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Prendre soin, l'intervention du père Jean-Marie Onfray à Epinal

Le Père Jean-Marie Onfray, prêtre à Tours était l'invité le 9 octobre 2009 de la pastorale de la Santé pour une conférence sur le rôle et l'enjeu de l'accompagnement des personnes malades ou handicapées. Organisée dans le cadre de la visite pastorale de notre évêque à Epinal, cette conférence a réuni plusieurs dizaines de d'infirmiers, de médecins de personnel soignants, des bénévoles d'aumoneries. A la sortie, une unanimité s'est dégagée pour solliciter d'autres temps d'approfondissement de ce type. Mais qu'a donc bien pu dire l'abbé Onfray ? Réponse avec la suite.

"Abbé Jean-Marie Onfray : "Tous les chrétiens ont à partager l’attention et l’amour du Christ et de l’Eglise pour les malades. Ils sont donc invités à prendre soin, chacun selon ses possibilités, de ceux que la maladie a frappés, à leur rendre visite, à les réconforter dans le Seigneur, à leur apporter une aide fraternelle pour tout ce dont ils ont besoin.

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_ En particulier, celui qui est malade ne sera pas pour eux d’abord un malade, mais une personne : une personne, affectée sans doute par la maladie, mais appelée, elle aussi, à maintenir et développer une vie de relation et d’échanges ; une personne invitée comme chaque être responsable à assumer sa vie et à faire face aux difficultés ; une personne conviée comme tout chrétien à faire de sa vie une réponse personnelle aux appels de Jésus-Christ.

Ce texte est tiré du rituel de l'Église concernant les sacrements des malades. Il fait de la visite un quasi sacrement. Nous avons tous en mémoire la parole du Seigneur : « J’étais malade et vous m’avez visité »…
J’ai bien conscience que je ne suis pas venu vous parler du sacrement des malades…mais il me semblait important de nous rappeler que la personne malade est au centre de l’activité de soin et qu’elle est pour le chrétien, le visage du Christ souffrant.

Vous êtes soignants et je m’incline devant vos compétences.

Ces compétences font votre autorité (votre force) et sont la base de la confiance qu’on vous exprime. Ce n’est pas rien de faire confiance ! Entre soignant et soigné s’établit toujours un partage d’humanité. C’est la qualité de la relation qui détermine son efficacité soignante ! Toute activité de soin est la rencontre entre une confiance et une conscience. Cette rencontre impose au soignant respect et confidentialité.
J’ai parlé de votre force…ne refusez pas le terme ! Vous savez sans doute que la force est l’une des vertus cardinales… Votre force, vous la mettez au service de la vie : vous êtes ministre de la vie (je ne vous ferai pas l’injure de vous rappeler que ministre veut dire serviteur !)
Mais votre force qui s’appuie sur vos compétences induit un rapport inégal dans la relation de soin. Vous êtes celui qui est supposé savoir…On a même parfois envie d’exiger de vous une obligation de résultat…

L’idéal régulateur d’une pratique thérapeutique (écarter la maladie et repousser la mort) semble avoir été pris pour la nouvelle réalité que la science médicale devrait nous permettre d’expérimenter. Ce rêve d’une vie sans douleur, voire sans fin, reste prégnant, de manière plus ou moins consciente, dans le rapport du patient au médecin et trouble la relation thérapeutique. Mais la réalité n’est pas souvent conforme à l’idéal !
Cependant, cette force dont j’ai parlé, ne devrait pas se vivre comme un pouvoir. Et c’est une tentation. Il serait bon ici de méditer les tentations du Christ au début des évangiles. Le soin est destiné à celui qui souffre et n’appartient pas à celui qui le délivre. Il ne peut être ni refusé ni imposé.
La liberté est au cœur du soin…si l’on ne veut pas y faire entrer la violence !

La violence naît de l’arbitraire. Elle est la fille de la peur et de l’ignorance…

Dans une conférence, Denis Winckler disait : « Soigner, c’est partager…partager le savoir (ce n’est pas un savoir jalousement gardé comme celui d’un sorcier).
L’information du malade est condition de sa liberté et de sa dignité… Partager aussi les tâches et les responsabilités : savoir faire confiance… enfin partager ses interrogations, ses critiques, ses émotions, ses doutes et ses failles…et donc se donner des lieux de partage.
Lucien Israël a dit un jour cette parole que je vous transmets: « Je salue les médecins en proie au doute »…

Le soignant est ainsi invité à accepter ses limites et à se reconnaître fragile.
L’idéalisation actuelle de la médecine est si forte qu’elle conduit la société et parfois le corps médical à un déni de ses limites et à l’exigence d’une guérison totale et rapide.

Comment accepter l’échec ?

La souffrance des médecins est un phénomène à regarder avec attention : 52% d’entre eux souffrent du premier stade du burn out, l’épuisement émotionnel. Si le suicide représente 5% des décès dans la population générale, il représente 14% des décès des médecins. L’association médicale canadienne annonce que parmi les six causes principales de mal-être du médecin, on trouve « la confrontation à son impuissance et à la mort ».
Et pourtant l’acceptation des limites et la confrontation à la mort font partie de l’existence humaine. Le médecin vit comme une impuissance ce qui n’est en fait qu’une impossibilité.
Se reconnaître fragile : est-ce un aveu d’incompétence ? Vous connaissez la différence entre Dieu et un chirurgien : Dieu lui, ne se prend pas pour un chirurgien !
Dans sa formation, un médecin est très peu conduit à percevoir qu’il est aussi un malade en puissance. Il a fait toute sa formation debout face à des patients allongés.

Comment se rendre attentif au vécu de la maladie par le malade ?

La maladie fait entrer dans un chemin de dépendance. Elle entre sans prévenir dans une existence et bouscule les chairs et l’esprit. Devant cette « invasion » de l’ennemi, la personne malade s’en remet totalement à la compétence du soignant.
Toute la vie semble alors se résumer à ce combat entre le soignant et la maladie ; aussi parfois le malade peut se sentir « hors jeu » et donc d’une certaine manière « hors-je ». Il entre dans un parcours du combattant en passant de mains en mains. Il fait confiance et voudrait sans doute mieux comprendre ce qui se passe en lui.

La maladie fait vaciller le sujet. Il prend conscience de son corps souffrant et donc en remarque la faiblesse. Son image de soi est en question. Parfois le corps devient une demeure hostile. Alors la maladie fait naître le doute de soi – et je ne parle pas seulement de la maladie mentale – la maladie met l’existence entre parenthèses et interdit tout projet. Le malade est contraint d’abandonner la logique de la durée pour s’adapter à l’imprévisible, à la précarité de l’existence.
Une batterie d’examens qui tente de sécuriser la décision du soignant peut également nourrir l’inquiétude du patient et le conduire à mal maîtriser son impatience !
Devant tant de sollicitudes, le malade a parfois l’impression d’être celui dont on s’occupe et plus tellement celui qu’on écoute. Il est pris en charge et voit les têtes des soignants changer, sans toujours pouvoir exprimer les doutes et les questions qui l’habitent.

Identification à la maladie et agressivité

Je voudrais ici vous citer Claire Marin à propos de son livre « Hors de soi » : « On oublie le malade, on ne s’intéresse plus qu’à sa maladie, on le confond avec elle. On réduit son identité au dysfonctionnement de son corps, à une défaillance, à une identité essentiellement négative, marquée par la lacune, l’erreur, le défaut.
Identifier un individu à un processus de dégradation ou de destruction, c’est extrêmement agressif. Identifier chez l’autre ses faiblesses, c’est aussi lui signifier, d’une certaine manière, le pouvoir que l’on peut avoir sur lui. »

La tarification à l’acte qui se met en place pour des raisons économiques pourrait facilement conduire à négliger la personne, en conduisant à des procédures standardisées. Que reste-t-il du souci de la personne lorsque le quantitatif l’emporte sur le qualitatif ? Comment l’excellence des soins ne gommera pas la relation humaine indispensable ? « Nous sommes là pour faire de l’excellence et non de l’humain » m’affirma un jour un président de CME.
Ces questions habitent la conscience de soignants qui ne peuvent se résoudre au caractère irréversible d’une évolution. Dans le secteur public comme dans le secteur privé des valeurs humaines sont à sauvegarder par chacun des acteurs de soin.

Prendre soin, c'est aussi associer

Prendre soin est d’abord une certaine manière de soigner : une attention à la personne, à son ressenti, à sa douleur, à ses besoins fondamentaux. Cette attitude dans le soin est facilitée par le travail en équipe. Elle suppose qu’aide soignante et infirmière puissent également exprimer des échos utiles pour la réflexion de l’équipe. (ce que certains appellent démarche participative)

Le prendre soin est aussi une manière d’associer tous ceux qui participent aux soins et même les bénévoles. Cela exige de la part des bénévoles de s’inscrire résolument dans un lien avec les équipes soignantes. Le prendre soin déborde les besoins physiques et prend en compte les besoins spirituels de la personne malade.

La personne malade, touchée dans sa vulnérabilité a soif d’être reconnue comme une personne, d’être respectée dans sa dignité et sa pudeur. Elle aspire à être écoutée pour parler d’elle, de ses souffrances, de sa vie. Cette écoute appelle une présence gratuite, une capacité à se faire proche pour rompre la solitude. En ce sens, les bénévoles exercent un véritable « ministère de la présence » auprès des malades auxquels le Christ s’identifie « J’étais malade et vous m’avez visité ».
Cette présence à tous, au nom d’une commune humanité, d’une même appartenance au monde de la chair est appelée à se vivre y compris dans les situations limites et parfois jusqu’au silence. Nous sommes alors dans le samedi saint de la foi.

La maladie n’est pas une parenthèse dans la vie du malade. Elle insinue le doute et fait jaillir la colère devant l’absence de réponse au « pourquoi ». Cette colère, si elle ne trouve pas d’interlocuteur, menace toujours de se retourner contre soi. L’écoute est essentielle pour aider l’autre à sortir de son isolement, à quitter l’amertume qui détruit. Mais la colère est aussi une force, la puissance de l’indignation qui maintient debout et vivant.

Prendre soin de l’homme atteint dans son intégrité physique ou psychique, c’est aussi être témoin d’une espérance au cœur de la souffrance spirituelle.
Nous savons bien que la compassion n’appelle pas des réponses toutes faites ou des discours théoriques. (Souvenons-nous des amis de Job !)
Elle est commune acceptation de la fragilité de l’existence, partage de vulnérabilités, et pour le chrétien, la possibilité de confesser que Dieu se dit dans cette fragilité qu’il a épousée en Jésus-Christ. (Nous pouvons avoir en mémoire la très belle hymne aux Philippiens)

Le plus fragile est mon semblable et il est à l’image de Dieu. Alors seulement, la souffrance peut être traversée dans un désir de « vivre ».

Le contact avec l'humain

Dans un univers marqué par la toute-puissance de la technique, la médecine transformée en science du corps, peut perdre le contact avec l’humain. L’être humain est digne de respect jusqu’au bout de la vie, quelle que soit sa dégradation physique et mentale. Le « prendre soin » qui tente de laisser émerger l’espace du désir, instaure un rapport de sujet à sujet et non un rapport de sujétion.
Comme le dit Marie de Hennezel : « La pitié, c’est ce que l’on ressent lorsqu’on se sent en position de force, en face d’un plus faible, la tendresse, c’est ce que l’on éprouve lorsque l’on rejoint l’autre dans ce qui fait vraiment notre humanité ».

Le prendre soin conduit à reconnaître le patient comme sujet de sa propre histoire et des décisions le concernant.
Ce prendre soin n’est plus aujourd’hui à côté de la pratique médicale, par le biais des soins palliatifs, il redevient le lieu de la prise en compte global de la personne malade au centre des soins. La pratique des soins globaux et des soins de supports voudraient casser le dualisme corps-esprit dans lequel la médecine risquait de s’enfermer.

J’ai aimé l’article de deux médecins et d’un philosophe dans la revue Études de juin 2008 : « Pour une médecine de l’incurable ». Ils écrivent : « En passant du contrôle de la maladie à la lutte contre l’inconfort, la médecine de l’incurable exige, par son objet même, une relation soignant/soigné renouvelée. Ne se réduisant pas à la maîtrise technique de symptômes désagréables, elle nécessite de reconnaître la légitimité du point de vue subjectif du malade. »

Nous sommes alors aux antipodes des critères qui permettent au magazine « Le Point » d’établir un classement entre les différents hôpitaux de France ! L’article des Etudes précise d’ailleurs : « A côté de l’efficacité des traitements, les notions de qualité de vie et de respect du malade sont des attentes fortes du public vis-à-vis de la médecine. »

Il est dur, pour ceux qui ont choisi le métier de guérir, de reconnaître leur impuissance et d’accepter seulement d’accompagner avec un maximum de confort celui pour lequel les armes habituelles sont devenues dérisoires.

C’est l’humanité de l’homme qui est en question dans un monde qui refuse les limites et la finitude. Prendre soin dit une volonté de ne pas se couper de la part souffrante de l’humanité. Voilà bien une manière de nous rappeler que l’attention aux personnes malades est, depuis Jésus-Christ, le signe majeur de la Bonne Nouvelle et de la venue du Royaume.

"Mon avenir, c'est aujourd'hui"

Comme en écho à ce que je voulais vous dire, je voudrais vous citer ces paroles de Marie Hélène Boucand, médecin et malade qui écrit dans le dernier numéro de la revue A.H. : « Mon avenir c’est aujourd’hui. Mon travail de chaque matin est de vivre un jour de plus et de le vivre le mieux possible. C’est un vrai combat. La maladie, je n’y peux rien et elle est mauvaise, en soi. Mais ma façon de réagir est le lieu de ma liberté et de ma responsabilité. Être touchée, mais non écrasée et accueillir la grâce de la traversée qui m’est donnée. Je suis profondément seule à me battre contre la maladie, mais dans cette solitude existentielle, je peux aussi être en communion avec tous les malades et personnes handicapées anonymes qui se battent au quotidien. Je me sens particulièrement solidaire de ceux qui ont la même maladie que moi. Nous avons tous besoin des autres pour vivre et pour vivre bien dans nos reconnaissances et nos complémentarités réciproques. La maladie, la dépendance viennent nous dire le manque qui nous constitue et nous met en situation d’interdépendance les uns des autres pour demander, donner et recevoir.
Le manque nous fait toucher notre incomplétude, notre besoin d’être, d’exister les uns par et pour les autres. La demande, l’expression de nos besoins et de nos désirs nécessitent l’humilité et la simplicité de l’expression adressée à un autre lorsque le corps défaille. Cet autre qui doit être suffisamment attentif pour nous demander : « Que veux-tu que je fasse pour toi ? » pour venir soulager les maux de nos corps souffrants, sans anticiper la réponse. »

Au coeur du mystère de l'incarnation

Si la douleur doit être combattu, car elle déshumanise l’homme, la souffrance doit être écoutée. Ce n’est pas parce que l’autre parle que je l’écoute ; c’est parce que je l’écoute que l’autre peut me parler, advenir à une parole à la première personne et s’il le désire me partager sa souffrance, cette blessure intérieure qui s’inscrit dans une histoire, la sienne. Je m’écoute pas une souffrance pour la faire taire, mais parce que son récit permet à l’autre d’exister dans sa vie, de la prendre en compte et en charge. Je ne le sauve pas en l’écoutant, je lui permets d’entrer dans un chemin de guérison…

Le Vendredi Saint, nous relisons cette parole du prophète Isaïe : « En fait ce sont nos souffrances qu’il a portées, ce sont nos douleurs qu’il a supportées, et nous nous l’estimions touché, frappé par Dieu et humilié »
Mes amis, votre pratique du soin et du prendre soin, vous place au cœur du mystère de l’incarnation. « Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait ! »
Ne désertons pas ces lieux qui nous font selon la belle expression de François de Sales : « Tant homme que rien de plus ! »

Abbé Jean-Marie ONFRAY

(crédit photo : MC Aubel)

Publié le 21/10/2009 par Alice.