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Les Pères du désert

Le cycle de conférences de carême 2012 proposé par la paroisse de Saint-Dié portait sur le thème du désert. Le 18 mars 2012, Françoise Vinel est intervenue pour présenter les pères du désert. Entre ascèses, vertus et paradoxes… découverte !

Vers la fin du 3e siècle, dans la région d’Alexandrie en Égypte, Antoine entend à l’église ces deux paroles : “Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu as et donne-le aux pauvres et viens, suis-moi, tu auras un trésor dans le ciel” (Mt 19, 21). Et encore, toujours dans l’Évangile de Matthieu (Mt 6, 34) : “Ne vous préoccupez pas du lendemain”. Aussitôt il devient ascète et s’éloigne de plus en plus du monde des hommes.

Pendant 20 ans, il est reclus dans un fort abandonné, qu’il quitte pour une région montagneuse, plus avant dans le désert égyptien. Transformé par l’ascèse et la prière, il accomplit des miracles, attire à lui d’autres moines et meurt dans la sainteté à plus de cent ans. Telle est l’histoire d’Antoine le Grand, qu’on appelle parfois le Père des moines.
Dans l’histoire du christianisme, Antoine apparaît comme le modèle du moine ermite, symbole de celui qui se purifie et entre dans une relation d’amitié avec Dieu. Du début du 4e siècle jusqu’à la conquête arabe du 7e siècle, beaucoup d’hommes et de femmes sont allés vivre au désert. C’est d’eux que nous allons parler aujourd’hui.

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Désert hier, désert aujourd’hui

Il est difficile d’avoir des données chiffrées sur le nombre de ces moines et ermites. Mais, dans les années 1960, des fouilles archéologiques ont mis à jour des ensembles architecturaux qui font comprendre au moins deux choses : les cellules étaient très nombreuses, preuve donc d’une importante population monastique et la vie devait se partager entre une vie d’isolement et une vie communautaire pour les activités économiques, pour certains repas et surtout pour la célébration eucharistique. Cela, c’est pour l’Égypte, qui semble bien être le lieu de naissance du monachisme chrétien, mais il y a d’autres déserts !

Pour donner quelques contours à ce monachisme du désert, je citerai les principaux endroits : l’Égypte (avec trois lieux principaux, à l’ouest du Nil : Scété, Nitrie et les Kellia), le sud de la Palestine c’est-à-dire la région de Gaza, la Syrie (au sud de la frontière avec la Turquie d’aujourd’hui), mais aussi la région du Pont en Asie mineure, du côté de l’Arménie turque aujourd’hui, où c’était plutôt des régions sauvages, montagneuses et boisées.

Mais le désert, ce pouvait être beaucoup plus près de nos régions. Dans Vie des Pères du Jura, on apprend qu’au 5ème siècle, un certain Romain, plus tard saint Romain, à la recherche d’une vie solitaire pour se consacrer à Dieu, s’installa sous les ramures d’un grand sapin… Et du Jura aux Vosges, il n’y a qu’un pas. Alors j’ai imaginé pour vous le désert vosgien : vous le savez, les chasseurs utilisent pour pister le gibier des miradors, voilà qui est parfait pour la vie au désert ! C’est une façon de dire que l’expérience du désert est de tout temps.

Le désert n’est pas seulement une réalité géographique, on doit d’abord l’associer à l’idée d’une vie solitaire, érémitique, séparée des hommes. Alors que le christianisme était désormais une religion reconnue, la crainte existait sans doute que le christianisme ne s’affadisse au contact des moeurs citadines, ne se dissolve dans les modes de vie païens. Mais on peut dire plus positivement les raisons de ces départs pour le désert : la quête du salut.

L’ascèse du désert

J’en viens à cette ascèse du désert, aux pratiques ascétiques qui sont le quotidien de la vie des Pères du désert. Il y a quelque chose de radical, qui relève d’une conception héroïque dans leur ascétisme. Tout peut être vécu à l’excès : le jeûne, l’absence de sommeil, le silence complet, la pauvreté. C’est là qu’intervient l’Ancien, le maître appelé “abba” qui discerne l’authenticité du zèle du débutant.

Dans cette formation, l’obéissance est de règle. Cela peut paraître aller jusqu’à l’absurde, mais elle définit la vie au désert comme la lutte contre ses passions et l’abandon de la volonté propre.
Abba Jean Colobos s’était retiré dans le désert à Scété auprès d’un vieillard thébain. Son abba, prenant un bois sec, le plante et lui dit : “Chaque jour, arrose-le d’une cruche d’eau jusqu’à ce qu’il donne du fruit”. Or l’eau était loin de chez eux : il fallait partir le soir et revenir le matin. Au bout de trois ans, le bois produisit un fruit. Le vieillard prit ce fruit et le porta à l’église en disant aux frères : “Prenez, mangez le fruit de l’obéissance”.

La vie au désert est le lieu des extrêmes, des exigences radicales. Et tout cela peut nous paraître très loin. Pourtant, le choix des expériences extrêmes est encore très présent dans nos sociétés et suscite notre admiration: je pense par exemple aux sports de l’extrême où ce qui est en jeu, c’est un affrontement avec soi-même dans un environnement peu familier. Plusieurs qualités sont nécessaires : la vigilance, l’attention à soi-même et le discernement.

Ces trois vertus sont les guides de l’âme et rappellent aussi qu’au désert, on se méfie aussi des excès de zèle. C’est donc l’humilité qui oriente le moine vers l’attention à lui-même, loin de la prétention à sauver le monde entier : un laïc avait demandé à un vieillard “Puisqu’il est écrit : Bienheureux les pacifiques, n’est-il pas bon de travailler avec zèle à la paix de tous ?”. Et le vieillard de répondre : “Il est mieux de pacifier son propre coeur, cela convient à chacun, et bienheureux celui qui le fait ! Tandis que pacifier les ennemis ne convient pas à tous, mais à ceux qui peuvent s’en acquitter sans dommage. Celui qui est faible doit être heureux de la paix de tous, mais sans proposer sa médiation pour mettre les autres en paix, sauf ceux qu’il aime selon Dieu, et à condition que ce soit sans dommage pour son âme”. La prudence, suscitée par la connaissance de ses limites, est donc conseillée.

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Paradoxes

On constate qu’au fond la vie au désert est sous le signe du paradoxe : il faut jeûner, vivre en solitaire, rester silencieux mais en même temps se montrer capable d’accueillir celui qui est de passage, de lui offrir à manger, de parler avec lui :
On interrogea un vieillard : “Il y a deux frères : l’un vit recueilli dans sa cellule jeûnant pendant six jours et se donnant beaucoup de peine ; l’autre est au service d’un malade. Duquel Dieu accepte-t-il plus volontiers l’oeuvre ?” Le vieillard dit : “Le frère jeûnant pendant six jours, même s’il se suspendait par les narines, ne pourrait être l’égal de celui qui sert les malades”. Avec cette parole virulente, on est ramené à un réalisme spirituel… il n’y a pas que des parfaits au désert, la médisance et l’hypocrisie n’en sont pas éradiquées.

Nouveau signe de paradoxe, on s’en prend aussi à celui qui, sous couvert d’humilité, s’en tiendrait à une ascèse modeste : Abba Lot vint trouver Abba Joseph et lui dit “Père, selon mes possibilités, j’observe ma petite règle, mon modeste jeûne, mon silence contemplatif ; je fais mes prières et ma méditation ; je m’efforce, autant que je le peux, de chasser de mon cœur les pensées inutiles que puis-je faire de plus ?” L’Ancien se leva pour répondre et leva les mains vers le ciel ; ses doigts ressemblèrent à dix lampes enflammées et il dit : “Pourquoi ne pas vous transformer complètement en flamme ?”

C’est l’Ancien qui aide à discerner l’attitude juste, et pour cela il donne une parole, qui est le plus souvent une citation des Écritures. Dans le silence qui est de règle au désert, une parole peut vous nourrir pendant longtemps. C’est une bonne réflexion, n’est-ce pas, que de faire le lien entre désert et économie de parole, où chaque parole, de ce fait, prend toute son importance – c’est à l’opposé de notre surabondance de paroles qui finissent par avoir toutes la même couleur, le même inintérêt.

Diable et démons

Il y a un personnage que je n’ai pas encore nommé et qui est assez souvent mentionné dans ces récits de la vie monastique au désert : le diable, et la foule des démons à son service. Les paradoxes, les contradictions apparentes des conseils donnés par les Anciens, c’est à cause de lui. Car le diable, tel qu’il est mentionné, peut s’immiscer dans les meilleures intentions du moine. Aussi le discernement est-il la vertu par excellence des pères spirituels : ils voient avec clairvoyance ce qui motive le comportement et l’action du disciple, et particulièrement l’orgueil qui peut susciter les excès. La vie chrétienne ou la quête de sainteté se trouve ainsi définie comme un combat spirituel visant à se libérer des passions et des tentations.
Et, le diable a peur de la sainteté : un frère demanda à Abba Isidore “Pourquoi les démons ont-ils si peur de toi ?” Le vieillard lui dit : “Parce que, depuis le jour où je suis devenu moine, je m’entraîne à ne pas permettre à la colère de monter jusqu’à ma bouche”.

Ce combat peut décourager et il y a des maladies au désert, en particulier celle qu’on nomme l’“acédie” : le moine est envahi par la tristesse, le désespoir, il ne se supporte plus dans sa cellule, il songe à partir avec l’idée qu’ailleurs il se convertira plus facilement. Le rôle de l’Ancien, dans ces moments-là, est de l’encourager à rester dans sa cellule.

Conclusion

Qu’est-ce que le désert pour ces premières formes de vie monastique ? Moins un lieu géographique que le désir de s’établir soi-même comme lieu intérieur, désert, vide de tout ce qui ferait obstacle à la présence de Dieu : le moine devient en quelque sorte un lieu, un espace prêt pour Dieu. L’accent est bien davantage mis sur la démarche de conversion et d’apprentissage d’une vie simple et humble. Si le désert et la vie solitaire facilitent ce mode de vie, c’est sûrement une invitation pour nous, à retrouver ou inventer de nouvelles formes de désert, de simplification de nos vies encombrées.

Françoise Vinel

Cet article a été publié dans le magazine « Église dans les Vosges ». En vous abonnant , vous soutenez l’information et le dialogue dans le diocèse.

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Publié le 09/07/2012 par Alice.