Abbé
Dans le nouveau Propre, ce Saint fait figure de revenant, en ce sens que s'y trouvant jadis il avait été supprimé comme n'ayant pas de relation suffisante avec le diocèse de Saint-Dié. Jugement sévère et d'ailleurs erroné, que la Congrégation des Rites a bien voulu réviser en nous restituant son office sous le rite simple.
Bien que Saint Eustaise, en effet, ne soit guère venu chez nous de son vivant, il est, aux yeux de l'Histoire, un de nos grands ancêtres dans la Foi. C'est à lui que les Vosges méridionales doivent d'avoir été évangélisées, dès le milieu du VIIe siècle, par l'intermédiaire de Saint Amé et de Saint Romary, dont il a personnellement suscité la vocation et l'installation au Saint-Mont.
Il a par ailleurs, plus heureux que tant d'autres Saints de l'époque mérovingienne, l'avantage de nous être connu de façon certaine historiquement. Car sa vie, comme celle de Saint Colomban et de ses disciples, a été écrite par le moine Jonas, son contemporain ; c'est là une documentation très précieuse, à laquelle se sont référés tous les historiens.
Eustaise naquit en Bourgogne vers 560 d'une famille de l'aristocratie lingone ; un de ses oncles sera le vingtième évêque de Langres, mentionné en 607. Sans doute dut-il à cette parenté, comme aux traditions chrétiennes de sa famille, le germe de sa vocation monastique. Celle-ci tarda toutefois à se préciser, car le jeune noble servit d'abord comme officier, épreuve qui alors, aussi bien qu'aujourd'hui, n'allait pas sans danger, mais qui fut pour lui salutaire, en attendant l'heure de la grâce. Celle-ci survint fortuitement, alors qu'il approchait de la trentaine.
Récemment débarqué d'Irlande sur les côtes bretonnes, Saint Colomban venait de gagner les confins de la Burgondie et de l'Austrasie. Après diverses migrations dans les collines des basses Vosges, à la recherche d'un site favorable à l'érection d'un monastère, Saint Colomban s'était fixé à Luxeuil.
Nous avons vu, en étudiant la vie de ce dernier, quel prodigieux entraîneur a été ce moine irlandais. Eustaise fut pris dans son sillage et, rendant son épée, entra comme novice à Luxeuil. L'Abbé ne tarda pas à discerner une précieuse recrue en cet homme dans la force de l'âge, intelligent et généreux, qui se prêtait sans peine aux exigences d'une règle étonnamment austère. Religieux exemplaire, Eustaise s'imposa d'emblée à l'estime de ses frères et à la confiance de son Supérieur : double réussite qui fait honneur à tout le monde !
C'est ainsi qu'au sortir du noviciat, il fut placé à la tête de l'école que Saint Colomban avait fondée auprès de l'Abbaye. Dans sa pensée, elle devait non seulement pourvoir de sujets de valeur le monastère naissant, mais constituer aussi un foyer de culture pour de futures élites au sein de la barbarie mérovingienne. Parcelles de levain qu'il jetterait dans la pâte, énorme et pesante comme il en fut rarement !
Sous la direction de cet écolâtre de talent, Luxeuil vit affluer les étudiants d'Autun, de Lyon, de Châlons-sur-Marne, de Bâle, de Strasbourg. Plusieurs y trouveront la vocation sacerdotale et accéderont de retour en leur pays, aux charges de l'épiscopat et à la sainteté. Saint Cognoald, évêque de Laon, Saint Achaire de Noyon, Saint Omer de Thérouanne, Saint Donat de Besançon furent tous élèves de Saint Eustaire. Si, dès la fin du siècle, Luxeuil apparaît comme un des premiers centres intellectuels de la Chrétienté, quatre ou cinq cents ans avant Cluny, avant l'Université de Paris, la gloire en revient pour une très large part à notre Saint.
Tandis que ce dernier était tout à son école, Saint Colomban poursuivait son apostolat dans les domaines les plus variés. C'est ainsi qu'il intervint à la cour de Thierry II, roi de Burgondie, petit-fils de la fameuse Brunehaut, où l'un et l'autre menaient une vie scandaleuse. Il n'est pas dans notre propos de raconter ici l'entrevue du château d'Epoisses où devait se jouer le sort de Saint Colomban. Pour se débarrasser de ce prêcheur importun. Brunehaut l'expulsa, manu militari, de son monastère, le jetant sur la route de l'exil qui le conduira en Italie pour le reste de ses jours. Objet d'une vengeance personnelle, Saint Colomban obtint toutefois que Luxeuil continuât sous la conduite de Saint Eustaise qu'il désigna pour lui succéder. Si attaché à son maître, le nouvel Abbé eût préféré cent fois le suivre en exil, comme tenta de le faire Saint Desle, nous l'avons vu. Mais il obéit avec une simplicité d'autant plus méritoire qu'il héritait là d'une succession terriblement lourde, le départ brutal de Saint Colomban risquant de compromettre la rude discipline que maintenait seul le prestige d'une éminente et redoutable sainteté.
Mais c'est ici précisément que Saint Eustaise donna la mesure de sa valeur surnaturelle et de ses qualités humaines. Le ressort longtemps bandé se détendit sans heurt, car le nouvel Abbé atténua avec beaucoup de doigté la rigueur colombaniste pour la rapprocher insensiblement de la règle bénédictine. L'abbaye de Luxeuil reprit donc se marche au point d'atteindre, sous ce second abbatiat, entre 610 et 629, l'effectif remarquable de 600 moines. Il aura la joie d'accueillir parmi eux Walbert, comte de Ponthieu, jeune officier, comme lui-même jadis, en attendant de lui succéder à la tête de l'Abbaye.
Comme il arrive pour les grandes âmes, la multiplicité des tâches parut décupler sa puissance de travail et ses aptitudes. Saint Eustaise, tout en menant de front son monastère et son école, va parcourir les routes de l'Occident, tour à tour missionnaire et ambassadeur, défenseur de l'orthodoxie, conseiller des princes et thaumaturge.
Défricheur comme Saint Colomban, il sort de son monastère pour prêcheur l'Évangile aux Warasques, peuplade semi-païenne installée sur la vallée du Doubs et dont Saint Ferréol et Saint Ferjeux avaient déjà, quatre siècles plus tôt, entrepris la conversion.
Passant ensuite la Trouée de Belfort et le Lac de Constance, il gagna le pays de Boïens, amorçant ainsi l'évangélisation de la Bavière, sur les vestiges de la civilisation romaine qu'y avaient apporté les légions, gardiennes du « limes » Rhin-Danube. L'ancien officier, appliquant ici des principes stratégiques, laissait dans le pays des commandos de moines, fondement des grands monastères qui sont encore la gloire de la Bavière chrétienne. Jonas nous a gardé le souvenir des démêlés épiques de Saint Eustaise avec les païens qui, vouant une haine farouche au briseur d'idoles, lui faisaient une guerre sournoise, semée d'embûches dont il se tirait habilement, parfois à coup de miracles.
A Luxeuil pourtant si prospère, une brebis galeuse vint à se fourvoyer. Agréstius, notaire à la cour de Thierry II, s'est fait admettre comme novice. Puis se disant inapte à la vie du cloître, il demanda à partir missionner en Bavière. Esprit bouillon, il tomba dans le schisme dit des Trois-Chapitres et dut comparaître en 626 devant le Concile de Mâcon présidé par l'archevêque de Lyon. Saint Eustaise assista, comme bien on pense, et tenta, mais en vain, de ramener le transfuge dans le droit chemin. Le test de sa plaidoirie, conservé par Jonas, révèle un lettré remarquable pour l'époque. Tour à tour paternelle et véhémente, elle est un modèle de style oratoire, avec son argumentation précise et ses traits d'éloquence.
Notre théologien fut plus heureux dans une autre querelle, plutôt liturgique, qui avait naguère mis aux prises Saint Colomban avec les évêques de Burgondie. Le farouche patriote avait en effet gardé pour Luxeuil et ses filiales la tradition irlandaise touchant la date de Pâques. Il s'ensuivait des divergences fâcheuses entre les paroisses et les monastères que l'on appelait les « quartodécimans », à cause du 14e jour de nisan, le point névralgique du débat. Ayant hérité de cette affaire épineuse, Saint Eustaise, pour le bien de la paix, décida officiellement que ses moines fêteraient désormais Pâques avec tout le monde. Certains lui ont reproché de faillir ainsi à une tradition respectable encore qu'étrangère ou d'afficher je ne sais quel patriotisme bourguignon, alors que par esprit de modération et souci d'apostolat, il avait eu le courage de réviser le point de vue de son Maître, sans le trahir pour autant.
Ce simple épisode révèle bien cet équilibre, cette sagesse lucide et ferme qu'on attend d'un conducteur d'hommes. Sous l'empire de la grâce, tout cela chez lui s'épanouissait en admirable charité, lorsque les hasards de sa vie itinérante le mettraient en contact avec les humains, les malheureux. Les fréquents miracles, rapportés par son biographe, en portent tous la marque. Nous n'en retiendrions que deux, identiques d'ailleurs, par lesquels il devait — mais le sut-il jamais — bien servir l'idéal monastique.
Passant chez des amis aux environs de Meaux, en allant à Paris, il rendit, d'un signe de croix, la vue à la jeune Fara, devenue subitement aveugle. Miracle qui décida de sa vocation, et c'est elle qui fondera en Brie le monastère d'Evoriac, demeuré célèbre depuis sous le nom de Faremoutiers. Quelques années plus tard, il renouvela ce geste en faveur de Sainte Salaberge, jeune austrasienne à qui l'on doit la fondation des monastères de Poulangy, près de Chaumont et de Saint-Jean-Baptiste de Laon.
Le prestige dont il jouissait partout lui valut d'intervenir souvent auprès des princes pour arbitrer leurs conflits et ramener la paix dans les campagnes perpétuellement ravagées. Il avait notamment gagné l'entière confiance de Clotaire II, devenu seul roi des Francs en 613, par la réunion de l'Austrasie et de la Burgondie. Le vainqueur voulut se montrer généreux en réparant les dommages causés à Luxeuil par Brunehaut. Mieux que cela, il entreprit de rappeler d'exil Saint Colomban pour le réinstaller dans sa première Abbaye. Pour cette délicate mission, il fit appel à Saint Eustaise qui prit la route d'Italie et s'en vint trouver Saint Colomban à Bobbio. L'entrevue relatée dans le détail par Jonas, fut émouvante, mais n'aboutit pas. Le vieux moine ne se sentait plus de taille à reprendre à Luxeuil la crosse que son disciple tenait si parfaitement.
En compensation de cet échec, Saint Eustaise allait faire providentiellement une recrue des plus précieuses pour nous. Repassant les Alpes en 614, il fit une escale à Saint Maurice d'Agaune, au pied du col du Grand-Saint-Bernard. L'abbé lui apprit que dans la montagne voisine vivait un solitaire, assez original, sorti de l'Abbaye. Saint Eustaise courut à l'ermitage et séduit par la sagesse de l'anachorète, il le décida sur le champ à le suivre à Luxeuil. N'ayant pas à revenir sur cet épisode, déjà rencontré, notons seulement que de Luxeuil, Saint Amé — car c'était lui — fut envoyé pour prêcher à la cour de Metz où il recruta Saint Romary, pour finalement fonder avec lui le monastère du Saint-Mont.
Au terme d'un Abbatiat de près de vingt ans, Saint Eustaise sentit venir sa fin. Il souffrit cruellement durant trente jours et mourut le 29 mars 629. Sa dépouille, honorée aussitôt comme un Corps Saint, fut inhumée derrière le maître-autel de l'église abbatiale.
La destinée de ses reliques s'apparente curieusement à la vie du moine grand voyageur et c'est de ce point de vue que son culte intéresse de plusieurs manières notre diocèse.
Peu après l'an mil et pour des raisons demeurées inconnues, les reliques furent transférées presque en entier à Vergaville en Lorraine, à 4 km de Dieuze. Un monastère de Bénédictines y avait été fondé en 966 par l'évêque de Metz, Thierry de Hamelant, tout comme il devait faire pour Epinal. Dédiée d'abord à Notre-Dame, l'Abbaye prit le nom de Saint-Eustaise après l'arrivée des reliques, provoquant aussitôt l'afflux des pèlerins. On y amenait spécialement les possédés et les fous. Dom Calmet signale la présence, au début du XIIIe siècle, d'un hôpital construit à cet effet auprès du monastère. La renommée du pèlerinage se soutint pendant des siècles, à travers les guerres particulièrement meurtrières sur ces Marches de Lorraine, en bordure de la fameuse route des Salines.
Il n'est pas sans intérêt de relever, dans la liste des Abbesses de Vergaville, les noms de quatre Vosgiennes se succédant, de 1577 à 1669, à la tête du monastère : Pernette de Lucy, de la Seigneurie de Belmont-sur-Vair, Claude de Thuillières, Claude, puis Dieudonnée de Lignéville. Cette dernière eut le mérite de sauver, à travers mille péripéties, la châsse de Saint Eustaise lors des années terribles de 1635 à 1637, au paroxysme de la guerre de Trente Ans. Pareil exploit sera réalisé sous la Révolution par une autre Lorraine, Marie-Jeanne de la Marche en Woëvre. Au commissaire venu réquisitionner toute l'orfèvrerie, elle répliqua : « Laissez-moi ces ossements dont vous n'avez que faire et contentez-vous du reste, le métal seul ayant pour vous de la valeur.»
Lorsque les moniales furent expulsées de l'Abbaye. Mme de la Marche emporta avec elle les précieux restes, pour les confier à un ami de la famille, l'abbé Labrosse curé de Suriauville. C'est ainsi qu'un petit village du canton de Bulgnéville fut détenteur des reliques de Saint Eustaise, jusqu'en 1803. Au retour de la paix religieuse, les Bénédictines de Vergaville se regroupèrent, toujours avec leurs reliques, à Saint-Dié, dans les dépendances du palais épiscopal, désaffecté depuis la Révolution. En 1824, sur les instances du fameux Léopold Baillard, curé de Flaviny-sur-Moselle, Madame de la Marche installa ses filles dans l'ancien Prieuré bénédictin du bourg. Expulsées à nouveau à la Séparation et après un séjour précaire à Cassine en Italie, les moniales vinrent se fixer chez nous, à Roville-aux-Chênes, près de Rambervillers, en 1921. La chronique précise que le wagon renfermant la précieuse châsse arriva d'Italie en gare de Roville, au jour même de la fête de Saint Eustaise, le 29 mars. Hélas ! Les religieuses, moins que quiconque, n'ont ici-bas de demeure permanente. Les nôtres ont quitté la Lorraine en 1936, pour aller s'établir au pays de Saint Vincent de Paul, à Poyanne, dans les Landes.
Il n'empêche que, pour nous avoir donné, avec Saint Amé et Saint Romary, les prémices de la Foi chrétienne dans un bon quart du diocèse, on a l'impression que Saint Eustaise s'est bien senti chez lui en notre diocèse, s'y promenant à l'aise, par ses reliques, de la Plaine à la Montagne.
Étant donné la personnalité et le rayonnement de ce grand moine des temps mérovingiens, il est surprenant de constater que dans toute la Lorraine, même au diocèse de Metz dont dépend Vergaville, aucune église paroissiale ne lui est consacrée. Une seule à Bouligney, à 15 km de Luxeuil, sauve l'honneur de la Franche-Comté.
Il s'ensuit que son iconographie est extrêmement pauvre et l'inventaire, qui d'ordinaire vient agréablement illustrer ici la vie de nos bons vieux Saints, sera vite fait pour Saint Eustaise. On n'en connaît pas de statue chez eux. Par contre il apparaît tout au long des siècles sur le sceau abbatial de Vergaville. Ravissantes figurines de cire rouge ou verte, qui le représentent, crosse en mains, aux prises avec un malheureux possédé, se démenant dans une sorte de cuve et de la bouche duquel s'échappent des diablotins ailés.
Plus reposant est ce médaillon de la verrière centrale au chœur de Luxeuil. C'est la scène du premier miracle que nous avons relaté et qui nous a valu la Grande Abbesse de Faremoutiers. Le maître verrier de 1865 s'est visiblement inspiré des magnifiques vitraux de la Sainte Chapelle qu'il venait de restaurer à Paris. Chacun des quarante Saints, issus de l'Abbaye de Luxeuil, n'ayant droit dans ces verrières qu'à un seul médaillon, l'idée est heureuse d'avoir retenu, pour résumer une vie aussi dense que celle de Saint Eustaise, ce trait de bonté compatissante qui le dépeint si bien.