Comme notre ancien diocèse de Toul, celui de Saint-Dié vénère en Saint Elophe le premier martyr lorrain et l'un des plus anciens personnages connus de notre histoire religieuse.
Cela nous reporte au IVe siècle, à cette époque lointaine qui n'a laissé, pour les historiens, que de très rares documents sur lesquels ils puissent se fonder, que les fouilles archéologiques viennent parfois faiblement éclairer.
Déjà, à propos de Sainte Libaire, nous avons dit ce qu'il fallait penser de ces « Vies » ou « Passions », par lesquelles nous sommes censés connaître nos vieux Saints de la toute première génération. Ce sont là, en effet, les seuls « documents » auxquels, dans une parfaite sérénité, voire avec complaisance, s'est alimentée la piété populaire, jusqu'à l'avènement, au siècle dernier, de la critique historique.
Tel est le cas, précisément, pour Saint Elophe, dont la « Passion » a inspiré, par exemple dans l'édition officielle de 1900, les leçons que les prêtres lisaient à matines du 16 octobre. La récente réforme du Propre diocésain, réalisée sous le contrôle très strict des spécialistes de la Congrégation des Rites, a heureusement permis de faire le point et de ramener la vie de Saint Elophe à des proportions plus modestes, en ne retenant que les éléments conformes à la vérité historique.
Faute donc de pouvoir, comme nous le faisions d'ordinaire, évoquer au début de cet article la vie de notre Saint, il nous a semblé toutefois intéressant de résumer cette « Passion », en raison de son importance et de ses particularités singulières, en raison surtout de l'influence évidente qu'elle a eue sur l'iconographie de notre premier martyr et sur la série de monuments, si longtemps vénérés et toujours en place aux abords du Vair, aux flancs de la colline de Saint-Elophe.
« La Passion de Saint Elophe » nous est connue par le manuscrit de Cologne, rédigé peu après 1036 et conservé à la Bibliothèque Royale de Bruxelles. Le chanoine Lévêque, ancien doyen de Vittel, en a donné la traduction intégrale dans son ouvrage « Solimariaca et Saint Elophe » paru en 1912. Ce manuscrit se référait à des textes antérieurs à l'an mil et que les savants Bollandistes ont retrouvés en diverses bibliothèques monastiques à Glogaw, en Silésie, à Ratisbonne, à Trèves. Nous savons aussi que cette « Passion » était lue, au temps de Saint Gérard, aux fidèles de Cologne, chaque année le 16 octobre, en l'église où l'on vénérait les reliques de notre Martyr, comme nous l'expliquerons plus loin.
Selon cette « Passion », Saint Elophe appartenait à une noble famille chrétienne de Grand. Les parents, Baccius et Lientrude, avaient eu plusieurs enfants : Euchaire, Elophe, Menne, Libaire, Suzanne, Ode et Gontrude.
Elophe, homme d'une fois intrépide, n'hésite pas à la proclamer publiquement, à prendre la parole dans les assemblées à Grand et à Solimariaca, où il opère de nombreuses conversions. Son zèle l'entraîne même à détruire les idoles païennes. Jeté en prison, il comparaît devant Julien d'Apostat. L'empereur multiplie promesses, séductions et menaces, mais en vain, pour le faire abjurer, et finalement le condamne à la décapitation. Bon prince, il lui accorde toutefois la faveur d'être inhumé au sommet de la colline, comme il en exprime formellement le désir.
C'est au bord du Vair, « en une prairie agréable », qu'Elophe a la tête tranchée d'un coup d'épée, en présence d'une grande foule, au sein de laquelle des malades sont instantanément guéris. Et voilà, autre miracle ! que le Martyr se lève et, saisissant sa tête à deux mains, se dirige vers le lieu de sa sépulture, distant de mille pas. Au cours de la montée, il marque un arrêt dans une sorte de grotte, encore visible, sous le nom de reculée. Enfin, il parvient au sommet et s'assied sur une grosse pierre en forme de siège, pour s'immobiliser définitivement. Les chrétiens de Solimariaca l'inhument en ce lieu et son tombeau devient aussitôt un centre de culte et le théâtre de miracles.
Telle est la « Passion de Saint Elophe » : type accompli de ces récits légendaires, dont se sont édifiés les fidèles au cours des siècles. On y retrouve nombre de traits sans aucun rapport avec la réalité des faits : ainsi la mise en scène, le scénario, dirait-on, de Saint Elophe et de l'empereur et cette succession de joutes oratoires sur la valeur respective de l' Évangile et du paganisme. Autant de clichés qui foisonnent en maintes « Passions » de ce temps-là et que notre auteur n'a même pas le mérite d'avoir inventés. Ce genre littéraire avait alors comme unique préoccupation de satisfaire la piété populaire, si avide de merveilleux.
A cet égard, il vaut de s'arrêter un instant sur le miracle le plus saillant et le plus réputé, relaté dans cette « Passion » : le portement de la tête. Saint Elophe est au nombre de quelques soixante autres, dits « céphalophores » qui, décapités, se sont pareillement acheminés vers le lieu de leur sépulture, portant leur tête entre les mains. Pour la plupart d'ailleurs reparaissent les mêmes clichés que pour Saint Elophe.
On a dit, et nous le verrons à propos de la statuaire, qu'un tel miracle n'était qu'un rebondissement de l'art sur la légende. Comme attribut du martyre de Saint Elophe, un artiste eut quelque jour cette trouvaille de lui mettre la tête entre les mains, alors que Saint Paul, par exemple, décapité lui aussi, porte d'ordinaire et tout simplement, une épée ! Et hagiographes de s'emparer de l'image pour enrichir la légende et donner une suite sensationnelle à la scène du martyre : ce dont l'artiste se serait bien amusé tout le premier !
Mais il se peut que ce détail de notre « Passion » soit antérieur à toute représentation artistique et qu'il ait seulement une portée mystique. L'exemple alors pourrait venir de loin et remonter très haut. Parmi les oeuvres de Saint Jean Chrysostome figure le panégyrique prononcé au Ve siècle en l'honneur de deux de ses compatriotes d'Antioche, décapités au siècle précédent par Julien l'Apostat. Or on y lit ce passage tout à fait éclairant pour notre sujet. « De même que les soldats, montrant les blessures qu'ils ont reçues en combattant, s'adressent au roi avec confiance, ainsi les martyrs, portant dans les mains leur tête coupée, obtiennent du Roi des cieux tout ce qu'ils veulent. » (Patrologie grecque, tome L. col. 576). Si bien que le fait mystique du prédicateur est devenu fait historique pour l'hagiographe. C'est là qu'apparaît, inconsciente peut-être, la pieuse fraude !
Fixés sur le caractère purement légendaire du portement de la tête, nous pouvons en dire autant sur la pseudo-parenté de Saint Elophe. _ Certes les noms de Baccius et de Lientrude, ceux de leurs sept enfants sont bel et bien gravés sur une vieille pierre, aujourd'hui conservée au Musée Lorrain de Nancy et provenant de Pompey, lieu du martyre de Saint Euchaire. Mais cette inscription, datant du XVe siècle, se réfère tout simplement à la « passion de Saint Elophe » et à la « Vie de Sainte Menne ». Ce monument tardif ne prouve donc absolument rien ; il ne fait que souligner la pieuse manie des hagiographes d'alors. Ils unissaient artificiellement par les liens du sang et dotaient même de parents imaginaires des groupes de Saints, vénérés dans la même région ou fêtés à la même époque de l'année. Nos Saints lorrains offrent, à cet égard, un des exemples les plus typiques du Sanctoral.
Au calendrier liturgique de l'ancien diocèse de Toul, on fêtait Sainte Menne le 3 octobre, Sainte Gontrude le 6, Sainte Libaire le 7, Sainte Suzanne le 11, Saint Elophe le 16, Saint Euchaire le 22 ; seule Sainte Ode était reportée au 16 février. De plus, les centres de culte de tous ces prétendus frères et soeurs se situent dans le même secteur de l'ancien diocèse : Puzieux, Poussay, Hagnéville, Grand, Soulosse, Saint-Ouen-les-Parey, Liverdun et Pompey.
Autre point fantaisiste à relever dans la légende de Saint Elophe : si son martyre a pu avoir lieu (la critique ne le conteste pas) sous le règne très court de Julien l'Apostat (361-363), ce ne fut certainement pas de son fait, ni en sa présence. Car après une brève apparition sur le Rhin, l'Empereur partit en Orient guerroyer contre les Perses et il y trouva la mort. D'autre part il est historiquement certain que Julien l'A postat n'a pas déclenché, en Gaule notamment, de persécutions sanglantes, lors de sa tentative de restauration du paganisme. Par contre, un de ses lieutenants a très bien pu faire preuve de zèle, à l'échelon local. En sorte que cette dernière mise au point n'infirme en rien la tradition admise du martyre de Saint Elophe, survenu entre 361 et 363. Dans cette marge imprécise, la date du 16 octobre ne saurait être mise en doute.
On sait, par toute l'histoire chrétienne des premiers siècles, l'importance du jour de la mort des Saints appelé « dies natalis ». Car on célébrait chaque année l'anniversaire des martyrs. Ainsi la date de cet événement se conservait sans défaillance, alors que celle de l'année, réputée secondaire, s'oubliait à la longue. La remarque se vérifie pour la quasi-totalité des Saints des quatre premiers siècles, même à Rome, capitale de notre histoire religieuse : le jour (des ides ou des calendes) est soigneusement indiqué de façon très précise, jamais l'année, tout au plus le nom de l'empereur régnant.
S'il n'y a, en définitive, pas grand-chose à retenir du récit fabuleux de notre « passion », il ne s'ensuit pas qu'il faille la rejeter en bloc. Une fois passée au crible, elle laisse un résidu historique valable ; c'est ce que les critiques appellent la tradition.
En effet, le martyre de Saint Elophe fut un trop grand événement local pour ne point frapper la sensibilité de l'opinion et ne point survivre dans le souvenir des générations. Lorsque l'évêque de Toul, Saint Gérard vint au tombeau de Saint Elophe en 965, comme nous le verrons plus loin, faire l'inventaire des reliques et donner au pèlerinage l'impulsion décisive qui s'est soutenue jusqu'à nos jours, sa démarche consacrait en quelque sorte une tradition historique. Et cela, plus d'un siècle avant la parution de la fameuse « Passion ».
Cette tradition respectable ne saurait donc être rejetée au nom de la critique, au risque de scandaliser les fidèles plus que la légende elle-même ne scandalise les historiens.
Sortant de la légende, essayons de nous placer sur le terrain historique pour retrouver les origines du christianisme dans notre région, ce dont Saint Elophe est précisément le premier témoin.
Si la grande métropole de Trèves, dont la Lorraine a longtemps dépendu, possède d'authentiques preuves de christianisme dès la fin du IIIe siècle, le diocèse de Toul ne reçut son premier évêque, Saint Mansuy, qu'au cours du IVe. Mais les historiens admettent que des groupes de chrétiens, des embryons mêmes de paroisses existaient déjà chez nous.
Ce qui rend la présomption tout à fait vérifiable, c'est que la Lorraine se trouvait alors traversée par une des voies romaines les plus importantes de l'Occident, celle qui reliait Rome à Cologne par les vallées du Rhône, de la Saône, de la haute Meuse et de la basse Moselle. On sait de sources absolument certaines qu'au long de cette voie sont nés, tels des bourgeons sur une tige vigoureuse, les vieux évêchés de Vienne, Lyon, Autun, Langres, Toul, Metz et Trèves. Sur cette voie, d'abord militaire, cheminait évidemment beaucoup de monde : fonctionnaires et marchands, voyageurs et pèlerins. Les fouilles de Grand, actuellement en cours, attestent la présence d'un centre de pèlerinage païen considérable et très fréquenté. Il s'y mêlait aussi des missionnaires, mus par cette force d'expansion qui animait les premières communautés chrétiennes, en Gaule comme partout, d'autant plus que le paganisme se ressentait alors de la décadence progressive de l'empire romain. Ainsi l'Evangile se diffusait lentement et la vie chrétienne s'organisait aux alentours de ces villes-étapes ; nous en avons des preuves.
Dans sa section Langres-Toul, la voie romaine traversait la pointe Ouest de notre actuel diocèse. On voit encore, sur des dizaines de kilomètres, d'impressionnants tronçons reliant Pompierre, Neufchâteau, Soulosse et Autreville.
A propos de Soulosse, concernant très spécialement notre Saint, il convient, au passage, de tirer au clair cette double dénomination de Solimariaca-Solecia souvent imprécise et qu'on retrouve sur les plus anciennes cartes (Itinéraire d'Antonin et Table de Peutinger). On est aujourd'hui certain que Solimariaca désignait le village de Saint Elophe, oppidum gaulois, bâti au sommet de la côte, et que Solecia s'appliquait à Soulosse, relais routier, créé par les Romains, autour du pont par lequel la voie enjambait le Vair.
Il s'ensuit que pour retrouver les premières empreintes de christianisme en cette région, c'est de Soulosse qu'il fallait les attendre. Certes les vestiges païens ou profanes qu'on y a exhumés sont considérables : le répertoire officiel, paru en 1948, en mentionne près d'une centaine et, cet été même, on a découvert, à proximité du pont, une borne milliaire absolument remarquable. Mais deux trouvailles, modestes, nous intéressent particulièrement : une inscription lapidaire, déposée au Musée d'Epinal, en mémoire de deux femmes du pays qui avaient embrassé le christianisme ; une coupe de bronze sur laquelle est gravé le poisson (Ichthus) : les archéologues, qui ont reconnu à l'évidence un symbole chrétien, datent cette pièce du IVe siècle.
Tout ce long préambule (qu'excusera le lecteur) sur la légende et les premiers indices archéologiques nous a semblé nécessaire pour situer historiquement Saint Elophe, de façon certes encore approximative, suffisante néanmoins pour justifier son culte, très populaire dès avant l'an mil. Et il nous plaît d'aborder enfin une période, où abondent les documents sérieux et certains.
Le résidu historique, laborieusement décanté au cours des deux précédentes pages, consiste essentiellement et de façon incontestable dans le culte dont Saint Elophe fut honoré et dont le tombeau n'a cessé d'être le centre.
De ce culte, le plus ancien indice monumental semble remonter au VIe siècle. Fortuitement, pour des travaux exécutés au cours des siècles, ou méthodiquement, pour des fouilles plus récentes, on a toujours remué beaucoup de terre autour de ce tombeau. Ceci a amené la découverte, tant à l'intérieur qu'à proximité immédiate de l'église, de plusieurs sarcophages en pierre d'origine mérovingienne. Le mobilier funéraire (colliers de verroterie, bracelets, bijoux divers) accompagnant les restes donne à penser qu'il s'agissait de notables qui se sont fait enterrer là intentionnellement. On sait, par une tradition qui s'est soutenue durant tout le Moyen Age, que les chrétiens demandaient par testament de reposer auprès du tombeau des Saints. Cela se vérifie en maints centres de pèlerinage et chez nous au Saint-Mont, au Vieux Saint-Amé, au mont Saint-Odile, où ont été exhumés de semblables sarcophages.
C'est pourquoi, lors des fouilles pratiquées à Saint-Elophe par Voulot en 1889-1890, le grand archéologue français, Robert de Lasteyrie, est venu étudier sur place ces découvertes, concluant que, dès les VIIe et VIIIe siècles, le culte de Saint Elophe était en honneur.
La continuité de ce culte va se trouver sanctionnée par un événement qui fit grand bruit en son temps et qui devait avoir un épilogue mille ans plus tard avec Monseigneur Brault.
En 963, Saint Gérard, sacré à Trèves le 29 mars, devenait évêque de Toul. Un des traits de son épiscopat fut sa dévotion très vive à l'égard des Saints locaux et de leurs reliques. Dès son arrivée à Toul, il avait relevé le corps de son lointain prédécesseur Saint Mansuy, le premier évêque des Leuques, et l'avait placé dans une châsse en l'église abbatiale élevée en son honneur, hors des remparts ; le mausolée se voit encore près de la porte de Metz.
En 965, Saint Gérard arrivait à Saint-Elophe en pèlerin, pour y vénérer le premier martyr de son diocèse. La démarche du jeune évêque avait pour principal objet de régulariser ce culte séculaire, en relevant de la tombe les restes de Saint Elophe et en les déposant dans un reliquaire ; cérémonie canonique qui était, à cette époque, l'équivalent de la « canonisation ».
Ce pèlerinage fameux eut toutefois un dénouement inattendu, et sans doute fort décevant pour la foule des pèlerins accourus. Des ossements relevés et dûment authentiqués, l'évêque fit trois parts inégales ; une pour l'église même du lieu, une pour la Cathédrale de Toul, la dernière, de beaucoup la plus importante (le chef et les quatre membres), pour Cologne.
On sait que Saint Gérard était originaire de cette ville et il désirait par ce don précieux honorer Cologne et témoigner son affection pour le vieil archevêque Brunon. Il voulait aussi, et cette fois dans une intention politique se concilier par là l'appui de l'Empereur Otton II, frère de Brunon. L'évêque de Toul était alors en lutte contre Frédéric, duc de Haute Lorraine, pour la sauvegarde des monastères de Moyenmoutier et de Galilée à Saint-Dié, que ce turbulent vassal cherchait à s'approprier. Ayant eu finalement gain de cause, il se donna, pensons-nous, bonne conscience de ce pieux larcin.
Toujours est-il que Saint Gérard se réserva le plaisir de porter lui-même ces reliques à Cologne, le 21 juin 965. On imagine le cortège tout au long de cette voie romaine dont nous avons parlé. Le précieux dépôt fut solennellement remis en l'église abbatiale du Grand Saint-Martin qui, jusqu'à une date récente, l'a jalousement conservé. Et ce fut une belle surprise en 1920 pour le jeune Vosgien, militaire en Rhénanie, (il s’agit du chanoine Laurent lui-même) de le découvrir en visitant Cologne !
On suit, à travers le millénaire, l'histoire du culte de Saint Elophe dans la grande cité rhénane. Notre martyr lorrain est mentionné deux fois par an dans les vieux calendriers liturgiques de Cologne : le 21 juin pour la translation, le 16 octobre pour le « dies natalis ».
Périodiquement, à l'occasion de pèlerinages, on procède à la reconnaissance des reliques. En 1485, l'archevêque Hermann inaugure une belle châsse en argent. En 1763, elle est ouverte pour prélever un grand ossement, le péroné gauche, 0,40 m, qui est offert, on ne sait à quelle occasion, à la comtesse Elisabeth-Charlotte de Lignéville. Celle-ci en fera don à l'église Saint-Nicolas de Neufchâteau où elle est encore. C'est déjà là, fortuitement, une première restitution, en faveur du pays de Saint Elophe.
Sous la Révolution, les troupes françaises occupant toute la rive gauche du Rhin et pillant, hélas ! la plupart des églises — ainsi la cathédrale de Cologne fut transformée en parc à fourrage — les Colonais s'empressent de mettre la châsse de Saint Elophe en sûreté à l'abbaye de Graffschaft, jusqu'en 1806 où, la paix revenue, elle est réinstallée à Saint-Martin le Grand. Lors de la vérification, on découvre un parchemin avec l'inscription, en caractères du Xe siècle, « Pretiosus Christi Martyr Eliphius », témoin de la translation faite par Saint Gérard.
Nouvelle tribulation pour les reliques, avec les bombardements de la dernière guerre. La châsse est déposée, cette fois, dans les cryptes de la cathédrale, laquelle, par chance, fut étonnamment épargnée par la R.A.F. alors que la plupart des admirables églises médiévales de Cologne étaient anéanties ou mutilées. L'église du Grand Saint-Martin elle-même dont l'imposante silhouette romane faisait partie du paysage classique de la ville n'était pas encore restaurée ces dernières années et la châsse de notre Saint est restée à la cathédrale, à côté de celle des Rois Mages, un chef-d'oeuvre d'orfèvrerie lorraine du XIIe siècle.
C'est donc là qu'eut lieu l'entrevue historique du Cardinal Frings et de Monseigneur Brault, qu'a relatée « La Vie Diocésaine » du 1er novembre 1949. Tous les Vosgiens savent que notre cathédrale de Saint-Dié avait subi le même sort, mais plus odieux encore, que les églises de Cologne. Le 16 novembre 1944, elle avait été, sans la moindre nécessité stratégique, sauvagement dynamitée. Dans le désastre avait notamment péri la grande châsse de Saint Dié où se trouvaient, outre les reliques du Patron de la Ville et du diocèse, celles de douze autres saints, que nous énumérons pour mémoire : Saint Elophe, Amé, Romary, Arnould, Adelphe, Hydulphe, Léon IX, Spinule, Pierre Fourier ; Saintes Libaire, Menne et Claire du Saint-Mont.
L'intronisation de Mgr Brault avait donné lieu le 26 novembre 1947, on s'en souvient, à une émouvante cérémonie dans les ruines à peine déblayées de la cathédrale. C'est là peut-être que notre évêque conçut l'idée d'adresser par la suite à l'Archevêque de Cologne une requête pour obtenir des reliques de Saint Elophe, en remplacement de celles qui avaient si tristement disparu.
De grand coeur, le Cardinal accepta de remédier à « cette douloureuse et injuste privation ». Et le 10 octobre 1949, Mgr Brault se rendit lui-même à Cologne. Au cours d'une cérémonie, à la fois intime et solennelle, le Cardinal Frings remit à notre évêque deux importants éléments du corps saint, le priant de voir, dans ce geste, une réparation du peuple allemand et une occasion de « renouer, après des siècles de guerres cruelles, les liens qui unissent Cologne et la Lorraine, le Rhin et la France, depuis deux millénaires, sur le fond d'une histoire et d'une culture communes, d'une même foi chrétienne » ( Archives de l'Histoire religieuse de Rhénanie, 1950, p. 200).
Les reliques rapatriées (en l'espèce, les deux tibias) furent réparties entre les paroisses de Saint Elophe et de la Cathédrale, celle-ci se pourvoyant aussitôt d'une nouvelle châsse en cuivre émaillé, où, par prélèvements ultérieurs, on a regroupé des restes des autres saints. La bénédiction solennelle eut lieu le 9 juillet 1950 et ce fut Mgr Blanchet qui prononça l'allocution dans le cadre magnifique du cloître restauré. Depuis lors, la châsse attend à l'église Notre-Dame de prendre place à la Cathédrale, au jour de sa résurrection. ( Le chanoine Laurent termine son livre en 1979.)
Le culte dont Cologne entoure la mémoire de Saint Elophe lui aura donc, en définitive, procuré un supplément d'honneur et ne ralentit en aucune façon, la ferveur des pèlerins lorrains sur les bords du Vair. En sorte que notre bon Martyr, « gagnant sur deux tableaux », ne dut pas tenir rigueur à Saint Gérard à son entrée en paradis.
On serait même tenté de croire que, pour compenser, dirions-nous, ce « handicap » des reliques, la piété populaire s'ingénia à doter le pèlerinage de Saint Elophe de toute une gamme de monuments que nous ne retrouvons pour aucun saint de chez nous.
C'est à partir de l'an mil, et donc pratiquement à la suite du pèlerinage de Saint Gérard au tombeau du Martyr, que s'érigent les curieux monuments, qu'il nous reste à décrire.
Aucun d'eux, en effet, ne présente d'indice archéologique antérieur au XIe siècle. Jalonnant à la fois les étapes de la montée miraculeuse de Saint Elophe et les exercices de piété des pèlerins, comme les stations d'un chemin de croix, ils ne sont que l'illustration, l'enluminure en pierre, de la « Passion » qui les a visiblement inspirés.
Ils nous ramènent donc à la légende que nous avons, dans les précédents articles, nettement distinguée de l'histoire : retour en arrière, que le lecteur excusera, car il s'impose, si nous voulons comprendre le sens d'une dévotion plus que millénaire. Car la piété de nos ancêtres, autant que leur goût du merveilleux, y trouvait son compte. Il nous faut interpréter ces souvenirs dans l'optique de leur époque.
Parlant de miracles de ce genre, attribués à Saint Colomban, Mgr Calvet écrit : « Je plains les savants qui, par un scrupule de rationalisme aujourd'hui dépassé, entreprennent d'amputer l'histoire de la poésie, c'est-à-dire de ce qu'elle a peut-être de plus vrai ». Et Maurice Clavel le rejoint, dans sa préface du mystère de Jeanne d'Arc, «La Grande Pitié », joué à Domremy en 1956 : « J'ai suivi, sur elle, les travaux les plus avancés des historiens critiques modernes, ces malheureux qui, au nom de la Science, visent à détruire la Légende ».
Ces cinq monuments, que visitent aujourd'hui pèlerins et touristes, se présentent dans un ordre à la fois topographique et chronologique.
La Chapelle de Sainte-Epéotte.
Ce charmant édifice rural s'élève à 400 m en aval du pont de Soulosse, sur la rive droite, en cette « prairie agréable » qu'enserre un large méandre du Vair. C'est le lieu présumé du martyre dont, de tout temps, un édicule a rappelé le souvenir.
La chapelle actuelle, du XVIe siècle, se compose d'un choeur carré, précédé d'une travée et d'un petit auvent, le tout appuyé sur des contreforts et couronné d'un clocheton. On y avait adjoint, sur la droite, un logement disparu au début de ce siècle ; c'était la résidence de l'ermite, gardien de la chapelle.
Sur l'autel d'origine également disparu, figurait un retable, fixé à présent au mur de droite. C'est un naïf bas-relief, daté 1614 et représentant la scène du martyre. Assis à son tribunal entre quatre soldats, l'empereur Julien assiste à l'exécution immédiate de la sentence. Le bourreau décapite d'un coup d'épée Saint Elophe, agenouillé dans l'herbe, les mains jointes. Au-dessus de lui, un ange sortant de la nuée s'apprête à recueillir son âme. Au second plan, le martyr, portant sa tête dans ses mains, s'achemine vers le sommet de l'escarpement, où se profile l'église actuelle.
Debout à côté du Saint, voici une femme, dont la présence n'a cessé de piquer la curiosité des érudits. Elle porte à la main une palme stylisée, ce qui la fit identifier avec Sainte Libaire, sa soeur présumée. D'autres, prenant la palme pour une épée, y ont vu la servante, arborant l'arme qui venait de servir au supplice de son maître. Mais une autre interprétation semble possible qui, du même coup, justifierait le vocable très lorrain de la chapelle. On imagina sans peine que l'épée du bourreau avait été soigneusement recueillie par les assistants et vénérée ici depuis lors, comme une relique insigne. En sorte que la chapelle Sainte-Epéotte serait comme la châsse de la Sainte Epée, par analogie avec la Sainte Face de Véronique, la Sainte Lance de Longin, etc.. expression fréquente en hagiographie.
La chapelle marque le départ du parcours, voire de la procession que les pèlerins faisaient jadis. « Emboîtant le pas » à Saint Elophe, qu'ils venaient de voir sur le retable, ils traversaient la prairie sur quelque 700 m pour atteindre la IIe station.
La Fontaine
Elle se situe à mi-côte, à ce niveau des sources bien connu sur nos versants calcaires. On y accède, sous le taillis, par une sente aménagée et pourvue de bancs. A l'entrée , un petit portail, qui semble avoir été souvent remanié. On y a toutefois, conservé le tympan monolithe en plein cintre, intéressante oeuvre du XIe siècle. Sous un bandeau torsadé, est fichée une croix pattée, ornée d'étoiles ; sur les croisillons, deux colombes affrontées.
Poussant la grille, on descend dans une sorte de crypte voûtée ; au centre du pavé, deux vasques recueillent l'eau qui sourd de la roche. Pour les pèlerins, dont les pas ont bien usé les marches, le centre d'intérêt était double, car ils buvaient de cette eau, à laquelle s'attache une vertu curative ; mais ils s'arrêtaient aussi devant le fer triangulaire, toujours visible sur la première marche, qui marquait l'empreinte des gouttes de sang. A cette fontaine le Martyr avait lavé sa tête.
C'est là un épisode attribué à la plupart des Céphalophores. On le trouve déjà dans la « Passion » de Saint Julien de Brioude, rapportée, dès le VIe siècle, par Saint Grégoire de Tours (II, chap. 2). En pleine capitale, on montrait encore, au siècle dernier, sur les pentes de Montmartre (impasse Giraudon), la fontaine où Saint Denys, le premier évêque de Paris, décapité, aurait accompli le même geste. Des savants belges (« Revue de l'Université de Bruxelles », 1914) se demandent si, à l'origine, un tel épisode légendaire ne traduit pas une préoccupation du clergé d'alors : sacraliser ainsi des réminiscences du culte païen, que les populations rurales vouaient encore aux fontaines. Une telle hypothèse n'est pas invraisemblables à Soulosse.
La Reculée.
A moins de cent mètres de la fontaine, une excavation verticale a été visiblement taillée de main d'homme dans la roche : 4 m de profondeur sur 2,30 m de haut. Une grille protège la statue moderne du Saint, portée sur un fragment de colonne du XVIe siècle torsadée. L'arcade est récente, comme la date de 361 qu'on y a gravée. Au-dessus par contre, un socle en pierre, ornée d'élégants motifs XVIIIe, portait jadis une croix de fer forgé, offerte par le roi Stanislas. La croix fut arrachée à la Révolution, mais le socle perpétue cet hommage du dernier souverain de Lorraine à son premier martyr.
_ Pour les pèlerins d'antan, la Reculée était le lieu d'un autre miracle. Après l'exécution, les soldats interloqués - durant un bon quart d'heure ! - se lancent à la poursuite du condamné qu'ils croyaient mort ; ils vont le rattraper au sommet de la colline, lorsque celle-ci s'entr'ouvre pour le dérober à leur prise. Episode gratuit, mais point inédit, puisqu'on l'attribue aussi à Saint Félix de Nole (légende du Bréviaire au 14 janvier).
La Chaire de Saint Elophe
Ici nous arrivons à la IVe station de la « Montée » miraculeuse. Dans le cimetière, établi de temps immémorial, nous l'avons vu, autour de l'église, s'élève un édicule ajouré en forme de chapelle, de plan carré, couvert d'une voûte en berceau brisé et, comme telle, classée M.H. de la fin du gothique. Elle abrite un bloc de pierre, assez fruste, présentant une échancrure en forme de siège, pourvu d'accoudoirs.
Toujours selon la « Passion », c'est là que Saint Elophe finit sa course et se laissa enterrer, à l'emplacement que lui avait accordé l'empereur lui-même. Certes, elle ne nous dit pas s'il put adresser quelques mots d'adieu ; elle relève seulement un ultime miracle. Epuisé par sa course, il s'était reposé sur la roche affleurant à cet endroit, laquelle soudain s'affaissa de manière à lui fournir un siège dont la concavité lui permit de s'asseoir. D'où le nom de chaire, donné par la tradition.
En fait, cette chaire n'est pas du tout en pierre du pays : c'est un matériau d'importation, d'un grain spécial. Les archéologues estiment qu'elle proviendrait de quelque édifice public gallo-romain, des alentours, peut-être même de l'amphithéâtre de Grand, en raison de l'analogie qu'elle offre avec les sièges curules, réservés aux notables sur ces gradins.
L'Eglise et le Tombeau
Il est certain, bien qu'on n'ait retrouvé à ce jour aucun vestige d'époque aussi lointaine, qu'une chapelle ne tarda pas à s'ériger sur la tombe de Saint Elophe. Du fait même que la localité était sur une grande voie de passage, ce premier édifice vit le début des pèlerinages ; il y eut aussi, dés 450, le passage des Huns, puis les vagues successives des barbares qui ravagèrent la Lorraine.
Si bien que l'église actuelle est, sans nul doute, l'héritière de plusieurs autres, toutes érigées au même lieu. Celle, par exemple, dans laquelle officia Saint Gérard en 965, fit elle-même place à un édifice du XIe siècle dont subsistent d'intéressants vestiges. Le chapiteau fleuri conservé au Musée d'Epinal suggère une église imposante. De plus, nous avons découvert, sous les combles de l'église, une série de quatre fenêtres romanes qui eussent ravi Georges Durand, car il n'en parle pas dans son livre. Éclairant jadis la partie haute de la nef basilicale, elles sont encore incorporées dans leur mur d'origine.
A cet égard, il est curieux de faire un rapprochement avec la basilique Saint-Maurice d'Epinal, qui a conservé, elle aussi, lors de sa reconstruction du XIIIe siècle, murs et fenêtres romanes. Pour sauvegarder, par fierté, des murs que le pape Saint Léon IX avait consacrés, les architectes spinaliens ont réalisé cet exploit de reprendre en sous-oeuvre arcades et piliers qu'on y voit aujourd'hui. Ne serait-ce pas dans la même pensée, en hommage à Saint-Elophe, que l'humble architecte aurait ici renouvelé semblable tour de force ?
L'église de Saint-Elophe est une des plus ravissantes qu'on puisse voir dans la Plaine. Les lignes très pures de ses piliers, de ses arcades, le ferme calcaire nacré dont ils sont faits, la lumière qui joue dans ses trois nefs flamboyantes, tout a été harmonisé par le maître d'oeuvre pour servir d'écrin à la châsse et à la pierre tombale du glorieux Martyr. Et l'imagier chargé de la décoration eut même la fantaisie, nous dirions la gentillesse, de lui faire un cadeau royal, en sculptant les trois fleurs de lis, à la clé de la première travée, au dessus de l'orgue.
Ce détail donne à penser aux archéologues que l'église que nous voyons fut terminée au début du XVIe siècle comme l'attestent également les gracieuses clés de voûte à pendentif du choeur et du transept.
Il se peut toutefois que cette construction de l'église ait commencé au siècle précédent. Nous savons, en effet, qu'au cours de son long règne (1390-1431), le duc de Lorraine, Charles II et Marguerite de Bavière, sa femme, étendirent à l'église de Saint Elophe les subsides qu'ils accordaient alors aux chantiers de Neufchâteau (église Saint Christophe, couvents des Cordeliers et des Clarisses).
Il nous plaît de voir aussi les princes s'associer aux humbles fidèles pour rendre hommage à notre Saint.
Parée au cours des siècles, d'un riche mobilier, l'église fut pillée lors des guerres et de la Révolution, puis remeublée dans le goût du XIXe . Ce nonobstant, elle représente encore de fort belles choses, toutes classées : plusieurs intéressantes statues de la Vierge à l'Enfant ; un grand Christ du XVIIe , dominant la curieuse inscription « Julien l'Apostat fit camper son armée à Soulosse où il apprit que Saint Elophe, par un seul de ses sermons, avait converti à la foy de Jésus- Christ 236 païens » ; le reliquaire en bronze doré, refait en 1869, pour les fragments qu'avait bien voulu laisser Saint Gérard.
Toutefois, la pièce de beaucoup la plus remarquable, c'est le gisant de Saint Elophe. Placé dans le choeur, à la croisée du transept, il surplombe une fosse, dans laquelle on est censé pouvoir pénétrer par un escalier latéral. C'est le souvenir, plus symbolique que praticable, d'une ancienne coutume, qu'on retrouve au gisant de Sainte Ode à Saint-Ouen les-Parey. La dalle ici porte sur sept piliers auxquels s'adossent autant de statuettes, difficiles à identifier ; ce serait dit-on, la famille de Baccius ; mais alors que vient faire ici Véronique avec la Sainte Face ? Sur la dalle finement moulurée, repose, tiré de la masse (calcaire ivoiré d'une étonnante qualité), le corps de Saint Elophe en grandeur naturelle vêtu de l'aube et de la dalmatique ; ses pieds s'appuient sur un lion accroupi. Entre des mains délicates, la tête, pourvue d'une large tonsure, présente un visage jeune d'une beauté impressionnante : des paupières closes et de la bouche très fine, se dégage un sourire qui reflète mystérieusement la béatitude et la paix. Les insignes, dont nous le voyons revêtu sont encore dus à la légende. Du moment que Saint Elophe prêchait, il s'ensuit qu'il était diacre, conviction dont ne se sont jamais départis ni les fidèles, ni les artistes ! Le nôtre, en l'occurrence, a fait mieux, lui mettant entre les bras le bâton d'archidiacre, sorte de crosse sans volute alors en usage du diocèse de Toul. Ce gisant, classé M.H. du XVIe siècle est incontestablement un des chefs-d'oeuvres de notre patrimoine artistique.
Sur la droite, apparaît encore aux murs du croisillon sud, la litre funéraire des Mauléon qui, au XVIe siècle, y avaient leur chapelle castrale et leur caveau. La pierre tombale à l'effigie de Jean-Blaise de Mauléon, seigneur de Saint-Elophe et Autigny-la-Tour, y a été retrouvée en 1854 et offerte au Musée Lorrain de Nancy. A noter dans sa descendance plusieurs chanoinesses de Remiremont et de Poussay.
Quant à la tour, de trois siècles antérieure à l'église, elle fut bâtie à la manière d'un donjon, sans aucun portail. On entrait à l'église par la porte latérale, toujours en place avec sa niche à statuette et son curieux tronc en pierre. Par la suite, on ouvrit, sous une arcade flamboyante, la double porte occidentale. Le beffroi, éclairé de jolies fenêtres du XIIIe siècle, est couvert d'un toit à bâtière, tel qu'il figure sur le retable de Sainte-Epéotte. Il n'en fut pas, hélas ! toujours ainsi. Vers 1885, avec plus de zèle que de goût, on substitua un lanternon de pacotille surmonté d'une colossale statue de Saint Elophe, en pierre et de 7 m de haut ! Ledit lanternon menaçant ruine, les Monuments Historiques le firent disparaître en 1952 pour restituer à la vénérable tour sa physionomie première si sympathique.
Une remarquable sonnerie égaie ce beffroi, grâce au bourdon offert par souscription en 1877. Pesant 4 250 kg, il est la plus grosse cloche du diocèse et l'un des plus imposants de Lorraine.
LE CULTE DE SAINT ELOPHE
Le belvédère naturel, avec ce parvis gazonné de la vieille église, constitue un véritable haut-lieu, trop peu connu, dans le cadre d'un paysage chargé d'histoire et charmant en toute saison. Au premier plan, les méandres du Vair glissent sous les ponts de Soulosse et de Brancourt, tandis qu'à l'horizon se profilent les tours du château de Bourlémont, le clocher roman de Coussey et la flèche du Bois-Chenu. Et si d'aventure le carillon s'ébranle dans le sillage du bourdon, l'enchantement est à son comble.
Fièrement campée sur le rebord de la falaise, la tour de Saint-Elophe monte ainsi la garde auprès du tombeau, vers lequel elle a vu affluer bien du monde au cours des siècles.
On se plaît à penser que Jeanne d'Arc, si familière avec les Saints du paradis, y monta avec ses amies, avec sa mère Isabelle Romée, fervente de pèlerinages. Les chroniqueurs sont plus précis touchant les visites des ducs de Lorraine, celle, par exemple de Léopold et de la duchesse Elisabeth-Charlotte d'Orléans, qui le 1er Juin 1706, assistèrent à la messe, agenouillés devant le tombeau.
Les évêques de Toul, eux aussi, y sont venus presque tous, contrôler, après chaque guerre, l'état des reliques. Citons seulement la visite de Mgr de Maillane, en 1612. Pendant les guerres de Religion, l'église avait été saccagée par la soldatesque, mais les habitants avaient sauvé la châsse à temps. L'ouverture de celle-ci, aux fins de vérification, provoqua une émeute en pleine église, les bonnes gens s'imaginant que l'évêque allait renouveler le geste de Saint Gérard, demeuré dans toutes les mémoires. Disons, en passant, que paroissiens et pèlerins ont autrement accueilli Mgr Brault, venu le 19 mars 1950, insérer dans le châsse la précieuse relique rapportée de Cologne.
La Révolution, à son tour, causa des dégâts à Saint-Elophe, comme ailleurs ; mais toujours les habitants sauvegardèrent l'essentiel, à savoir les reliques. Quant à la châsse, elle fut confisquée par les patriotes et dépouillée à Neufchâteau des bas-reliefs, en argent, qui la recouvraient. Elle avait été offerte, pour réparer les pillages de la guerre de Trente Ans, à la suite d'un voeu fait dans sa prison de Tolède, vers 1688, par Simon Sallet, trésorier général de Lorraine, bourgeois de Neufchâteau.
Tout au long du XIXe siècle, à la faveur du renouveau chrétien et du romantisme, le culte de Saint Elophe reprit, plus fervent que jamais. Il suffit de relire les annales et les publications des curés du lieu, entre 1840 et 1890, les livrets de pèlerinage, assortis des litanies en l'honneur du Saint. Les autres dernières guerres et surtout la désaffection de la spiritualité contemporaine à l'égard de cette forme de piété que constituent les pèlerinages locaux, ont entraîné une éclipse du culte traditionnel. Il semble toutefois que nous assistons, depuis quelques années, à une reprise encourageante.
Un autre aspect de ce culte, qui intéresse archéologues et historiens, parce qu'il remonte au haut Moyen Age, apparaît dans le patronage des églises et des chapelles. On les trouve évidemment dans le cadre de l'ancien diocèse de Toul, mais aussi beaucoup plus loin.
- VOSGES : Blémerey, Frenelle-la-Petite, Longchamp-sous-Châtenois, Neufchâteau (patron secondaire de l'église Saint-Nicolas), Oncourt, Punerot, Rouvres-en-Xaintois, Saint-Elophe, Viviers-le-Gras
- MEURTHE-ET-MOSELLE : Clérey (canton de Vézelise), Fécocourt (Colombey-les-Belles)
- Moutrot (Blénod-lès-Toul), Trondes (Toul).
- MEUSE : Savonnières (chapelle près de Bar-le-Duc)
- EURE-ET-LOIR : Saint-Eliph
- SEINE-ET-MARNE : Rampillon
- COLOGNE : Saint Martin-le-Grand (patron secondaire de l'abbaye)
A propos de ces derniers titres, il est piquant de remarquer que, dans son répertoire alphabétique, Louis Réau, dans « Iconographie de l'Art chrétien » t. III, p. 415, mentionne notre Saint sous la rubrique : « Saint Eliphe de Rampillon ». Par ailleurs, le Martyrologe Romain, qu'on lit encore à l'office de Prime dans tous les monastères du monde, comporte la mention suivante, parmi celles des Saints fêtés le 16 octobre : « A Cologne, Saint Elophe ou Eliphe, martyrisé sous Julien l'Apostolat, 362 ». Bien loin d'être jaloux de semblables « annexions », contentons-nous d'y voir la preuve du rayonnement de son culte.
Pour ce qui est du nom, pris dans un sens géographique, il va de soi que, très tôt, Saint Elophe a désigné naturellement le village, héritier de l'antique Solimariaca, qui se constitua autour de la célèbre tombe. La paroisse de Saint-Elophe groupa jusqu'à nos jours, pour une seule église, les habitants de quatre communes : Brancourt, Fruze, Saint Elophe et Soulosse. On vient de réaliser la même opération au civil. Par arrêté préfectoral du 25 juin 1964, les quatre villages ne forment plus désormais qu'une seule commune, sous le nom officiel de « Soulosse-sous-Saint-Elophe ». Le vocable fait un peu long sur le cachet de la mairie ; il n'en évoque pas moins, de façon très heureuse, la disposition des lieux mêmes, leur riche et commun passé.
Relevons aussi les lieux-dits, discret hommage de la terre lorraine : « Le Cerisier-Saint-Elophe » à Maxey-sur-Meuse ; « Les Champs-Saint-Elophe » à Fruze ; « La Chapelle-Saint-Elophe », emplacement d'un édicule disparu, à Tranqueville-Graux ; « Fontaine-Saint-Elophe » à Rouvres-en-Xaintois.
L'ICONOGRAPHIE
Comme pour tant de nos Vieux Saints, les artistes nous ont laissé d'émouvants témoignages de la piété populaire envers Saint Elophe. Sans prétendre être certes exhaustif voici, pour finir, l'inventaire des objets, la plupart classés, que nous avons pu établir.
A noter que les artistes ruraux, toujours à l'écoute des braves gens pour lesquels ils travaillaient, ont souvent renchéri sur la légende même, représentant notre céphalophore, tour à tour en diacre, en archidiacre, en chanoine et même en évêque !
Statues : Chermisey, Domremy (1709), Frenelle-la-Petite, Harchéchamp, Jubainville, Neufchâteau église Saint-Nicolas, plus un curieux bâton de confrérie, à la cure Saint-Christophe, Nonville, Punerot, Rampillon, Viviers-le-Gras.
Statuettes en pierre, au croisillon des calvaires : Attignéville, Graffigny, Punerot (1596), Rémois.
Cloche : le nom et l'effigie figuraient gravés sur une cloche de Cologne, sans doute disparue aujourd'hui. Elle portait une inscription en latin, dont l'abbé L'Hôte donne la traduction ( T.II, p. 77) : « Je suis la cloche d'Elophe, notre pieux défenseur. L'an mil trois cent quatre vingt ».
En fait de peinture, les pèlerins voyaient jadis à l'église de Saint-Elophe, contre le mur à gauche en entrant, une naïve fresque, aujourd'hui totalement estompée, représentant la prédication de notre diacre à Soulosse et ses 236 convertis.