.
En l'honneur de la nouvelle Bienheureuse, deux séries de vitraux modernes en dalles de verre (Gabriel Loire à Chartres) sont à voir à Mattaincourt. A la chapelle de la Maison Notre-Dame, huit verrières présentent Alix dans les étapes marquantes de sa vie, avec, bien sûr, la vision si bien rendue du berceau à la tige d'avoine. Les scènes se réduisent à trois à la basilique (absidiole Nord), mais dans la chapelle du Saint-Sacrement, près de la châsse, une carte lumineuse résume l'expansion de l' ?uvre à travers le monde, les infortunés monastères de Hongrie symbolisés par une couronne d'épines ! *** Au terme de cette biographie exceptionnellement longue sous la rubrique des « Saints de chez nous » — un vrai feuilleton, nous a-t-on-dit gentiment ! — il semble bon de porter un regard panoramique sur cette oeuvre près de quatre fois séculaire et sur le profil « en dents de scie » de son histoire. Une oeuvre dont la portée spirituelle fut immense sur les âmes, mais qui fut précisément, comme sa fondatrice, vouée aux attaques obstinées du Malin.
Nous avons suivi l'expansion remarquable du vivant même des fondateurs. Elle devait se poursuivre harmonieusement jusqu'à la veille de la Révolution, comptant quatre-vingt-quatre monastères et quatre mille religieuses.
La tourmente emporta le tout, mais dès 1803, à la faveur du Concordat, Reims rouvrait ses portes, exemple courageux suivi au long du siècle par vingt-sept monastères et douze cent religieuses qui réoccupèrent les lieux ou s'installèrent dans de nouveaux locaux, comme ce fut le cas à Mattaincourt en 1836 et à Epinal en 1857.
Nouvelle bourrasque en 1904-1906 avec la Séparation. N'ayant plus le droit d'enseigner en France, ces monastères ont été fermés et passèrent à l'étranger, où ils purent se reconstituer. Il en résulta une organisation nouvelle, une sorte de polarisation en dehors de la Lorraine.
Deux Unions devaient naître par la suite et vivre de façon autonome : l'Union de Jupille (Belgique) et l'Union romaine, groupant les monastères qui avaient pu renaître en France après la Grande Guerre. Enfin l'une et l'autre, réalisant le souhait exprimé par la Bienheureuse Alix à ses derniers instants, ont fusionné en 1962 pour n'en faire plus qu'une, sous le nom de Chanoinesses régulières de Saint Augustin de la Congrégation Notre-Dame.
Entre temps s'étaient fondés, toujours à l'étranger, trois Tiers Ordres de Notre-Dame, branches parallèles qui allaient connaître une expansion remarquable en Europe centrale et dans les deux Amériques. D'où, à la date de la Béatification, le total impressionnant de mille quatre cent vingt-sept Maisons et quinze mille quatre cents religieuses, dont les délégations exultaient de joie le 4 mai 1947 en la Basilique vaticane.
Si aujourd'hui le nombre des monastères et des élèves tend à se maintenir, il y a une baisse évidente dans l'effectif des Religieuses. C'est là d'ailleurs une crise qui affecte, comme le clergé lui-même, tous les Ordres religieux, à l'exception, singulière, mais qui s'explique, des communautés contemplatives à clôture stricte !
Il y a aussi, sporadiquement, une sorte de crise sur la vocation même de l'Ordre, tel que l'avaient fondé Bienheureuse Alix Le Clerc et Saint Pierre Fourier. La suppression canonique de la clôture et progressivement du costume, consécutive à « l'ouverture » prônée par le Concile de Vatican II, donne lieu à des recherches sur une orientation nouvelle. Aussi est-ce plus que jamais l'heure de croire à la pérennité surnaturelle de l'action attentive des deux Fondateurs.
Ainsi se réalise, une fois de plus, la vision prophétique de la jeune Alix : la frêle tige d'avoine secouée sous les coups de marteau, qui en vient même sous nos yeux à atteindre, croirait-on, le berceau ! Les Religieuses viennent en effet de quitter le pensionnat de Mattaincourt, lequel tenta de survivre à la diligence des parents avec un personnel non religieux.
Mais quoi ! Dans les épreuves le Bon Père lui-même ne disait-il pas à sa Fille : « Espérons plus beau temps en sa saison ». De fait la tige d'avoine s'est toujours obstinément relevée, le vitrail de la chapelle en témoigne silencieusement.
Mattaincourt n'est sans doute qu'un élément modeste de l'imposant ensemble évoqué à l'instant, il tient au coeur des Vosgiens, comme à l'Histoire de l'oeuvre. Et sa troisième renaissance, après 1836 et 1933, et quand il plaira à Dieu, serait une manière de miracle pour la canonisation, que nous ne verrons pas ! de la Bienheureuse Alix Clerc.
HISTORIQUE DU TABLEAU
A la mort de Mère Alix, le 9 janvier 1622, le Duc de Lorraine Henri II envoya au Couvent de la Congrégation le peintre de la Cour Claude Deruet pour exécuter le portrait de la Mère. L'a-t-il reproduit lui-même en plusieurs exemplaires ?...
« On en fit aussitôt des copies pour la Duchesse de Toscane et l'Électrice de Bavière » dit la Chronique et d'après le Comte Gandelet seulement, aussi pour le Monastère de Nancy. Ou la toile du Palais ducal est-elle celle qui est venue ensuite au Monastère de Nancy ? La recherche reste ouverte.
On a fait remarquer que le peintre ne l'ayant vue que sur son lit de mort, l'avait peinte les yeux baissés ; les mains aussi sont très caractéristiques : les mains jointes d'une morte. Mère Alix avait effectivement un crucifix en bois sur son lit de mort : on a retrouvé un assez long morceau de ce bois qui est tombé en poussière aussitôt le cercueil ouvert en 1950.
Il reste à chacun à imaginer ce que pouvaient être l'expression du regard et le sourire de Mère Alix.
LE PEINTRE
Claude Deruet né à Nancy vers 1588, fils de l'horloger du Duc de Lorraine, se forme auprès de Bellange, puis en Italie.
Revenu en Lorraine, il devint le peintre à la mode ; directeur des fêtes de la Cour et favori des Ducs, nommé gentilhomme en 1633.
Après l'occupation française (1633) il vient à Paris et sert la Cour en travaillant pour Louis XIII et Richelieu.
Il meurt en 1660.
VICISSITUDES DU TABLEAU
En 1976 le portrait se trouve chez M. Cottin à Champagne au Mont-d'Or (Rhône).
Sa première femme, Alix Cottin, décédée en 1971, était la petite-fille de Comte Gandelet, qui le lui avait laissé en héritage en 1943.
En 1960 Sœur Marie Lucienne de Lorgeril, en séjour à Saint-Etienne, redécouvrit ce tableau et il fut prêté pour réaliser des reproductions d'images.
La trace en était oubliée en 1947, à la Béatification, lorsqu'on avait cherché à faire reproduire le portrait de Mère Alix pour la mosaïque offerte au Pape Pie XII.
Le Comte Gandelet, promoteur de la cause et qui avait beaucoup de vénération pour Mère Alix, l'avait reçu en cadeau de la Visitation de Nancy. Une de ses lettres du 7 novembre 1883 nous raconte comment les Visitandines le lui donnèrent avec d'autres souvenirs. D'après son livre, il aurait été sauvé du Monastère de la Congrégation par une certaine Mme d'Hauterive, religieuse, pour les unes, de la Visitation, pour d'autres, de la Congrégation ; mais ce nom ne figure ni sur la liste des soeurs expulsées du Monastère en 1792 et retrouvée par Soeur Marie Lucienne aux archives de Paris, ni sur celle de la Visitation de Nancy qui a son registre de Professions de 1632 à la Révolution et de 1817 à nos jours.
Il devait être prêté aux Soeurs de Saint-Etienne pour prendre la route de Lorraine. Le 8 Juillet 1976 lorsque Soeur Marie Suzanne Roumens se rendit à Champagne au Mont-d'Or, M. Cottin lui en fit cadeau pour la Congrégation avec un autographe de Saint Pierre Fourier et d'autre souvenirs