Saint Desle nous intéresse au titre de disciple le plus proche de Saint Colomban, et aussi parce que son culte est demeuré en honneur à la lisière sud de notre diocèse, et spécialement dans la région de Remiremont.
Comme Saint Colomban, Saint Desle naquit en Irlande, l' « Ile aux Saints », qui a été, jusqu'au seuil du Moyen Age, la grande pourvoyeuse d'apôtres de tout l'Occident, sorte de Palestine océanique qui a répercuté, avec une fidélité extraordinaire, le message évangélique parti des rives du Jourdain.
La date exacte de sa naissance n'est pas connue ; on sait seulement qu'elle se situe pendant le pontificat du Pape Vigile (538-555).
Entré tout jeune à l'Abbaye de Bangor, « la Vallée des Anges », sur la côte nord-est de l'Ile, Saint Desle vécut pour ainsi dire dans le sillage de Saint Colomban. De ce fait, la plupart des détails biographiques leur sont communs.
Disons seulement que, très attaché à son maître en sainteté, Saint Desle suivit Saint Colomban dans les pérégrinations aventureuses qui aboutirent à Luxeuil. Il y passa les vingt années de sa maturité, de 590 à 610. Vie de silence et d'abnégation héroïque, sous une règle qui se distinguait de toutes les autres alors en honneur « par son caractère énergique et son austère saveur ». Jeûne quotidien, mortifications continues, travail de l'atelier et des champs, rien ne rebutait la ferveur de Saint Desle qui retrouvait la détente et la joie à chanter, avec ses trois cents frères, les louanges divines dans la vaste église abbatiale où ils se regroupaient pour la messe et les différentes heures de l'office.
Peut-être notre saint avait-il même l'impression d'être là trop heureux tant Dieu peut se permettre d'exigences surprenantes à l'égard des âmes qu'Il a appelées à la perfection et qu'Il soutient de Sa grâce toute puissante.
Vint en effet la terrible épreuve. Victime des remous politiques qui, en ce siècle de fer — au paroxysme de l'ère mérovingienne — agitaient les confins de la Bourgogne et de l'Austrasie, toute l'Abbaye de Luxeuil fut bientôt dispersée, et ses moines expulsés du domaine dont ils avaient fait, en moins de vingt ans, un admirable foyer de culture et de civilisation. Au printemps 610, la caravane monastique prit le chemin de l'exil, le long de la voie romaine conduisant à Besançon.
Mais à peine avait-on fait une lieue que Saint Desle s'écroula épuisé, suppliant son maître de le laisser là pour ne pas compromettre le sort de ses compagnons fugitifs. Ce fut pour tous un arrachement douloureux, et le vieillard se jeta aussitôt dans la forêt, tant pour échapper à la poursuite des sicaires de la reine Brunehaut que pour découvrir une retraite à sa fatigue. Le lieu était propice : sous le nom de Vepræ, il évoquait un canton de cette immensité boisée qui couvrait alors tout le bassin supérieur de la Saône, et dont notre forêt de Darney constitue encore un remarquable vestige.
Cette forêt, à son tour, fut propice à la légende qui, à ce moment critique, semble prendre le relais de l'histoire. Le pieux narrateur se complaît en effet à nous conter le jaillissement d'une source miraculeuse sous le bâton de Saint Desle, la rencontre du berger qui le guide jusqu'à une chapelle dédiée à Saint Martin, près de laquelle le Saint se construit une cabane. Il peut tout à loisir y prier Dieu dans le silence de la nuit, puisque les portes s'ouvrent par la main des Anges, dès qu'il en approche.
Il est intéressant de souligner au passage cette chapelle dédiée, dès ce temps-là, au grand apôtre de la Gaule, à proximité de la même voie romaine Besançon – Toul qui en comporte une autre chez nous, près d'Escles et de Vioménil, aux sources du Madon.
Au travers des persécutions dont Saint Desle triomphe à coups de miracles, Dieu poursuivait son dessein. S'Il avait permis l'accident survenu au départ de Luxeuil, c'était précisément pour en assurer la relève. Retrouvant, avec ses forces physiques, toute sa jeunesse d'âme et le caractère entreprenant de son maître, Saint Desle allait jeter les bases d'un nouveau monastère. Celui-ci, né, comme Luxeuil vingt ans plus tôt, au cœur de la forêt, fit place, sous l'impulsion du fondateur et des nombreux religieux, aussitôt accourus, à la vaste clairière où se développa par la suite la ville de Lure.
Aidé d'abord par la générosité de Berthilde, une pieuse châtelaine du voisinage, Saint Desle attira bientôt, par sa bienfaisance et sa sainteté, l'attention de Clotaire II, le père de Dagobert. Trop heureux d'expier les excès qui avaient marqué son règne. Clotaire dota le monastère naissant d'un vaste domaine et de franchises fort appréciables en ces temps de misère.
En souvenir de Luxeuil, le fondateur de Lure dédia son église abbatiale à Saint Pierre, et devant l'afflux des moines et de la population, en bâtit une autre en l'honneur de Saint Paul.
En bon moine colombaniste, il reprit la règle de Luxeuil, mais — et c'est là une marque de son caractère — en atténua certaines rigueurs, se rapprochant ainsi de la règle bénédictine qui gagnait alors tout l'Occident.
Quoique âgé et perclus d'infirmités, il entreprit le voyage de Rome. L'histoire ne nous dit pas s'il passa par Bobbio, sur la tombe de Saint Colomban, décédé en 615. Le Pape reçut le vénérable Abbé de Lure avec bonté, approuva pleinement sa règle, le comblant par surcroît de reliques et de présents.
Ce fut sa dernière joie. Après avoir confié la crosse à son filleul Saint Colombin, il s'éteignit le 18 janvier 625, et fut inhumé, sur sa demande, dans l'oratoire de la Sainte-Trinité — ne serait-ce pas en souvenir de Saint Patrick et de sa lointaine Irlande ? — contre lequel il avait établi sa demeure à côté de l'Abbaye.
Il va de soi que Lure a voué de tout temps un culte de gratitude à son fondateur, gratitude d'ailleurs perpétuellement entretenue par la protection miraculeuse accordée à la ville tout au long de l'histoire : au cours des siècles du Moyen Age, pendant les guerres de Religion, et spécialement lors de l'invasion des Suédois.
Ses reliques, précieusement conservées, comme le « palladium » de la cité, ont été l'objet d'une vénération particulière et d'un pèlerinage fort en renom. Passant à Lure en 1361, Rodolphe IV, duc d'Autriche, s'en fit remettre quelques fragments qu'on vénère encore dans le trésor de la cathédrale de Vienne.
A l'encontre de tant de Saints dont les reliques ont totalement disparu en 1789, les restes de Saint Desle échappèrent au vandalisme révolutionnaire grâce à l'astucieuse audace des habitants. On peut les voir aujourd'hui encore, avec celles de son disciple Saint Colombin, dans la belle châsse conservée à l'autel latéral de l'église paroissiale.
De nombreux prélèvements opérés au cours des siècles jalonnent l'extension du culte à travers le diocèse de Besançon, dont plusieurs paroisses l'invoquent comme patron.
On sait que 25 paroisses vosgiennes, étirées sur les limites de la Haute-Saône — du Val d'Ajol à Châtillon-sur-Saône — faisaient partie, jusqu'en 1789, du diocèse métropolitain de Besançon. Si aucune d'elles ne se trouve dédiée à Saint Desle, il est curieux, par contre, de constater que son culte s'est répandu dans une région qui a toujours appartenu au diocèse de Toul. Hâtons-nous de dire qu'il s'agit de l'arrondissement de Remiremont, ce qui s’explique. Le Saint-Mont, berceau de Remiremont et foyer de chrétienté de cette portion du massif vosgien, est historiquement une filiale de Luxeuil. Nous l'avons vu à propos de Saint Amé.
Sous une forme ou sous une autre (oratoire, autel, statue, confrérie ou reliques), Saint Desle est fidèlement invoqué à Bellefontaine, Gerbamont, Hadol, Plombières-les-Bains, Ramonchamp, Raon-aux-Bois, Remiremont, Sainte Amé, Saint-Nabord, au Val d'Ajol. Il suffit de consulter les registres, même actuels, de ces paroisses, de s'attarder dans leur cimetière à déchiffrer les tombes, pour trouver souvent le prénom de Del (Delle au féminin). Sans doute est-ce là une pratique authentiquement chrétienne, alors qu'on voit de nos jours trop de parents affubler, au baptême, leurs enfants de prénoms fantaisistes ou païens. Ce qui contraint Monseigneur à leur improviser un autre prénom, valable, quand on les présente à la Confirmation!
Mais il y a plus : une marque de confiance et comme un appel. Donner au nouveau-né le nom de Saint Desle, c'est le placer sous la protection d'un thaumaturge qui, dans la région qui nous préoccupe, a miraculeusement préservé ou guéri des convulsions de nombreux enfants en bas âge. Il est certain que les progrès de la médecine, sinon une baisse de confiance dans le pouvoir des Saints guérisseurs, ont considérablement réduit le champ d'activité de notre Saint. Quoi qu'il en soit et jusqu'au début de ce siècle, la chronique de deux localités, Raon-aux-Bois et Gerbamont, est particulièrement suggestive à cet égard, et le pèlerinage de Saint Desle, le 18 janvier, y est toujours fidèlement en honneur. Raon-aux-Bois accueille chaque année un groupe imposant de pèlerins, qui justifie les vastes proportions données à son église lorsqu'on l'a bâtie en 1866. L'intérêt du pèlerinage se double d'un aspect peut-être plus terre à terre et néanmoins touchant : on y bénit du sel et de l'avoine destinés aux bestiaux que Saint Desle accepte de prendre en charge et de défendre eux aussi de leurs misères, sans préjudice aucun pour les bébés.
Quoique de moindres proportions, le pèlerinage de Gerbamont est fort attachant à d'autres titres. Imaginez une agreste chapelle accrochée au bas des pentes boisées, sur la rive gauche du Bouchot. Erigée, ou plutôt reconstruite, en 1716, elle se trouve être le seul édifice de notre diocèse consacré à Saint Desle. Typiquement vosgienne avec ses allées couvertes de dalles de grès fruste, avec ses bancs faits de poutrelles de sapin grossièrement équarries et sans dossier.
Dédaigneux du confort — c'est, après tout, un lieu de pèlerinage — les bâtisseurs et les pèlerins avaient réservé tous leurs soins pour l'ornementation. Oh ! Ce n'est certes pas du grand art, que cet autel où trône dans sa niche une originale statue de bois du Saint Abbé de Lure. Tout le parement de l'autel, toute la statuaire, sont de la même veine savoureuse, au point que les Beaux-Arts en envisagent le classement.
Longtemps, comme Raon-aux-Bois, Gerbamont fut un centre fréquenté du pèlerinage « curatif » en faveur des petits enfants. Deux ravissantes statuettes en bois doré, sur l'autel, attestent que Saint Desle, nullement jaloux de son exclusivité, tolérait jadis que sa chapelle servît de succursale à deux collègues du Paradis : Saint Hubert qui guérissait de la rage, et Saint Marcoul, des écrouelles.
Et la foi des braves gens répondait à cette complaisante bonté de nos vieux Saints. Si leur intervention ne se justifie plus autant à ce titre, il reste que les chrétiens d'aujourd'hui ont toujours besoin, pour leur âme, de s'inspirer de leur exemple et d'implorer leur secours.
C'est pourquoi d'ailleurs, en dépit de certaines déviations contre lesquelles Monseigneur, en 1955, a mis en garde les pèlerins de Gerbamont, on voit chaque année, au matin du 18 janvier, les fidèles de Ban-de-Vagney, cheminer sur les pentes neigeuses, se signant devant maintes vieilles croix de pierre où Saint Desle, crosse en main, les bénit au passage.