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Saint Colomban




Abbé, fondateur de Luxeuil

En vertu d'une longue tradition, Saint Colomban figurait au Propre de notre diocèse, quand il en fut exclu, lors de la révision de 1915, avec plusieurs autres Saints, censés n'avoir pas de relations spéciales avec le diocèse de Saint-Dié. Jugement bien sommaire, voire erroné, quand il s'agit d'un Saint Colomban !

A y regarder de plus près, il apparut que « restaurer le souvenir de ce grand Saint dans la région des Vosges était un véritable acte de justice, en raison de l'énorme influence de Luxeuil ». C'est en ces termes que la Commission pontificale nous rendit Saint Colomban en 1957.
Si nos Saints de Grand et du Xaintois furent, dès le IVe siècle, les apôtres de la Plaine, c'est par l'entremise de Saint Colomban que la Montagne allait, deux siècles plus tard, recevoir à son tour l'Evangile. Les Vosges méridionales furent, en effet, des premières à bénéficier du rayonnement exceptionnel de ce grand pionnier de la civilisation chrétienne en Occident.

Déjà, sur la vie des Saints Desle, Eustaise et Germain, les illustres moines de Luxeuil qui seront étudiés, nous verrons se profiler sa majestueuse silhouette. Pour la détailler de façon plus précise et pour camper, sur le fond sombre des temps mérovingiens, cette haute figure de lumière, nous avons la chance de disposer d'une Vie, historiquement très valable, écrite par Jonas, compagnon fidèle et témoin attentif de Saint Colomban. Le biographe, toutefois, ne nous dit mot de sa première enfance, mais celle-ci nous est connue par les traditions irlandaises et fut récemment reconstituée par la remarquable étude de Mademoiselle Dubois, professeur à la Sorbonne.

Saint Colomban naquit vers 540 en Irlande, dans cette « Ile aux Saints » qui a joué un tel rôle dans l'évangélisation de l'Europe. Située à la pointe nord, en vigie sur l'Océan, elle était, dès le Ve siècle, et grâce à Saint Patrick, un ardent foyer de chrétienté. En sorte que « la palme du zèle missionnaire et de l'attachement à la foi ne pourra jamais être enlevée à Irlande ». (Message de S.S. Jean XXIII du 17 mars 1961).

La mère du petit Colomban veilla de tous ses soins à l'éducation chrétienne, comme si elle avait eu le pressentiment d'une destinée exceptionnelle. Au reste, l'enfant, plein de vie et de fougue, se familiarisait, comme les camarades de sa caste, avec les jeux de chevalerie, la chasse et la nage. Familier des forêts, il y puisait les leçons de la nature et s'ouvrait à la poésie. Tout cela contribua à lui meubler l'esprit, à lui forger un tempérament de fer. C'était un superbe adolescent, dont Jonas nous a laissé le portrait. « Silhouette élancée, souple chevelure, le regard clair et profond, le geste vif et la démarche altière. »

Sous la direction d'un clerc, il avait appris les rudiments du latin, l'Ecriture sainte, et les belles lettres. Doué et studieux, éminemment artiste, il atteignit très jeune un haut degré de savoir.

Il semblait par là destiné à la plus brillante carrière dans le monde, quand sonna pour lui l'heure de la grâce. Illuminé par une foi exaltante, subitement, le jeune Irlandais passa outre aux exigences de sa piété filiale, comme aux objurgations de ses amis et même aux offres de mariage. Détestant les demi-mesures, il prit sur-le-champ des résolutions extrêmes. La simple prêtrise lui semblant insuffisante, il embrassa l'état religieux et vint frapper à la porte du monastère de Cluain-Inis, perdu dans une île sur les côtes de l'Ulster.

Il y fit, au cours de trois années, un rude noviciat où se mêlaient la prière, les études, le travail manuel, dans une discipline rigoureuse, qui semblait répondre aux aspirations de sa nature toute d'une pièce.

Lorsqu'il eut fait profession, il fut dirigé sur Bangor, au fond d'une baie dénommée « La Vallée des Anges ». Son supérieur, en effet, n'avait pas hésité à se priver du religieux le plus austère de Cluain au profit d'une abbaye mieux adaptée encore à ce sujet d'élite. Bangor comptait alors près de trois mille religieux, qui en faisaient une véritable république monacale, foyer laborieux où régnait une vie mystique intense. Saint Colomban, devenu prêtre, s'y jeta avec son impétuosité native, se préparant, sans trop le savoir encore, à devenir l'un des missionnaires les plus célèbres du haut Moyen Age.
De sa cellule souvent il regardait la mer, et à la longue, il y entendit comme l'appel du large, devinant, par delà, le champ immense des âmes au service desquelles il pourrait enfin dépenser toutes les ressources de sa vitalité.

Pour éprouver cette vocation insolite, l'abbé de Bangor feignit de s'y opposer, évoquant ces mirages que Satan fait naître pour la perte des présomptueux, fustigeant l'instabilité des moines gyrovagues. Puis, voyant ce fils, d'ordinaire si obéissant et si humble, persister dans son dessein, le supérieur se rendit. Mieux encore, il accepta de lancer dans l'aventure douze moines de la même trempe (Saint Desle était du nombre). Investi abbé de cette troupe itinérante, Saint Colomban reçut au départ le livre de la Règle et la « cambutte », sorte de bâton pastoral à bout recourbé attribut fameux avec lequel il devait sillonner l'Europe.

Le navire aborda la côte Nord de la Cornouaille anglaise, qu'on ne fit que traverser. Deux localités toutefois, Columb Major et Minor, en gardent le souvenir. On passa ensuite la Manche, pour débarquer en Bretagne, à l'Est de Saint-Malo, exactement sur la plage de Saint-Coulomb, où une croix de granit commémore l'événement.
Ayant ainsi pris pied sur la terre de France, la petite troupe erra d'Ouest en Est, un peu au hasard, ce qui est bien dans le style de Saint Colomban, sorte de « conquistador », avant la lettre, au service du Christ. On suit son itinéraire par Rouen, Noyon, Reims, en marche vers les Vosges méridionales, pour s'arrêter enfin à Annegray, à 3 kilomètres de Faucogney. On était en 575.

L'humble hameau, qui se blottit aujourd'hui parmi les collines dévalant du Ballon de Servance, n'était alors qu'une immense forêt. La clairière pratiquée par les Irlandais marque vraiment le berceau de l'œuvre colombaniste sur le continent.
On peut se demander pourquoi Saint Colomban voulut planter là sa tente. Outre que Dieu sans doute, comme à Sainte Jeanne d'Arc, lui faisait sa route, on a l'impression que, sans avoir fait « Sciences Politiques », Saint Colomban avait trouvé d'instinct le point névralgique où son apostolat avait chance d'être le plus efficace.

Il était là, aux confins des deux royaumes d'Austrasie et de Burgondie encore inconsistants, que se disputaient Sigebert et Gontran, le premier dominé par la célèbre Brunehaut. Ces familles royales vivaient dans le meurtre et la dépravation. A leur exemple, la brutalité des mœurs et la barbarie avaient étouffé chez les grands toute espèce de religion et les notions les plus élémentaires d'humanité. Quant au peuple, ayant perdu les principes du christianisme reçus aux IIIe et IVe siècles, il était retourné à ses habitudes païennes, au culte des fontaines et des arbres, à la magie et à la sorcellerie.

C'est ce monde mérovingien qu'entendait affronter Saint Colomban, faisant par la fougue de sa nature et de sa formation, figure de je ne sais quel prophète d'Israël.

Mais il commencera par donner à ce monde un vivant exemple de la paix évangélique. Dans les cabanes de branchages, ses moines, vêtus d'une robe blanche, serrée d'une ceinture de cuir, pieds nus dans des sandales, vivaient dans la pauvreté, la prière et le travail. Première prédication qui ne tarda pas à porter ses fruits.

Bientôt des disciples affluèrent de partout à Annegray, sans compter les malades attirés par les miracles du saint thaumaturge. Ainsi, le désert fertilisé devenait trop étroit pour contenir la famille monastique groupée autour du petit noyau irlandais.
Force fut donc, quinze ans plus tard, d'émigrer vers l'aval, à Luxeuil, petite cité gauloise, installée sur des thermes romains et qu'Attila avait complètement détruite sur son passage.

L'abbé avait su gagner à son projet un voisin influent. Cognoald, dont le fils sera moine colombaniste et mourra évêque de Laon, était le commensal de Childebert II. Le roi, pour l'instant débonnaire, concéda un beau domaine à ces Irlandais, qui aménageaient si bien ce coin du royaume.
Bientôt, un monastère de vastes proportions, en beau grès des Vosges, cette fois, s'édifia sur les ruines des temples et des remparts. L'église abbatiale fut consacrée à Saint Pierre, à l'emplacement de la basilique actuelle qui n'a pas changé de titulaire.

Saint Colomban y instaura la prière perpétuelle, la « laus perennis », suivant le rite importé d'Irlande. L'office s'allongeait ou s'abrégeait suivant les saisons et les obligations du travail manuel. Le nombre des moines, qui à Luxeuil dépassa bientôt trois cents, permit de les diviser en sept groupes qui se succédaient à l'église. Ce nombre de sept, par allusion au verset du Psaume 118 : « Septies in die laudem dixi tibi — Sept fois le jour je chante tes louanges ». Rappelons qu'en vertu de ce rite, notre Saint-Mont fut doté de sept chapelles où se célébrait l'office, et dont on a retrouvé les vestiges.

Ce particularisme irlandais devait, sur le plan liturgique, avec la date de Pâques, notamment, mettre l'abbé en difficulté avec les évêques du voisinage. Ceux-ci le suivaient en effet d'un oeil respectueusement inquiet, mais ils ne lui tinrent pas trop rigueur de ces divergences, trop heureux – et par là ils rejoignaient le point de vue de Childebert - de voir Luxeuil les aider puissamment dans leurs tâches apostoliques.

Outre la prière, le fondateur organisa la vie de ses moines, telle qu'il l'avait pratiquée à Bangor. Pour chacun d'eux et suivant ses aptitudes, les heures du jour étaient consacrées soit aux travaux extérieurs, en forêt, dans les champs, soit aux occupations intellectuelles ou artistiques, en ateliers de manuscrits et d'orfèvrerie.

Il ouvrit de même une école pour l'instruction des novices et des jeunes gens de toute la région. Il y donnait tous ses soins, au point d'en faire un foyer de culture, qui, avec son successeur, Saint Eustaise, prit les proportions d'une université.
Les novices continuant d'affluer à Luxeuil, une nouvelle fondation s'imposait. Saint Colomban la fixa en un vallon verdoyant, qu'il appela Fontaine, à 7 kilomètres au Nord. Malgré la prédilection qu'il portait à Luxeuil, il séjournait tout à tour à Fontaine et à Annegray, qu'on n'avait nullement abandonné, veillant partout à l'observation de la discipline étonnamment rude, au maintien du zèle et de la piété chez ses fils.

A la fois vénéré et redouté des rois, ce grand moine s'imposait souvent à eux par l'étendue de ses connaissances et le prestige de sa sainteté. Jamais peut-être celle-ci ne se manifesta avec plus de force et de majesté qu'au colloque d'Epoisse. Pour avoir, en des termes qui rappellent ceux de Saint Jean-Baptiste à la cour d'Hérode, refusé de bénir les bâtards de Thierry II, que lui présentait Brunehaut, il encourut la haine inexpiable de cette femme. Plus ou moins régente, elle entreprit par décrets le blocus des trois abbayes, en vue de les exterminer par la famine, Saint Colomban se dressa alors de toute sa taille pour tenir tête à l'orage et épargner ses fils. Il put un instant faire rapporter les décisions de la sinistre douairière, en intervenant auprès du roi, dont il avait, au fond, toute l'estime. Mais Thierry était un faible, par surcroît dissolu, et Brunehaut eut finalement le dernier mot.

En 610, vingt ans après la fondation de Luxeuil, Saint Colomban en était expulsé par la force. A l'âge où les vieillard aspirent au repos, le grand moine ressaisissait sa cambutte, pour en faire à nouveau son bâton de pèlerin

« Qu'il retourne en Irlande !», avait dit Thierry aux soldats chargés d'expulser Saint Colomban de Luxeuil. Il s'imaginait pas que le moine allait être plus gênant pour lui sur les routes que dans son abbaye.

On l'achemina donc, en compagnie d'une douzaine de moines, par Besançon et Autun, en direction de la Loire, qu'on descendit par le coche d'eau. Mais voilà que l'exode tourna très vite au voyage triomphal, tant la foule se pressait à chaque escale, pour voir et pour entendre cet étonnant missionnaire qui, tout en prêchant l'Evangile, guérissait les malades et prédisait les drames qui allaient exterminer sous peu la dynastie burgonde

Comme par ailleurs, sur la Loire, on naviguait en Neustrie, la prophétie vint aux oreilles d'un rival de Thierry. Et le roi Clotaire II de stopper aussitôt le convoi à Nantes et de mander le proscrit à Meaux, où il tenait sa cour. On vit alors Saint Colomban, indomptable, reprendre à 70 ans sa carrière et susciter en Brie, par sa parole, une pléiade de futurs Saints, qui allaient, dans son sillage, féconder pour le Christ cette vieille terre à blé.

Puis ce fut au tour de Théodebert, autre rival de Thierry, d'appeler Saint Colomban en Austrasie. Metz, Coblence, Strasbourg, Bâle et Constance l'accueillirent successivement. Autant de postes par lesquels le vieux moine – c'était de bonne guerre ! – semblait investir par trois côtés la Burgondie qui l'avait rejeté. Nous connaissons par Jonas toutes les péripéties de cet itinéraire, au long duquel son maître stoïquement continuait sa mission, prêchant comme Saint Paul, au hasard des étapes, opérant des miracles, recrutant des novices qu'il dirigeait sur Luxeuil, toujours debout sous la houlette de Saint Eustaise.

Au-delà de Constance, le voyageur marqua un arrêt de trois ans à Bregenz, à l'entrée du Voralberg autrichien. Ce fut pour y organiser sur le modèle de Luxeuil, un monastère, qui dut essaimer à son tour. L'Irlandais Saint Gall, compagnon de la première heure, s'enfonça en Suisse pour y fonder, en 613 l'abbaye fameuse qui porte encore son nom.

Eut-elle vent que, dans ces conditions, Saint Colomban se risquerait à reparaître à Luxeuil ? Toujours est-il que Brunehaut, dans sa haine implacable, exaspérée au surplus par une sorte de crainte obsidionale, entreprit de le menacer à nouveau jusqu'à Bregenz.

Pour échapper à la poursuite de cette femme autre « fléau de Dieu », Saint Colomban n'hésita pas à passer les Alpes. De Bregenz, une importante voie romaine, remontant le Rhin supérieur, franchissait la chaîne au col de Septimer, à 2 300 mètres. Sur ces pentes escarpées, notre routier se révéla solide alpiniste et lorsque, parvenu au col, il vit dans le soleil s'étaler à ses pieds l'immense plaine lombarde, il retrouva toute sa forme. Si douloureux qu'il fût pour lui de paraître abandonner ses fils en Gaule, il se réjouit de se rapprocher ainsi de Rome et de gagner, en terre lombarde, d'autres âmes au Christ qui, depuis la lointaine Irlande, visiblement, avait guidé ses pas.

Longeant le lac de Côme, la petite troupe atteignit Milan. Accueil chaleureux des populations, beaucoup plus réservé de la part du roi et de certains évêques, gagnés à l'arianisme. Par bonheur la reine Théodelinde, princesse d'une éminente piété, allait arranger les choses et faire oublier à Saint Colomban les sévices de Brunehaut. _ Pour lui, il prit aussitôt position et, de Milan, entama une vigoureuse polémique avec l'évêque de Côme, composant pour la défense de l'orthodoxie un traité « tout plein de science fleurie », selon l'expression de Jonas. Rome à son tour ne tarda pas à être informée, de la présence du turbulent missionnaire. Sa lettre à Boniface IV, pour le mettre en garde contre l'expansion de l'arianisme, a cette hardiesse et cette véhémence qui caractérisent l'attachement des Irlandais envers l'Eglise romaine. « Timide matelot — l'apostrophe s'adresse au Saint Père — j'ose m'écrier :” Veillez , car déjà l'eau s'infiltre dans la barque de Pierre et la met en péril ”.»

Tout en donnant la mesure de son talent d'apologiste, Saint Colomban entendait rester missionnaire. Aussi bien la Lombardie, gravement atteinte par l'hérésie, s'ouvrait à lui comme un terrain de choix. Ce n'est plus à des barbares qu'il aurait affaire, mais, ce qui est pire, à des chrétiens déviés. Il ne changera pas de méthode pour autant : des monastères !

Secondé par Théodelinde, il se mit à la recherche d'un lieu propice à une nouvelle fondation. Autant pour l'obliger que pour s'en défaire, le roi Agilulf lui indiqua, au-delà du Pô, les ruines d'une ancienne basilique dédiée à Saint Pierre, évocation fortuite de Luxeuil. Il s'agissait de Bobbio, sur les bords de la Trévie, non loin du champ de bataille où Annibal, avait, en 218, mis en déroute les Romains. Il décida donc d'édifier un monastère en ce lieu où les collines verdoyantes des Bas-Apennins lui rappelaient sa première fondation au pied des Vosges.

Comme toujours, l'afflux des disciples à la fois fournit la main d'?uvre et peupla le jeune monastère. C’est au cours de la construction que se situe le miracle de l’ours. La bête sauvage s'étant jetée sur le boeuf qui, de la forêt, ramenait des poutres au chantier, l'abbé accourut : « Ours, lui dit-il, tu as péché contre le Seigneur ! Prends immédiatement la place du boeuf que tu as tué ! » Et l'ours de se laisser atteler aux brancards de la carriole. Si, entre tous les miracles relatés par Jonas, nous ne retenons que celui-là, c'est qu'il révèle bien au vif la physionomie de Saint Colomban. Ayant pris à la lettre l'Evangile, il trouve tout naturel, comme Saint François, de commander à la nature, contraignant en quelque sorte, par sa sainteté violente et pure, le Christ à tenir parole. « Je plains, dit à ce propos Mgr Calvet, les savants qui par un scrupule de rationalisme aujourd'hui dépassé, entreprennent d'amputer l'histoire de la poésie, c'est-à-dire de ce qu'elle a peut-être de plus vrai. »

Car cette personnalité, abrupte et fougueuse, de l'Irlandais rayonnait aussi de tendresse et de poésie. Il était poète à ses heures, sensible aux spectacles de la nature, à la beauté d'un paysage comme au labeur des hommes. Jonas nous a conservé le texte d'un rondeau, le « chant des rameurs », composé naguère par gentillesse pour ceux qui le promenaient sur le Rhin.

Doté d'un vaste domaine et solidement construit, le monastère de Bobbio prenait le style habituel des fondations colombanistes : asile de prière et centre missionnaire dans une lumière d'humanisme et de sainteté.

Un jour de l'an 614, il y eut une visite émouvante. Saint Eustaise, successeur de Saint Colomban à Luxeuil, venait en ambassadeur du roi Clotaire II, le prier de reprendre la tête de l'abbaye-mère. Pour l'y décider, il fit valoir le changement de climat, depuis la fin misérable de Thierry, de Brunehaut et de leur descendance. Nullement surpris, puisqu'il l'avait prédite, le Saint en fut pourtant fort attristé. Mais il se refusa à repasser les Alpes, et le messager ne rapporta au roi qu'une lettre de remerciements, lui enjoignant en termes vigoureux de continuer à ses fils bienveillance et protection.

Ses forces, d'ailleurs, déclinaient chaque jour. Souvent il se retirait à l'écart du monastère, dans un oratoire consacré à Saint Michel. C'est là qu'il voulut mourir, entouré de ses moines, après avoir désigné le bourguignon Attala pour successeur et reçu de ses mains l'Extrême-Oction. A l'aube du 23 novembre 615, la cloche de l'oratoire annonçait aux alentours que le grand moine venait d'entrer dans la paix du Seigneur.

Le corps, ramené à l'abbaye et veillé pendant trois jours, fut inhumé dans l'église même. La vénération dont il fut l'objet tant de la part des moines que des fidèles, les miracles fleurissant aussitôt sur son tombeau déterminèrent une canonisation « de facto », suivant la tradition de l'époque.

Bien loin d'oblitérer l'empreinte vigoureuse laissée sur le continent par Saint Colomban, sa mort lui donna même un relief extraordinaire. Il faudrait attendre cinq cents ans pour retrouver avec Saint Bernard un rayonnement comparable.

Les deux épicentres de l'orbite colombaniste, Luxeuil et Bobbio, vont exercer pendant douze siècles leur influence. Par la science et la sainteté des moines, le prestige de leurs écoles, la richesse de leurs bibliothèques, ils contribuèrent à sauver, durant les siècles de fer, le christianisme et tout ensemble la civilisation antique. Faut-il rappeler par exemple que quarante fils de Saint Colomban ont été canonisés ? Que tel traité de Cicèron, dont on avait perdu le texte, a été retrouvé sur un palimpseste de Bobbio en 1843.

Quant aux filiales, Saint Colomban les a multipliées comme des citadelles de résistance et de refuge sous le flot des barbares, comme des bases de départ pour l'évangélisation, dans les siècles à venir. Défricheur avant tout, il a frayé, à coups de hache, il le fallait bien, la voie au monachisme bénédictin, dont la règle plus humaine s'est progressivement substituée à la spiritualité irlandaise si austère : ainsi à Jumièges, à Saint-Wandrille, à Saint-Benoît-sur-Loire, tous fondés par les colombanistes.

Rappelons aussi, chez nous, le Saint-Mont, une des premières et des plus caractéristiques émanations de Luxeuil, comme nous le voyons mieux en étudiant la vie de Saint Romaric et de Saint Amé.

Si le colombanisme à l’état pur n'existe plus de nos jours, il est intéressant d'en noter une survivance chez les Missionnaires de Saint Colomban. Parti d'Irlande comme jadis, cet Institut est aujourd'hui répandu à travers le monde, en Extrême-Orient, en Australie, au cœur de New York même.
Il faut constater pourtant qu'en dépit d'une vie étonnante et des œuvres qui ont marqué si fortement son siècle, le prestige personnel de Saint Colomban subit une longue éclipse, au Moyen Age notamment. Est-ce par une sorte de réaction, inconsciente et naturelle : « Violentum non durat — La violence ne fait qu'un temps » ? C'est ce qui explique, simple indice, que le diocèse de Besançon ne compte pas une seule église dédiée à Saint Colomban, car Bains-les-Bains, enclave du diocèse de Toul, sous l'arcade des Faucilles jadis rattachée à la métropole bisontine, est la seule paroisse des Vosges à l'avoir pour patron.

Toutefois, le rayonnement des filiales ou le souvenir du passage eut pour effet de perpétuer le nom sur les cartes. Sous diverses formes, on le retrouve en Bretagne, en Lombardie, puis de façon plus nette, à Saint Colomban, au Comté de Nice et à Saint-Colomban-des-Villards, en Maurienne.
Depuis un siècle, le culte du Saint a retrouvé partout une ferveur nouvelle. A Bobbio, les ossements du patriarche furent solennellement exhumés en 1842 et placés sur l'autel de la crypte. Luxeuil en obtient en 1923 un insigne fragment qu'on enchâssa dans un reliquaire monumental. Heureuse initiative du chanoine Thièbault, curé du lieu, rénovateur en France du culte colombaniste. Il fonda de même l'Association Internationale des Amis de Saint Colomban.

C'est sous l'égide de celle-ci qu'eurent lieu en juillet 1950 les fêtes grandioses du XIVe centenaire, présidées par Mgr Roncalli, alors Nonce à Paris, puis Sa Sainteté Jean XXIII, en présence de personnalités venues du monde entier. Le souvenir nous est resté de ces trois jours fastes, avec ces offices pontificaux dans la basilique, ces représentations théâtrales (on joua un « Mystère de Saint Colomban »), ces concerts, ces conférences historiques, une vingtaine du plus haut intérêt, qui mirent en lumière la vie de l'apôtre des temps mérovingiens et son œuvre immense.

Autre trait récent et tout à sa gloire. Lors des fêtes commémorant en 1959 la bataille de Fontenoy, où un détachement irlandais contribue à notre victoire sur les Anglais (11 mai 1745), on entendit à Dublin un général français, délégué du Gouvernement, et le Président O'Kelly, de la République d'Irlande, évoquer la mémoire du moine prestigieux, qui avait scellé, voilà treize siècles, l'amitié des deux pays.
En raison de l'injuste destin signalé plus haut, l'iconographie de Saint Colomban se réduit à fort peu de choses, en France tout au moins. Le tombeau de Bobbio présente d'intéressants bas-reliefs, figurant diverses scènes de la vie, dont, bien sur, le miracle de l'ours, œuvre de marbre exécutée en 1480. Le chef du Saint est vénéré dans un buste d'argent à ses traits, réalisé par un artiste de Pavie en 1514.

C'est l'honneur de Luxeuil d'avoir érigé pour les fêtes la magnifique statue de bronze qu'on voit au parvis de la basilique. L'artiste y a campé son personnage dans l'attitude du lutteur aux prises avec la barbarie. Tout ici, les traits tendus sous une auréole de cheveux hirsutes, le geste de la main brandissant la cambutte, traduit d'impressionnante façon le zèle farouche et l'activité dévorante de ce Saint tout à fait hors série, en qui l'Histoire salue l'un des plus grands pionniers de la civilisation occidentale.

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Publié le 09/01/2011 par Alice.