Ce mois-ci, l'Église des Vosges propose un approfondissement des chapitres économico-sociaux de Gaudium et Spes avec un extrait de l'intervention du père Alain Thomasset, prêtre, docteur en théologie au centre Sèvres-Facultés jésuites de Paris. Cette intervention a eu lieu dans le cadre des conférences de Carême à la cathédrale de Saint-Dié.
L’actualité de la crise économique et financière ne fait que renforcer l’intérêt que nous pouvons avoir à étudier un tel document qui essaye de donner des axes fondamentaux de réflexion sur le développement économique.
Comment interpréter ce texte ?
Pour rendre compte et interpréter ce document, trois opérations sont nécessaires. La première consiste à remettre le texte du Concile dans son contexte historique. Ce texte s’est voulu résolument enraciné dans le monde de son temps, il est donc important d’en saisir les questions qui ont pu évoluer. Les années 60 sont marquées par l’ouverture internationale, la fin de la colonisation, la modernisation des moyens de production et de communication, le développement économique, mais aussi par la prise de conscience des grandes disparités internationales.
Il est aussi utile de connaître les débats et la composition des textes pour voir quels points ont pu faire problème. Il est bon également de mettre en relation ce texte avec l’événement ecclésial et spirituel qu’a constitué le Concile en lui-même. Pour la première fois dans l’Église des évêques du monde entier qui ne se connaissaient pas vont faire une expérience de rencontre et de collégialité. Ainsi, la présence importante d’évêques du Tiers-Monde a contribué à donner une tonalité aux débats sur le développement économique en mettant l’accent sur les disparités Nord / Sud.
Une deuxième opération d’interprétation consiste à regarder le texte pour lui-même. Son style se distingue des autres documents ecclésiaux de la même époque sur des sujets économiques ou sociaux. Moins technique sans doute et cherchant davantage à mettre en évidence une inspiration de fond, il est aussi marqué par une méthode propre : regarder la situation présente et opérer des discernements à la lumière de l’Évangile.
Les contenus invitent à regarder les évolutions des prises de position par rapport aux documents précédents : qu’est-ce qui est nouveau ? Qu’est-ce qui a été omis volontairement ou non ? Enfin, une dernière opération d’interprétation consiste à se poser la question de la réception de ce texte, à ses effets dans l’histoire de l’Eglise et de la société. En fin de compte pour nous aujourd’hui, alors que la situation est très différente de celle d’il y a 40 ans, quelle pertinence possède ce texte du Concile.
L’axe central du chapitre
Dès les premières lignes, le texte que « Dans la vie économico-sociale aussi, il faut honorer et promouvoir la dignité de la personne humaine, sa vocation intégrale et le bien de toute la société. » (63,1). L’analyse de la vie économique et sociale est fondée sur une anthropologie qui rapporte tout à la personne humaine et au respect de sa dignité. Toute chose sur terre doit être ordonnée à l’être humain. Certaines conceptions écologiques pourraient aujourd’hui contester une telle mise au centre de la personne humaine au détriment des autres éléments de la création comme les autres espèces, les équilibres climatiques. Certaines pensées radicales considèrent l’espèce humaine comme une espèce parmi d’autres à laquelle il ne doit pas être donné une priorité particulière. Il n’en reste pas moins vrai que l’homme reste au sein de la création une créature unique, la seule que Dieu ait voulu pour elle-même. Si la personne humaine doit rester au centre, il faut sans doute élargir le propos et penser au respect des conditions de vie satisfaisante pour tous et pour les générations à venir. La préoccupation écologique ne doit pas faire oublier le souci central de l’humain présent et futur.
En fait la pointe du texte porte sur un autre combat, crucial à l’époque et toujours actuel. S’il faut mettre l’homme au centre, c’est pour aller contre l’idée répandue (qui s’est bien développée après les années du Concile et jusqu’à aujourd’hui) que les lois de l’économie sont indépendantes des considérations morales.
Le développement économique
Le document conciliaire sur la vie économique et sociale déploie son argument en deux parties : 1. Le développement économique. 2. Les principes directeurs de l’activité économico-sociale (travail, participation, destination universelle des biens, propriété). Comme dans presque tous les chapitres de la constitution pastorale, la finale reprend ces éléments dans une perspective christologique.
Il est notable de remarquer que la question du développement est l’axe central du chapitre. On découvre une optique nouvelle qui sera reprise par les papes suivants. En quoi la question du développement est-elle nouvelle et pourquoi reste-t-elle très inspirante ?
Mater et Magistra parlait surtout de « croissance » économique et invitait à faire œuvre de justice au sein de ce processus. GS parle lui de « développement ». Il ne s’agit pas seulement de l’accroissement quantitatif des biens produits mais aussi de la modification de la structure de toutes les relations économiques et sociales. Remarquons au passage que l’ONU a bien compris dans les années récentes la nécessité de dépasser une simple vision de la croissance du PIB et de prendre en compte ce qui est aujourd’hui appelé « l’indicateur de développement humain » qui prend en compte la qualité de l’éducation, de la santé, des régimes de protection sociale, de l’équilibre des secteurs économiques, etc.
Cependant, parler de développement pouvait laisser craindre qu’on ne s’intéresse qu’aux économies riches et développées des pays occidentaux. Les pères du Tiers-Monde ont insisté pour que soit tenu davantage compte des problèmes des pays sous-développés. Loin d’écarter la question du développement cette analyse de la situation rendait le problème du développement encore plus urgent. Le développement devenait ainsi une réalité multiple, un processus qui affectait le monde entier devenant plus conscient de son unité. Bien sûr, la perspective actuelle de la mondialisation n’a fait que renforcer cette perspective d’unification et d’interrelation des économies mais elle était déjà en germe dans les réflexions du concile.
Que dit le concile sur le développement ? Essentiellement quatre principes : le développement doit contribuer au développement de tout l’homme ; le développement doit demeurer « sous le contrôle de l’homme » ; le développement doit être pour tout homme, « sans distinction de race et de continent » ; le développement est un devoir de tout homme. « Les citoyens doivent se rappeler que c’est leur droit et leur devoir de contribuer selon leurs moyens au progrès véritable de la communauté à laquelle ils appartiennent ».
Quelques principes directeurs de la vie économico-sociale La seconde section du chapitre de GS traite des principes directeurs de l’ensemble de la vie économique et sociale. Il reprend des chapitres déjà en partie abordés par les enseignements sociaux des papes mais en soulignant des points plus précis en rapport avec le développement ou plus spécifiques aux pays en voie de développement.
- La participation
Pour le concile, tous les intéressés, travailleurs ou non, sont des associés. La participation est requise au titre de la dignité des personnes associées, sans porter atteinte à l’unité de direction. Par ailleurs, cette participation ne peut être réduite à la seule gestion sociale de l’entreprise comme certains voudraient l’entendre, elle concerne aussi la participation à la gestion économique de l’entreprise.
- La destination universelle des biens de la terre et la propriété
Avec la destination universelle des biens de la terre, confiés aux hommes par le créateur, le concile reprend une doctrine traditionnelle de l’enseignement social des papes. Il rajoute cependant cette précision lié à cette préoccupation du Tiers-Monde : « à destination de tous les peuples ». Il précise donc que la propriété privée, si elle est un droit individuel fondamental, garde toujours un « caractère social ». De là vient l’obligation dont parle le concile d’aider les pauvres, et pas seulement avec son superflu.
La propriété est un moyen concret de gestion des biens qui a pour avantage de constituer un exercice clair de la responsabilité. « Elle contribue à l’expression de la personne ». C’est aussi une des conditions de liberté civile et parfois de sécurité. Le concile précise que cette propriété doit pouvoir se diffuser à tous, puisqu’elle joue un rôle important pour la personne. Le point essentiel est sans doute le caractère social de cette propriété. A ce sujet, et sous l’influence des expériences douloureuses de certaines régions sous-développées, le concile n’a pas hésité à entrer dans le détail en appelant à la nécessité de réformes agraires pour le bien des travailleurs.
Cette position sur les réformes agraires est sans doute la plus neuve et la plus frappante du document, surtout que son urgence apparaissait dans des pays à forte population catholique.
Aujourd’hui, cette notion de destination universelle des biens de la terre peut être une ressource très utile, pour penser des questions de justice sociale et de répartition équitable des ressources et pour la réflexion sur l’écologie puisqu’elle lie les questions d’environnement et de pauvreté.
Conclusion : l’actualité de ce document
Pour conclure, Gaudium et Spes cherche à opérer un discernement. Face à la situation économique de ces années 60, que le concile analyse comme étant à la fois des années croissance, de changement et en même temps de grandes inégalités, les pères constatent qu’il faut réformer et changer les mentalités. L’enseignement social de l’Eglise est résolument incarné dans l’histoire. C’est à un discernement qui s’exerce à la fois sur le plan historique, social, économique et politique, et en même temps, sur une lecture de la présence de Dieu. Si les principes et les critères sont constants (bien commun, solidarité, justice sociale, charité, etc.), les directives d’action sont nécessairement plus contingentes et sujettes à discussion. Si ce document offre une méthode d’analyse et de réflexion, il offre aussi des repères qui sont toujours d’une actualité brûlante.
Père Alain Thomasset
Le 21 mars à Saint-Dié