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Saint Hydulphe

Fondateur de Moyenmoutier

Dans la vie, précédemment évoquée, de Saint Bodon, nous avons retenu en particulier la fondation d'Etival et de Bonmoutier. Par ailleurs nous avions vu naguère (« V.D.» n° 4 ; 13 à 16, 1960 ( (¹) deux autres abbayes naître dans ce même coin des Vosges : celles de Senones et de Galilée à l'initiative de Saint Gondelbert et de Saint Dié.

Étonnant ensemble de monastères, créés en moins de vingt ans (entre 660 et 680) et qui, sur la carte, s'implantaient en forme de croix : Bonmoutier au nord, Galilée au sud, Etival à l'ouest et Senones à l'est. A cette croix qui porte dans l'Histoire le joli nom de « Croix monastique de Lorraine », il manquait un centre. Ce sera l'affaire de Saint Hydulphe, fondateur, dans le même temps, de Moyenmoutier, l'abbaye médiane, dont le nom se trouvait ainsi fortuitement déterminé par avance.

Saint Hydulphe, comme ses trois confrères, est un personnage incontestablement historique ; toutefois, en dépit de recherches nombreuses entreprises depuis un siècle par Mgr Jérôme, Christian Pfister et d'autres, on demeure très perplexe pour le caractériser avec précision.
Jusqu'alors il était communément admis qu'avant de venir se retirer dans les Vosges, Saint Dié avait été évêque de Nevers, Saint Gondelbert, de Sens et Saint Hydulphe, de Trèves ; autant de « transfuges de l'épiscopat », suivant l'expression pittoresque du Cardinal Mathieu. Nous avons vu ce qu'il fallait penser du caractère épiscopal des deux premiers.

Sur Saint Hydulphe, nous possédons trois Vies, intéressantes à consulter, mais qu'il faut bien se garder de prendre à la lettre, du fait que datant du XIe siècle, elles relatent des événements survenus trois cent ans plus tôt. Parlant de la première de ces Vies, Pfister dit avec à-propos : « L'auteur a puisé à une source plus reculée, mais l'eau est devenue trop trouble pour nous par suite des éléments qui s'y sont mêlés. » On s'en aperçoit notamment dans la troisième, écrite en 1044 par Humbert. Moine de Moyenmoutier et futur cardinal, il retrace bien la vie du fondateur ; mais c'est dans l'optique d'une abbaye alors puissamment installée et touchant un personnage devenu célèbre surtout après sa mort.

De ces trois Vies, passées au crible et soigneusement décantées, la critique a pu de nos jours établir de la façon suivante la biographie de notre Saint.
Hydulphe, de son vrai nom Hidulfus, était originaire du Norique, ancienne province romaine, sur la frange méridionale de la Bavière qui s'appuie aux Alpes. La région faisait alors partie de l'Austrasie, ce qui explique les migrations ultérieures d'Hydulphe, dans les limites d'un même territoire. Né vers 612, il fut par son père placé aux écoles de Ratisbonne, où il ressentit l'appel de la vie religieuse ; mais c'est à Trèves qu'il vint faire sa profession monastique en l'abbaye Saint-Maximin.

Les trois biographes rapportent ici, à la louange de leur père en Dieu, sa science, sa maturité, son amour de la vie contemplative et de la prière liturgique, prémices d'une sainteté qui allait se confirmer au gré de ce que lui réservait la Providence.
Toutefois c'est par erreur et dans le souci évident de donner à Moyenmoutier ses lettres de noblesse, qu'ils nous racontent sa promotion au siège de Trèves à la mort de l'évêque Milon. Le nom d'Hydulphe, en effet, ne figure sur aucune des listes des évêques de Trèves ; un acte de Charlemagne au siècle suivant précise même que le successeur immédiat de Milon fut Harthmann. On admet par contre qu'Hydulphe a pu être chorévêque dans cette importante cité épiscopale. Ce mot désignait alors un dignitaire ecclésiatique, adjoint à l'évêque pour donner la Confirmation et conférer les Ordres mineurs, pour consacrer les églises, mais il ne jouissait d'aucun pouvoir dans l'administration du diocèse ; ce qui justifie l'absence d'Hydulphe dans les listes susdites.

Ces chorévêques apparaissent dès le IVe siècle en Gaule : à Vienne par exemple, où Sulpice-Sévère nous le présente : « Prélat de second rang, il aida son aîné à porter le fardeau de l'épiscopat, lui laissant les honneurs pour en prendre les charges ». On en signale un à Langres en 560, à Verdun en 765. C'est l'occasion de noter en passant que le diocèse de Toul, à l'exemple de Trèves sa métropole, eut une longue série de chorévêques. Au cours de travaux d'aménagement, nous avons découvert, ces années dernières, plusieurs églises ou autels, consacrés entre les XIVe et XVIe siècles, par des chorévêques toulois qui portent invariablement le titre de « christopolis in partibus », preuve qu'il s'agissait là d'une institution établie.

Chorévêque donc à Trèves, Hydulphe en exerça les fonctions pendant une trentaine d'années. A ce titre, nous le voyons procéder à l'agrandissement de l'abbaye Saint Maximin, où il introduit la règle bénédictine, et à la translation des restes de ce Saint, qui fut évêque de Trèves au début du IVe siècle. Hormis ces événements, les biographes, pourtant diserts, ne nous rapportent rien de saillant sur les activités de leur personnage, alors en pleine maturité et tout dévoué au service de ce vaste diocèse. Faut-il en conclure qu'il s'ennuyait de sa fonction et que précisément il ressentit l'attrait de la vie contemplative, et ce dans la solitude la plus absolue ? Au reste, il n'était pas sans savoir ce que venaient de réaliser dans les Vosges voisines Saint Dié et Saint Gondelbert.

Toujours est-il que notre prélat se démit de sa charge et arriva sur le Rabodeau vers 670, plantant sa hutte à mi-chemin d'Etival et de Senones, dans la forêt qui séparait encore les deux clairières monastiques en voie de défrichement. Mais la Providence avait ses vues et, comme il était advenu pour les deux voisins, la renommée du nouvel ermite attira bientôt une foule de disciples. Au lieu d'en être désappointé et marri, Hydulphe — et c'est un trait admirable de sainteté — s'accommoda à merveille d'un pareil imprévu. Changeant délibérément son fusil d'épaule, il jette aussitôt les bases d'un monastère sur la rive gauche du Rabodeau, au confluent du Rupt-de-Pierry : site idéal « d'urbanisme monastique », se prêtant à des extensions futures.

Il n'est pas exclu qu'à notre époque, soucieuse d'aménagement rationnel, une telle installation eût été mal jugée, voire interdite ou boycottée. Or voilà qu'en don de joyeux avènement, les deux abbayes d'Etival et de Senones lui abandonnent d'emblée le secteur limitrophe que chacune avait déjà défriché. Intelligente et fraternelle « subvention de démarrage »! Pour ne pas être en reste, Saint Hydulphe, en gage de gratitude et de bon voisinage, donne lui-même à la nouvelle fondation le nom si bien trouvé de Moyen Moutier qu'a sanctionné l'Histoire.

Le premier soin du fondateur fut de bâtir au cœur du domaine deux églises, l'une dédiée à Notre Dame, l'autre à Saint Pierre. L'érection simultanée d'une double église était fréquente dans les antiques monastères. Ainsi avaient fait Saint Dié aux Jointures, Saint Gondelbert à Senones et Saint Romary au Saint-Mont, avec, pour ces deux derniers, la particularité de vocables identiques : Notre-Dame et Saint-Pierre. Se passionnant pour ces chantiers, notre ermite manqué construisit en outre une chapelle en l'honneur de Saint Grégoire, ce moine bénédictin qu'il affectionnait, devenu le grand Pape que l'on sait. La chapelle — nous en reparlerons — se situait sur un monticule où, pour gagner de la place fut aménagé le cimetière de l'abbaye.

Parallèlement à ces constructions, Saint Hydulphe, décidément infatigable, aménageait des bâtiments monastiques au fur et à mesure de l'arrivée des disciples, bâtiments assurément fort modestes comme les églises et dont il ne subsiste aucun vestige ; ils marquaient toutefois l'emplacement des imposants édifices érigés par la suite et plusieurs fois détruits, ceux, magnifiques, du XVIIIe siècle étant encore debout.

Tandis que tous ces murs s'élèvent, le Père abbé s'applique à organiser son monastère au spirituel. Familier de la règle bénédictine à Saint-Maximin de Trèves, il l'adopte de préférence à celle si austère de Saint Colomban qu'on suivait à Galilée et au Saint-Mont. Il est clair qu'il professait un culte spécial pour Saint Benoît, dont la destinée ressemblait étrangement à la sienne. On sait que quatre siècles plus tôt, ce fils de patricien s'était retiré dans une grotte aux environs de Rome pour y mener une vie érémitique. Or, assailli par des disciples, il avait été contraint d'aménager son ermitage en monastère. C'est ainsi que devait naître l'ordre bénédictin et Saint Benoît devenir le Patriarche des moines d'Occident, le patron de l'Europe, récemment proclamé par Paul VI.

En dépit du peu de confort et de la vie rude qu'offrait aux moines l'installation forcément précaire du moutier naissant, le flux des novices ne cessait de croître. De nos jours, où la crise des vocations se généralise de façon inquiétante, nous avons peine à concevoir cet extraordinaire recrutement des monastères mérovingiens. Sans doute ici la personnalité du fondateur, manieur d'hommes et thaumaturge, y contribuait pour une large part. Mais il faut aussi comprendre la mentalité de ces temps troublés. Les invasions barbares à peine stoppées, avec leurs séquelles d'insécurité et de mœurs brutales, avaient profondément avivé dans les âmes un besoin d'ordre et de paix. Or les cloîtres apparaissaient comme des oasis bienfaisantes, où la règle bénédictine, empreinte à la fois de bon sens, de sagesse romaine et de douceur évangélique, assurait l'épanouissement d'une vie parfaitement humaine et chrétienne.

Tout cela explique au spirituel l'expansion rapide de Moyenmoutier, nullement entravée par la « concurrence » des abbayes voisines, aux quatre points cardinaux. A cet égard, la vallée du Rupt-de-Pierry ouvrait vers le sud une aire de dégagement par rapport au Rabodeau surpeuplé.

Il faut ajouter d'ailleurs que les princes d'alors, ducs d'Austrasie ou seigneurs locaux, cédèrent à Saint Hydulphe de vastes territoires marécageux et boisés qui s'étendaient aux alentours dans les vallées adjacentes de la Plaine et de la Hure. Et cette générosité des grands s'explique fort bien, toujours dans le contexte de l'époque. Ces monastères vosgiens constituaient à leurs yeux une puissance d'ordre et un facteur de civilisation d'autant plus appréciables, installés qu'ils étaient précisément en des régions sauvages, dédaignées jadis par la conquête romaine, où eux-mêmes eussent été incapables de s'aventurer seulement avec leurs troupes. Mécènes si l'on veut, et soucieux du salut de leur âme, ces grands faisaient simplement preuve d'intelligence et de sens politique. Il n'est que de voir par la suite leurs descendants revendiquer, avec leur âpreté ! la « protection », la juridiction de ces territoires concédés aux abbayes devenues puissantes et riches.

A la faveur de ces donations, Saint Hydulphe se lança dans une entreprise que nous dirions colonisatrice. Le monastère de Moyenmoutier venant à dépasser la centaine, l'enceinte initiale ne suffisait plus à loger les religieux, ni le sol défriché à les nourrir. Saint Hydulphe imagina de les répartir dans les territoires qui lui avaient été concédés.

Par groupes de cinq ou six, des profès éprouvés s'en allaient former des communautés miniatures sous la direction d'un supérieur en liaison étroite avec l'abbaye. Sur place ils érigeaient eux-mêmes chapelle et bâtiments conventuels. Ces petites unités monastiques reçurent le nom de « celles ». Plusieurs se doublèrent bientôt d'un hameau de paysans secondant les religieux dans les travaux de défrichement et de culture ; ce furent les censes, vocable qui abonde dans la topographie vosgienne.

On compte huit celles ainsi créées du vivant même de Saint Hydulphe. La plus ancienne connue est celle des « Sept-Sapins » (septemabietes.), qui a donné le Ban-de-Sapt de nos jours, dont l'église — détail significatif — a comme patron Saint Grégoire. Puis vinrent Saint-Jean-d'Ormont, Hurbache, Saint-Prayel, Vèzeval, La Haute-Pierre, Malfosse, Bégoncelle enfin, qui prit le nom de Saint-Blaise, lorsqu'au Xe siècle Saint-Gérard fit don à sa chapelle d'une relique de ce martyr. On a reconnu, au passage, que plusieurs de ces colonies sont à l'origine de paroisses actuelles.

Parlant de ce genre d'expansion dès avant l'an mil, Daniel Rops présente comme particulièrement suggestive la « nébuleuse monastique » de Moyenmoutier et en donne la carte (« L'Église des temps barbares », édit. Fayard, p. 697).

Le prestige de Saint Hydulphe lui valut également de riches donations jusqu'en Alsace, notamment à Hindisheim et Bergheim, près de Ribeauvillé. Ce dernier domaine, pourvu de revenus considérables, émanait d'un riche seigneur Theudoald qui, renonçant au monde ainsi que son fils, embrassa la vie monastique à Moyenmoutier.

Parmi les nombreuses recrues qui affluaient, il convient de retenir les noms de trois d'entre eux qui moururent jeunes en odeur de sainteté ; Spinule, Jean et Bénigne. Nous parlerons plus longuement du premier, qui a sa fête le 5 novembre au calendrier diocésain et intéresse Portieux. Les deux autres ne figurant pas au Propre, nous en ferons une brève mention, puisqu'ils contribuèrent à dessiner l'auréole du saint fondateur, étant ses disciples préférés. Jean accéda à la prêtrise, mais Bénigne demeura simple diacre. On ne sait pratiquement rien de leur courte vie qui s'écoula dans le calme du monastère naissant. Jean Ruyr, qui écrivit en 1626 ses « Recherches sur les sainctes antiquitez de la Vosge », avoue en toute candeur que « légende est une histoire autant délectable que mémorable ». Comme ils ne s'étaient jamais quittés et devaient mourir à quelques jours d'intervalle, un naïf auteur du XIVe siècle s'avisa d'en faire deux jumeaux ! Vénérés de leur vivant par toute la communauté, ils furent inhumés côte à côte, non au cimetière des moines, mais en la chapelle Saint-Grégoire. A la suite de miracles opérés sur leur tombe, la piété populaire les a canonisés et l'abbaye célébra leur fête au 31 juillet ; plus tard on releva leurs restes pour les placer dans une châsse ; celle qu'on voit à l'église de Moyenmoutier date du XVIIIe siècle, et Mgr Caverot en a fait la reconnaissance le 6 août 1854.

Le développement si rapide de Moyenmoutier réalisa la soudure entre Etival et Senones et la vallée du Rabodeau, encore inculte et sauvage au milieu du VIIe siècle, s'ouvrit à la civilisation. Un village de paysans n'avait pas tardé à se constituer sur la rive droite, exerçant une activité complémentaire fort utile à l'abbaye et profitant en retour de la protection de celle-ci en cas de danger. Saint Hydulphe, attentif à tout, dota ces braves gens d'une église paroissiale qu'il dédia à Saint Epvre ; le vocable est ici suggestif. Installé sur le territoire du diocèse de Toul, le fondateur entendait ainsi rendre féal hommage à son suzerain. Mais une fois passé ce printemps monastique, ses fils en viendront à le désavouer. Nous avons vu que trois siècles plus tard Saint Gérard parviendra encore, de justesse, à faire admettre sa juridiction, mais après l'an mil, Moyenmoutier, comme d'ailleurs Senones et Saint-Dié, reprendra son indépendance totale vis-à vis des évêques de Toul. Et jusqu'à la Révolution, ceux-ci se résigneront à cette sorte d'État dans l'État, constitué par ladite croix mystique des monastères vosgiens.

L'Église Saint-Epvre, plusieurs fois rebâtie, allait fournir une longue carrière au service de la paroisse. Car c'est seulement en 1783 que, du consentement de l'abbé, les offices paroissiaux se firent désormais dans la magnifique église actuelle que venait de terminer en 1766 dom Humbert Barrois.

La ferveur de la jeune communauté, animée par la sainteté de son abbé, ne contribua pas seulement à l'afflux des novices. On vit apparaître sur le Rabodeau un mouvement de pèlerins attirés par les miracles qui se multipliaient en faveur des malades. Saint Hydulphe qui se savait responsable de ce va-et-vient — un imprévu de plus ! — résolut de bâtir une église, cette fois sur la rive gauche, mais hors de l'enceinte, de façon à satisfaire la piété des pèlerins sans troubler le recueillement des religieux. Cette église dédiée à Saint-Jean-Baptiste et doublée d'une hôtellerie devint un centre de pèlerinage actif. Incendiée par les Hongrois en 910, elle fut restaurée et Saint Léon IX vint la consacrer peu de temps après son élévation à la papauté. Honneur que semble justifier une suite de miracles, rapportés dans les fastes de l'abbaye.

Deux sont particulièrement célèbres : la délivrance dramatique, car elle fit grand bruit aux alentours, d'un paysan du Val de Galilée, et le baptême de Sainte Odile qui recouvra subitement la vue. Si le premier miracle est parfaitement admissible, étant d'un genre commun tout au long du Moyen Age, le second est contesté par la plupart des historiens.

La légende de Moyenmoutier, attribuant ce miracle à la fois à Saint Hydulphe et à Saint Ehrard, ce nous semble une occasion de mentionner ici ce dernier. Il figurait jadis à notre calendrier liturgique au 8 janvier, mais il en fut retiré lors de la réforme de 1957, en raison du peu de fondement des attaches qu'on lui prêtait avec Moyenmoutier.

Historiquement Saint Ehrard a bien existé. Le Martyrologe romain le cite comme évêque de Ratisbonne et il fut « canonisé » lorsqu'en 1052 Saint Léon IX fit la translation de son corps. Le reste ne nous est connu que par une Vie du XIe siècle de valeur médiocre, sur laquelle a brodé copieusement la légende de Moyenmoutier. Pour accréditer ce Saint, on en fit un frère de Saint Hydulphe, alors qu'il n'était que son compatriote. A ce titre, il serait venu lui rendre visite et, pendant ce séjour, c'est lui qui aurait bâti l'église Saint-Epvre, secondant ainsi — l'intention est excellente et le détail plausible ! — le Père abbé qui avait alors bien des chantiers sur les bras.

C'est également durant ce séjour qu'aurait eu lieu le miracle en faveur de Sainte Odile, baptisée par Saint Hydulphe avec Saint Ehrard comme parrain. Tout cela est gratuit, sans référence à des textes sérieux, attestant seulement l'importance qu'avaient acquise, dès le XIe siècle, et l'abbaye de Moyenmoutier et le culte de son fondateur.

Puisque nous sommes en pleine légende et sur le chapitre de la fraternité, en voici une autre demeurée longtemps populaire : les relations d'amitié unissant Saint Hydulphe et Saint Dié. Certes, elles n'apparaissent pas contraires aux données de l'Histoire, puisque le premier était déjà à Moyenmoutier depuis une dizaine d'années à la mort du second. Toutefois, les trois vies de Saint Hydulphe n'en disent pas un mot ; seule celle de Saint Dié, postérieure, mentionne la rencontre annuelle de deux amis. Riguet la détaillera même en termes touchants dans ses « Mémoires » (T.I, Fol. 12), mais il écrit à la fin du XVIIe siècle et pour la satisfaction des paisibles savants de son époque. Existait alors à Belchamp, sur le territoire de La Voivre, une chapelle aujourd'hui disparue qui marquait le lieu de cette rencontre. En souvenir de quoi, exactement à mi-chemin, les moines de Moyenmoutier et les chanoines de Saint-Dié s'y rendaient en procession avec les reliques de leur fondateur. Du moins cette tradition annuelle atteste-elle les liens unissant les deux monastères, d'autant qu'à certaines périodes, au Xe siècle notamment, un seul abbé les gouvernait en même temps. Dans la même ligne et toujours par Riguet, nous apprenons que Saint Hydulphe assista à la mort de son ami en l'ermitage au pied du Kemberg et à l'inhumation en l'église Notre-Dame.

Il y avait plus d'un quart de siècle que Saint Hydulphe était à Moyenmoutier aux prises avec une œuvre de cette ampleur, lorsqu'il sentit faiblir ses forces. Il se démit de sa charge, afin de retrouver au soir de sa vie ce calme auquel il avait aspiré en venant ici comme ermite. Il confia donc la dignité abbatiale à Leutbald, un de ses meilleurs disciples, et prit modestement sa place au milieu de ses frères. Mais ce dernier mourut si prématurément en 704 que les moines s'en émurent, et tout désemparés se tournèrent vers leur fondateur. Le pauvre abbé, dans son ardente foi, vit un signe de la Providence qui lui demandait à nouveau le sacrifice de sa volonté propre. Avec un tranquille courage, il reprit donc sa crosse, mais pour peu de temps, car le Seigneur le rappelait à Lui le 11 juillet 707, au terme d'une courte maladie. On l'inhuma dans la chapelle Saint-Grégoire, auprès de ses trois fils de prédilection, Spinule, Jean et Bénigne, qui l'y avaient précédé de peu.

Aussitôt après la mort, le bruit s'en répandit très vite dans toute la région et plus encore le rayonnement de sainteté. Les foules accoururent à la chapelle Saint-Grégoire et sur la tombe plusieurs miracles éclatèrent. Sous la pression de cette ferveur populaire, l'abbé Maldavin devait, en 787, ramener le corps, sous une niche d'or et d'argent, en l'église Notre-Dame, plus vaste et située hors de l'enceinte du monastère.

Au terme de cette esquisse biographique, Saint Hydulphe fait figure d'un pionnier de grande classe. Il laissait à sa mort une œuvre puissamment installée, d'un style original, groupant trois cent moines, tant à l'abbaye que dans les celles filiales. Au cœur de cette « croix mystique », il venait de planter un centre vital, un foyer spirituel, civilisateur et culturel, dont l'éclat devait se soutenir, en dépit d'éclipses inévitables, pendant plus d'un millénaire.

Il serait tentant, à cet égard, d'en parcourir les fastes, mais ce serait sortir de notre sujet. Contentons-nous de remarquer que ce millénaire illustre la survie de Saint Hydulphe, la pérennité de son action sur une œuvre qui lui avait coûté tant de peine ici-bas. Nous ne saurions cependant négliger deux faits historiques qui s'attachent à Moyenmoutier.

On serait tenté de croire que pour le premier, d'une portée considérable, il y eut comme une éclipse de cette action tutélaire du fondateur. On sait comment Humbert, le savant moine de Moyenmoutier, devenu cardinal, puis légat de Saint Léon IX à Constanttinople, fut, pour une part, responsable du schisme qui devait, pour neuf siècles, briser l'unité de l'Église. Englué dans des chicanes byzantines et desservi par sa rudesse lorraine, Humbert a provoqué, le 10 juillet 1054, la douloureuse déchirure de la chrétienté, que Sa Sainteté Paul VI entreprit de raccommoder le 5 janvier 1964 lors de son entrevue historique de Jérusalem avec SB Athénagoras.

Quoique d'une portée moindre, le second fait est tout à l'honneur de Saint Hydulphe et de Moyenmoutier. Lorsqu'au début du XVIIe siècle dom Didier de la Cour, condisciple de Saint Pierre Fourier à Pont-à-Mousson, entreprit à Verdun de réformer le vieil Ordre bénédictin, dans l'esprit du concile de Trente, l'abbaye de Moyenmoutier fut des premières à s'y rallier. Comme elle jouissait alors d'un prestige considérable, elle facilita la réussite et dom Didier de la Cour adjoignit le nom de Saint Hydulphe à celui de Saint Vanne, évêque de Verdun au VIe siècle, pour patronner la nouvelle réforme. La Congrégation de Saint Vanne et Saint Hydulphe se répandit très vite en Lorraine, Champagne et Franche-Comté, groupant une soixantaine de monastères, dont douze dans les Vosges : Belval, Bleurville, Châtenois, Fouchécourt, Marey, Monthureux-sur-Saône, Morizécourt, Moyenmoutier, Neufchâteau, Saint-Jacques-au-Mont, Senones. Autant de maisons qui diffusèrent ainsi le culte de notre Saint à travers le diocèse.

C'est aussi pourquoi Saint Hydulphe fut à l'honneur, lors des récentes fêtes vannistes de Verdun à l'occasion d'une translation de sa relique, relatée par la V.D. du 30 octobre 1968.
Il reste que de tous temps l'abbaye de Moyenmoutier a entouré sa tombe d'une grande vénération. La chapelle Saint Grégoire est toujours là, mais détruite à maintes reprises, « il est très difficile, dit Georges Durand, de lui assigner une date et de démêler ce qu'il y a de véritablement ancien ». Quant au sarcophage en pierre dit de Saint Hydulphe, qu'on y voit, les Monuments Historiques. l'ont classé d'époque carolingienne. Toutefois il n'est pas impossible que le corps du Saint y reposait lors de la translation de 787.

De ces translations on compte une douzaine à la suite de sinistres ou de pillages d'où vérification et transfert dans une châsse plus belle. C'est Dom Didier de la Cour qui présida celle du 10 juillet 1619. La dernière châsse en date est toujours à l'église de Moyenmoutier. Très élégante, en bois doré du XVIIIe siècle, elle put échapper à la Révolution et Mgr Caverot en fit un inventaire détaillé le 6 août 1854.

Elle devait être ouverte à nouveau le 4 janvier 1939 par Mgr Marmottin, à propos de la fameuse tunique, épisode malheureux qu'il convient de rappeler, hélas ! « in memoriam ». Dans la châsse reposait, en effet, sur le squelette entier de Saint Hydulphe, une précieuse tunique qu'y avait vue Dom Calmet, alors novice à Moyenmoutier, comme il le dit dans un procès-verbal de visite (14 novembre 1701). Depuis, elle avait fait l'objet d'un long article et d'un dessin publié par l'abbé Deblaye dans le « Journal de la Société Archéologique Lorraine », 1855. C'était un tissu de soie blanche, brodé de galons rouges et de petites croix. L'étude en fut reprise vers 1935 par le chanoine Drioton de Nancy, conservateur au musée du Caire, intrigué par la découverte récente de Sakkarah, sur les bords du Nil : une tunique datant du IIe siècle, étrangement identique à celle de Moyenmoutier.

Le chanoine s'en ouvrit à Mgr Marmottin : «Il est fort probable que cette tunique ait été procurée à Saint Hydulphe lui-même auprès de quelque solitaire d'Égypte ». Estimant qu'il s'agissait là d'une sorte de relique d'un intérêt exceptionnel, notre évêque est donc venu ouvrir la châsse, emportant à Saint-Dié cette pièce pour la faire étudier et photographier par M. Drioton ; elle fut donc déposée dans un coffre de l'évêché, place du Chapitre. Survint la guerre, puis le départ de Mgr Marmottin et le sinistre de 1944 au cours duquel la tunique disparut à tout jamais. Lorsque le 2 octobre 1968 nous avons, en présence des autorités locales, ouvert la châsse pour en prélever la relique destinée à Verdun, nous n'avons pu que vérifier la perte de cette noble pièce qui, outre sa valeur historique, faisait partie du trésor de Moyenmoutier ; les annales en parlent souvent, car on la portait jadis dans les processions et dans les calamités publiques.

En l'honneur de Saint Hydulphe, Pibon, évêque de Toul, avait consacré en 1081, l'église de La Voivre que venait d'élever l'abbé Bertrice sur un domaine appartenant à l'abbaye. Ce Saint est aujourd'hui titulaire de l'église de Moyenmoutier (et de Saint-Boingt au diocèse de Nancy) ; il est patron secondaire de Harol et avait autrefois sa chapelle à l a cathédrale de Saint-Dié. Jusqu'à la Révolution, le 11 juillet, sa fête était chômée et de précepte dans toutes les paroisses dépendant de l'abbaye. A notre bréviaire il a encore son hymne propre à matines, vestige de l'office complet qui s'est dit pendant des siècles en l'église abbatiale. A noter que plusieurs de ces textes avaient été rédigés par Humbert à la demande de Saint Léon IX qui en avait composé le musique. Dans toute la région bien des familles s'appellent encore Idoux, nom dérivé d'Hydulphe, qui perpétue à sa manière le souvenir de notre Saint.

Son iconographie se borne à quelques pièces qui ont pu échapper aux ravages du temps et des hommes. La plus intéressante est le double bas-relief en chêne du XVIIIe siècle à l'entrée du choeur de Moyenmoutier sur la jouée des stalles. Le Saint y apparaît à droite exorcisant le possédé et sur la gauche baptisant Sainte Odile en compagnie de Saint Ehrard qui pose la main sur sa filleule ; Saint Hydulphe tient en main la croix d'archevêque à double traverse. Tradition tenace, car la plaque d'étain, du XVIIIe siècle, scellée sur le coffre intérieur de la châsse, fait état de la même dignité : « Sanctus Hydulphus Trevirorum archiepiscopus ». Dans la chapelle des reliques, une toile classée représente la même scène. Une belle gravure de la fin du XVIe siècle, insérée dans l'Histoire de Dom Belhomme, reproduit les deux miracles et le reliquaire du XIIe siècle, orné de bas-reliefs en argent, aujourd'hui disparus. Deux médaillons représentent Saint Hydulphe en vitrail du XIVe siècle, à la cathédrale : sa rencontre avec Saint Dié et l'ensevelissement de son ami. En fait d'art contemporain, on peut voir Saint Hydulphe sur la grande toile de Monchablon à la chapelle de La Hutte (Hennezel) et en vitrail à Mattaincourt avec la croix mystique des monastères.

Signalons enfin le sceau, sans effigie, du XVIIe siècle, conservé au presbytère de Moyenmoutier. Il est frappé aux armes de l'antique abbaye : un bras (dextrochère) tenant une crosse ; armes parlantes, à la vérité, avec les deux initiales S.H. Évoquant le geste d'une vigueur suggestive du grand abbé qui, fondant Moyenmoutier quasi à contre-chœur lui donna l'impulsion pour onze siècles d'histoire.

Publié le 01/08/2011 par Alice.