Evêque de Toul et Pape
A ce double titre, précisé à dessein, on devine une figure de Saint tout à fait exceptionnelle, puisque, dans notre Propre diocésain, comme d'ailleurs aujourd'hui dans celui de Nancy, c'est le seul Pape, dont nous célébrons le culte.
Ce fils des Marches de l'Est, plus d'un quart de siècle évêque de Toul; apparaît comme un des grands Pontifes de l'Histoire, lui qui, en moins de six ans, contribua le plus efficacement à assurer, à l'entrée du Moyen Age, le prestige du Saint Siège.
Les Marches de l'Est ! Ce terme bien vague est hélas ! le seul par lequel il convienne d'indiquer son origine. Voilà près d'un siècle, en effet, que la critique historique s'épuise à déterminer exactement le lieu où naquit Saint Léon IX.
Deux hauts-lieux féodaux, d'ailleurs également pittoresques, se disputent l'honneur de lui avoir donné le jour : Eguisheim, à 8 km au sud-ouest de Colmar et Dabo, à une vingtaine de kilomètres au nord du Donon. Il faut dire que le premier de ces châteaux forts, dont les trois tours célèbres sont encore debout, était le manoir familial des Dagsbourg, tandis que Dabo était la demeure des ancêtres maternels.
L'équivoque tient à un petit mot latin « fines », employé par le premier biographe de notre Saint et qui peut signifier territoire ou frontière. Dans le premier sens, il s'agirait d'Eguisheim, dans le second, de Dabo. Notons du reste qu'avant l'entrée en lice de nos érudits, chacune des deux localités s'est contentée, durant des siècles, de jouir paisiblement de son privilège, sans songer le moins du monde à en déposséder sa rivale.
Quoi qu'il en soit, nul ne conteste que Saint Léon soit Alsacien et de la noble lignée des Dagsbourg. Par souci d'exactitude historique, et jusqu'à son accès au trône pontifical, nous appellerons Saint Léon IX de son nom de baptême.
Brunon de Dagsbourg est né le 21 juin de l'an 1002. Son père, Hugues III, était comte d'Alsace et sa mère, Heilwige, descendante de seigneurs gallo-romains, l'un et l'autre comptant d'illustres alliances en Lorraine et dans l'Empire romain-germanique. Sept enfants vinrent égayer ce foyer qui héritait d'une longue tradition chrétienne ; Brunon fut le plus jeune des trois garçons.
Dès son départ dans la vie, nous prendrons, pour l'y suivre, « l'antenne » d'un Vosgien, Humbert de Moyenmoutier. Ce moine, destiné à devenir célèbre, fût en effet son confident et son ami à Toul, puis à Rome où nous le retrouverons.
Jusqu'à ces dernières années, on avait toujours attribué la « Vita Sancti Leonis » à un certain Wibert, par ailleurs inconnu ; et cela par suite d'une mauvaise lecture du nom de l'auteur. En réalité, c'est bien de Humbert qu'il s'agit, comme l'ont prouvé et les recherches faites sur le plus vieux manuscrit, du XIe siècle, conservé à Berne, et l'étude comparative, sous le rapport du vocabulaire et du style, de cette biographie avec les autres ouvrages du moine devenu cardinal.
De tout temps d'ailleurs, les savants ont reconnu la valeur de cette vie du grand Pape. Modelée sur l'existence même du Saint qu'elle suit pas à pas, elle fourmille de renseignements historiques. Si le récit prend parfois l'allure d'un panégyrique, c'est qu'il s'agissait, pour l'auteur, de relater la vie d'un personnage dont la sainteté était apparue dès son épiscopat à Toul et qu'à sa mort le suffrage unanime du peuple chrétien avait mis au nombre des bienheureux. De quoi Humbert a été, de très près, le témoin émerveillé, digne de foi.
D'abord élevé au manoir familial par sa pieuse mère, le petit Brunon fut confié, dès qu'il eut cinq ans, à Berthold, évêque de Toul. C'est l'âge où les Bénédictins de Saint-Epvre, devançant ainsi les normes de notre législation, recevaient des élèves à leur école.
Ce choix de Toul, motivé par le prestige de ses écoles, allait fixer la destinée de ce jeune seigneur et mettre cet Alsacien au service de Dieu en Lorraine.
Après avoir appris les rudiments, Brunon aborda le cycle des humanités de l'époque : le Trivium et le Quadrivium. Deux de ces cousins vinrent l'y rejoindre, ayant le même prénom Adalbéron, de Lorraine, de Luxembourg. Notons que le second, devenu plus tard évêque de Metz, se signalera par sa charité à Epinal, lors d'une épidémie du mal des Ardents, soignant les malades et les recevant à sa table au château. Liés d'affection, les trois jeunes nobles s'adonnaient à l'étude et à la pratique des vertus, très simplement, sans négliger la chasse ni les jeux à cheval. Brunon était l'entraîneur par son intelligence, sa distinction et sa piété.
Bientôt, l'appel du Seigneur se précisant, il entra dans les ordres. Devenu prêtre, il fut attaché au Chapitre de la Cathédrale. Ses connaissances variées, sa sagesse et son esprit de décision le désignèrent bientôt pour des missions diplomatiques, facilitées d'ailleurs par les relations que sa famille entretenait avec les princes de l'époque.
C'est, semble-t-il, à cette période, qu'il faut rapporter un épisode de sa vie intéressant de près notre diocèse. Une tradition soutenue par Ruyr, de Riguet, Jean-Claude Sommier, historiens du Chapitre de Saint-Dié, et dont la bulle d'érection du Diocèse en 1777 fait même état dans son texte, veut que Brunon ait été quelque temps Grand Prévôt du Chapitre. Humbert, dans sa Vie, n'en dit absolument rien et sa seule preuve que nous en avons, selon Boudet (« Le Chapitre de Saint-Dié »), p. 63) est une simple mention dans une charte du XIVe siècle en sorte que « sa valeur est bien minime». Dommage vraiment ! Mais on comprend nos bons chanoines de n'avoir pas hésité à se parer de telles lettres de noblesse, d'un « label à deux étoiles » de cette qualité : un Pape et un Saint, Grand Prévôt de l'insigne Chapitre de Saint-Dié !
Quoi qu'il en soit, Brunon était en Lombardie en 1026, comme attaché diplomatique et aumônier d'un corps de soldats toulois, guerroyant pour le compte de Conrad II contre les Milanais, lorsque Hermann, successeur de Berthold, vint à mourir.
D'une voix unanime, et en dépit de son absence, le peuple et le clergé désignèrent Brunon comme Évêque de Toul. L'Empereur interloqué ne l'entendit pas de cette sorte. On sait que, durant tout le Haut Moyen Age, l'élection des évêques se faisait par les fidèles, dont le Pape ratifiait le choix ; mais il fallait aussi l'agrément de l'Empereur. Or Conrad, qui avait Brunon en grande estime, se le réservait, de préférence, pour quelque puissant archevêché des pays rhénans.
La ténacité des Toulois, roués autant que fidèles, devait avoir gain de cause. Ils députèrent Liéthard, un de leurs chanoines, avec une lettre faisant état de la consigne donnée jadis par le Pape Célestin : « Chacun doit trouver le fruit de ses labeurs dans l'Église même au service de laquelle il a consacré sa vie ».
C'était là un touchant hommage à l'adresse de Brunon ; pour Conrad, ce fut un argument décisif. Aussi bien ne lui déplaisait-il pas de voir un cousin à la tête de l'Église de Toul. Sans doute était-ce, comparativement à ce qu'il rêvait pour lui, un siège modeste ; mais il lui importait au plus haut point de faire entrer aussi dans l'orbite de l'Empire cette fière cité, que convoitaient les Capétiens naissants et même les Comtes de Bourgogne. Car Toul commençait déjà son rôle historique de pivot méridional des Trois-Évêchés.
Ainsi la Providence se servait-elle de moyens très humains pour doter l'Église de Toul du plus grand Évêque de son histoire. Quant à Brunon, indifférent et étranger à tous ces calculs, il ne crut pas devoir se dérober à l'affection de ce bon peuple, qui l'avait si magnifiquement adopté.
Il repassa les Alpes au col du Mont-Cenis, puis par la Maurienne et le Jura, il regagna sa Lorraine. C'est le jour de l'Ascension, 19 mai 1026, qu'il fit son entrée à Toul au milieu d'un enthousiasme indescriptible. Sacré à Trèves par son Métropolitain, le 19 septembre, il fut solennellement installé dans sa cathédrale par Thierry II de Luxembourg, l'Évêque de Metz, son cousin. Brunon n'avait pas encore 24 ans.
Le diocèse de Toul à la tête duquel Brunon de Dagsbourg, si jeune encore, se trouvait subitement promu, englobait un vaste territoire : celui-là même qui constituait jadis la Cité des Leuques. On sait en effet que la plupart des vieux diocèses de France ont épousé les limites des subdivisions de l'Empire Romain, appelées précisément « diocèses », en sorte que ce terme administratif périmé prit une signification religieuse.
Or la Cité des Leuques s'étendait des Vosges et des Faucilles jusqu'aux abords de Metz et de Verdun, couvrant les hautes vallées de la Moselle, de la Meuse et celle de la Meurthe en entier.
Déjà de ce point de vue, Brunon trouvait un champ d'apostolat immense, à sa mesure ; par surcroît, il bénéficiait d'une situation privilégiée, en regard de tant d'autres. Le diocèse de Toul avait passé le cap de l'an mil et traversé, sans trop d' encombres, le « siècle de fer ». Grâce à l'énergie de ses évêques, Saint Gauzelin, Saint Gérard et peut-être aussi, disons-le sans orgueil, grâce à la soliditédu tempérament lorrain, il avait gardé sa foi, ses traditions chrétiennes. Ainsi le jeune évêque n'avait qu'à remuer et féconder une lourde et riche terre, mettant à profit, pour un quart de siècle, la puissance de travail et la multiplicité des dons que la Providence lui avait départis.
Sans prétendre tout rapporter, voyons dans ses grandes lignes et toujours d'après le récit du moine Humbert, ce qui a pu marquer l'épiscopat de Brunon à Toul et dans nos Vosges.
Un premier trait nous révèle sa fierté et la conscience qu'il avait de ses responsabilités. En vertu d'un prétendu privilège qu'acceptaient ses suffragants germaniques, l'Archevêque de Trèves entendait lui faire signer, au départ, l'engagement de ne prendre à Toul aucune décision, de ne conclure aucune affaire sans son conseil et son accord. Brunon refusa tout net, non par indiscipline, mais par souci du bien supérieur des âmes à lui confiées. Il flairait, dans cette espèce de despotisme, un relent de mentalité féodale qui ne manquerait pas de leur être préjudiciable. L' Archevêque fut sage de le comprendre et n'eut qu'à s'en louer par la suite, car Brunon, filialement, ne se fit pas faute de le tenir au courant et de profiter de son expérience et de ses avis. A l'initiative de l'Évêque de Toul, deux conciles provinciaux se sont tenus à Trèves en 1030 et en 1037.
Durant tout son épiscopat en Lorraine, sa sollicitude sans cesse en éveil se porta sur les monastères. Il voyait en eux, non seulement des centres de civilisation et de culture, mais surtout des foyers de chrétienté, des asiles de prière et de paix évangélique. Le diocèse certes en comptait déjà un grand nombre. Il s'attacha à en fonder de nouveaux, plus spécialement, semble-t-il, chez nous, alors la partie méridionale et la plus lointaine de son diocèse. Ce faisant, il demeurait dans la ligne des traditions familiales, où l'attachement à l'ordre de Saint Benoît se transmettait comme un héritage.
Dès ses premières années, il agrégea à l'Abbaye Saint-Mansuy de Toul celle de Moyenmoutier, fondée trois siècles plus tôt par Saint Hydulphe. Ce jumelage fut réalisé de façon si étroite que les deux communautés se trouvèrent sous la juridiction d'un seul abbé. Et ce fut à cette occasion qu'il fit venir à Toul le moine Humbert pour se l'attacher définitivement. Par cet acte d'autorité, il entendait veiller spécialement sur la grande Abbaye vosgienne, dont les Abbés précédents avaient eu tendance à sacrifier à des préoccupations temporelles le bien spirituel des moines.
Brunon s'intéressa personnellement à l'Abbaye de Relanges que venaient de fonder Riquin de Darney et Lancède sa femme, et dont le premier Abbé, Saint Odilon, avait été nommé par Cluny. Plus tard, devenu Pape, Saint Léon IX confirma par une bulle signée le 26 octobre 1050, les donations faites à l'église de Relanges, récemment construite, ce qui nous vaut d'avoir, de façon assez précise et de la main d'un Pape, l'acte de naissance de ce remarquable édifice roman encore debout, l'un des plus beaux de notre patrimoine architectural.
Deux églises voisines, hélas ! pratiquement disparues, avaient eu mieux : l'honneur d'être consacrées par le saint Évêque de Toul. De Deuilly, située à trois lieues de Relanges, ne subsistent plus que des ruines sous les ronces. Brunon vint y consacrer sous le vocable de Notre-Dame l'église du prieuré fondé par Gauthier, seigneur du lieu et sa femme Odile.
Le même privilège échut à l'abbaye des Bénédictines de Bleurville, sous l'invocation des Saints Bertaire et Attalène, originaires d'Aquitaine et martyrisés dans la région, alors qu'ils visitaient en pèlerins les principaux sanctuaires des Gaules. Eglise et bâtiments abbatiaux avaient été érigés par Renard III, comte de Toul. Entre les pans de murs, de nos jours s'est installée à la diable une exploitation agricole et le touriste curieux y découvre avec étonnement une petite crypte à cinq nefs, fruste et délabrée. Ce pauvre vestige n'en conserve pas moins le souvenir du passage de notre saint en ce coin du diocèse.
Son zèle à promouvoir l'expansion bénédictine le conduisit même à intervenir dans les diocèses voisins, avec la permission, bien sûr, de l'Ordinaire du lieu. C'est ainsi qu'il encouragea Frédéric, gendre de Renaud III et Seigneur de Fontenoy-le-Château dépendant de Besançon, à fonder un prieuré, toujours bénédictin.
De même il passa les Vosges pour aller consacrer au sommet du Mont Sainte-Odile, l'église du monastère. Il s'honorait d'ailleurs d'être le petit-neveu de la fondatrice, la célèbre Patronne de l'Alsace.
Plus proche de Toul que tous ces précédents monastères, Poussay fut l'objet d'une sollicitude particulière de la part de Brunon. Bien qu'il soit en somme au départ de cette Abbaye, devenue par la suite un Chapitre de Chanoinesses, nous nous réservons d'en parler plus longuement bientôt, à propos de Sainte Menne. En mai prochain (ceci est écrit en avril 1961) doit en effet se célébrer à Fontenet, à mi-chemin de Poussay et de Puzieux, le centenaire de la chapelle érigée sur les lieux où mourut cette vierge leuquoise dont Brunon est venu en 1036 relever les reliques, pour en faire la patronne du Chapitre noble de Poussay.
Soucieux d'amplifier le mouvement monastique à travers son diocèse, il n'en fut pas moins voué tout entier au service des fidèles, à travers les paroisses que ses voyages incessants lui permettaient de visiter. Il donna de même tous ses soins au clergé issu, pour une grande part, des écoles de Toul, où lui-même avait été élève et dont il contribua à assurer la valeur et le rayonnement.
Il entendait faire passer ainsi, toujours plus intense, la vie de la grâce à travers le réseau déjà fortement charpenté des paroisses, des doyennés et des archidiaconés.
Pour favoriser davantage la piété des fidèles et rehausser la beauté du culte, il mit à profit un talent musical auxquels les chroniqueurs du temps rendent hommage. Ils rapportent, par exemple, que le pieux Évêque composa la mélodie grégorienne de l'office de Saint Dié et de Saint Colomban et en général de tous les Saints du propre de Moyenmoutier, dont l'érudit Humbert lui fournissait le texte. On se prend à regretter que toute cette littérature liturgique ait disparu avec les manuscrits où les moines l'avaient, à grand renfort d'enluminures, consignée dans leurs antiphonaires et leurs graduels. Car cette musique sacrée devait avoir, on l'imagine, toute la fraicheur qu'a tenté de retrouver au siècle dernier notre compatriote Dom Potier. Au reste Brunon professait avec ses amis bénédictins un culte fervent pour Saint Grégoire le Grand, le génial promoteur de notre chant d'église.
Les intérêts matériels ne le laissaient pas pour autant inactif. Il défendit vigoureusement le temporel de son diocèse contre les usurpateurs et la paix des villages trop souvent troublée par les incursions des seigneurs en rivalité. C'est ainsi que, sans intervention militaire et par le seul prestige de son autorité, il contraignit Renard III à restituer au Chapitre de la Cathédrale de Toul le petit village aujourd'hui vosgien de Tranqueville.
Toute cette vigilance pastorale cependant ne parvint pas à éloigner de son peuple les horreurs de la guerre. Celle-ci survint, nous l'avons déjà laissé pressentir, à l'occasion des visées ambitieuses des comtes de Bourgogne et de Champagne sur la Lorraine dont l'Empereur de son côté prétendait être le protecteur.
Afin de prévenir cette menace, Brunon s'en fut en ambassadeur à Paris auprès de Robert le Pieux, Roi de France, sur lequel il fit impression, dit le chroniqueur, par sa distinction, sa maîtrise et sa modestie. Un instant conjurée, la menace reparut, hélas ! Et la guerre déferla à travers la Lorraine. Sous les remparts de Toul, les faubourgs furent mis à feu et à sang, pendant l'hiver 1036-1037. Il s'ensuivit une famine telle que l'Évêque décida d'aliéner des biens du temporel et même des trésors d'églises pour venir en aide aux malheureux. Et Humbert de nous détailler les gestes de charité de son héros, se prodiguant au chevet des malades et des mourants, servant lui-même chaque jour le repas aux affamés. Tout naturellement — et ce trait est à retenir au moment où nous allons le voir quitter notre Lorraine — Brunon de Dagsbourg se trouvait aussi à l'aise au sein de toute cette misère qu'il pouvait l'être dans le chœur de sa cathédrale ou à la cour de France.
L'épiscopat de Brunon à Toul fut marqué sur sa fin, par une série d'épreuves. Un grave accident de santé d'abord, dont il se remit, grâce à sa robuste constitution ; survinrent des deuils de famille à laquelle il était si attaché, ce qui lui permit de se libérer en quelque sorte, pour être davantage encore à Dieu et à l'Église.
A maintes reprises, l'Évêque de Toul avait déjà fait le voyage de Rome, afin de raffermir sa foi au tombeau du Prince des Apôtres, pour lequel il avait, comme les Bénédictins d'ailleurs, une dévotion spéciale, ne se doutant pas que ceci encore allait servir les vues de la providence.
Le 8 août 1048, le Pape Damase II mourait au palais du Latran. Suivant la coutume, l'empereur Henri III, fils de Conrad II, convoqua aussitôt à la diète de Worms tous les Evêques de son ressort. Brunon s'y rendit avec ses confrères de Lorraine. Et voilà que sur la simple proposition de l'Évêque d'Assise, l'assemblée unanime porta son choix sur l'Évêque de Toul.
Littéralement effondré, Brunon se récusa, puis devant les instances de tous, demanda trois jours de réflexion. Au terme de ce délai passé en prières, il reparut à la diète, dans une attitude toute d'humilité et de grandeur, qui fit sensation. Résolument il acceptait d'accéder au trône de Saint Pierre, mais à une condition formelle : que le clergé et le peuple de Rome ratifient l'élection de Worms.
Exigence audacieuse qui allait enfin mettre un terme à une tradition trop souvent désastreuse pour l'Église et datant de Charlemagne, en vertu de laquelle l'élection du Pape était à la discrétion du pouvoir temporel. Décision qui annonce le fameux décret du Latran, porté en 1059, par Nicolas II et assurant d'une manière définitive la liberté des élections pontificales.
A travers le Palatinat, Brunon revint à Toul, accueilli par des acclamations où se mêlait une grande tristesse. Après avoir célébré solennellement la fête de Noël, il prenait, dès le 27 décembre, le chemin de Rome, assurant ses chers Lorrains qu'il ne les quittait pas pour autant. Nous verrons qu'il tint parole.
C'était alors une prouesse téméraire que de passer les Alpes en plein hiver. Mais Brunon avait hâte d'être à Rome, non pas certes pour assumer le pouvoir, mais pour faire triompher la question de principe courageusement posée à la diète.
Pour bien attester que sa nomination restait ainsi en suspense, il tint à faire pieds nus, comme un simple pèlerin, son entrée dans le Ville Eternelle. Nulle mise en scène dans cette démarche, qui impressionna la foule venue à sa rencontre. Cet Évêque majestueux, ce cousin de l'empereur ne pouvait être qu'un Saint.
Le jour de la Chandeleur 1049, la cour pontificale, la curie et tout le peuple l'acclamaient comme successeur de Pierre et le 12 février Brunon était couronné sous le nom de Léon IX. Il avait choisi ce nom en souvenir de Saint Léon Premier le Grand, l'intrépide défenseur de l'Église devant les Barbares du Ve siècle ; Les contemporains ne tardèrent pas à y voir, comme la postérité, un autre sens : celui-là même que suggère le latin et que ce court pontificat allait justifier. A dater du couronnement et par son titre même, Saint Léon IX n'est plus de « chez nous». Il convient toutefois que nous le suivions encore, car officiellement il sera toujours Évêque de Toul, durant près de trois ans ; de plus, la lutte ardente qu'il va mener à la tête de l'Église, ajoute un singulier éclat à son auréole de sainteté.
Par une initiative assez rare, il avait décidé de conserver, tout en étant Pape, le titre d'Évêque de Toul. Pour ce, il institua, sous le nom de primicier, Udon aux fins d'administrer à sa place le diocèse. Cela dura jusqu'au début de 1052, puisque nous possédons une bulle adressée par lui le 25 janvier, cette fois, à Udon, Évêque de Toul.
Ce pontificat de six ans à peine est une période d'activité surprenante, où nous allons voir Saint Léon IX intervenir dans les domaines les plus divers, avec cette volonté ferme et cette bonté sereine qui sont les marques de sa sainteté.
Trois affaires vont désormais l'occuper, le jetant perpétuellement sur les routes de l'Occident : la réforme du clergé — l'union des Églises — la question normande.
Le premier souci du nouveau Pape fut de remédier à la situation lamentable où se perdait le clergé. L'intrusion du pouvoir temporel, contre quoi il venait de protester à Worms, s'exerçait à tous les degrés. Beaucoup de sièges épiscopaux et d' abbatiats s'enlevaient à l'encan, à prix d'argent ou sur la « recommandation » des princes féodaux. C'était la simonie, plaie qui affectait, comme la « commende » en France au XVIIIe siècle, une partie notable du haut-clergé. Par une sorte de « réaction en chaîne », la promotion de tant de chefs indignes favorisait les pires désordres chez les clercs et les moines, abandon du célibat, vie dégradée et dissolue : toutes misères qu'on désignait alors sous le nom de Nicolaïsme.
Aussitôt après les fêtes de Pâques 1049, le Pape convoqua au synode de Rome les Évêques d'Italie, de France et de l'Empire. Décidé à porter le fer dans la plaie, il fit adopter une série de décrets allant jusqu'à la déposition et à l'excommunication, en vue de sauvegarder à l'avenir la nomination des prélats comme la vie régulière des clercs. Le synode fut, de ce fait, extrêmement houleux et Saint Léon eut à tempérer le zèle farouche de deux de ses conseillers, Humbert et Hildebrand qui préconisaient des mesures extrêmes. Le premier que nous connaissons déjà était un théologien solide et véhément ; l'autre avait été formé à l'abbaye de Cluny où s'était, depuis le début du siècle, amorcée la réforme monastique. Le Pape sut avec habileté se montrer paternel et favoriser par la douceur et la persuasion le relèvement de tous ces malheureux. Ce devait être une oeuvre de longue haleine que continueront ses successeurs, Hildebrand en particulier, qui deviendra Grégoire VII.
Jusqu'à ces derniers jours, Saint Léon fut également hanté par le conflit à tendance schismatique qui, depuis des siècles, opposait à l'Église de Rome le Patriarcat de Constantinople et toute l'Eglise d'Orient. Difficulté d'autant plus épineuse qu'elle se compliquait de considérations politiques et de querelles byzantines, le Basileus appuyant à fond les prétentions d'indépendance du Patriarche vis-à-vis du Pape. Ce dernier, désireux de faciliter le rapprochement des deux partis et de réaliser enfin l'union des Églises, pensa bien faire d'envoyer à titre de Cardinal-légat Humbert de Moyenmoutier, assisté de son chancelier Frédéric de Lorraine, le futur Pape Etienne IX. Mal lui en prit, car Humbert, imbu de principes rigoristes, manqua totalement d'habileté diplomatique, outre-passa même ses pouvoirs, lors des discussions qu'il eut à Constantinophe avec le Patriarche Michel Cérulaire. Tout cela aboutit à la rupture violente du 16 juillet 1054, où le Cardinal-légat excommunia solennellement le Patriarche, au nom du Saint-Siège. Or à cette date, Saint Léon IX était mort depuis trois mois. Dieu lui avait épargné de voir ainsi se déchirer « la robe sans couture » du Christ, par la séparation définitive — car elle dure toujours — de l'Église catholique et de l'Église orthodoxe. Les historiens d'aujourd'hui, sans rien cacher des fautes du partenaire, jugent très sévèrement l'intransigeance du Cardinal Humbert, qui a trompé la confiance de son maître.
Le dénouement de cette malheureuse affaire d'Orient, débordant, de fort peu il est vrai, le cadre historique, nous contraint de revenir en arrière pour évoquer d'autres aspects de ce pontificat.
A l'arrivée de Saint Léon IX à Rome, tout le Sud de l'Italie était en proie à la terreur. Des chevaliers normands s'y étaient installés depuis une vingtaine d'années et leur domination, assortie de pillages et de vexations continuelles, rappelait les plus mauvais jours des incursions sarrazines. En plein accord du reste avec les Byzantins, qui y avaient aussi des possessions, le Pape résolut d'intervenir. Il importait en effet de mettre à la raison la puissance normande, de rétablir la paix et la sécurité. Un pape réformateur devait montrer sa force non seulement à l'égard des ecclésiastiques pervertis, mais en face aussi des laïques qui bravaient le droit des gens.
Son intervention prit l'allure d'une expédition militaire, au souvenir peut-être de ses « services antérieurs », au temps où le jeune Brunon guerroyait contre les Milanais. Mais il n'était pas fait pour cela, et c'est pour nous la preuve qu'un Saint reste toujours homme, et connaît toutes nos faiblesses. L'entreprise aboutit à un désastre et le Pape tomba aux mains des Normands qui l'enfermèrent à Bénévent. Ce fut, dans toute la Chrétienté, une vraie consternation et tout le monde s'entremit pour le libérer. Pour lui, il vit dans cet échec une épreuve méritée que lui envoyait la Providence et qu'il accepta en toute humilité. C'était en fait la rançon de tout le bien accompli par ce Pape infatigable.
On ne connaît pas, dans l'histoire de l'Église, de Souverain Pontife qui ait autant voyagé, et c'est une de ses trouvailles d'apostolat que ces courses incessantes à travers l'Europe. Partisan d'une politique de présence, il voulut présider lui-même et partout des conciles dont les décisions, étudiées sur place et avec les intéressés, se montreraient autrement efficaces que prises à Rome avec ses Cardinaux. Ce lui était par surcroît une occasion de multiplier les contacts avec les grands, princes ou évêques, et de visiter les brebis de son immense bercail. Ainsi l'Évêque de Rome reprenait à l'échelle du monde la tactique pastorale de l'Évêque de Toul. Pèlerin assidu de Rome tandis qu'il était évêque, nous le verrons souvent revenir en Lorraine comme Pape. Curieuse réciprocité, projection alternée de l'avenir et du passé sur le présent, exprimant un besoin de retourner aux sources, afin de mieux remplir sa tâche.
Nous savons par son biographe que Saint Léon IX fit, entre 1049 et 1053, trois longs voyages à travers l'Occident, les deux premières fois avec un séjour prolongé à Toul dont il demeurait l'Évêque. L'itinéraire s'inscrit assez bien sur la carte, le calendrier par contre est plus difficile à suivre en raison de l'imprécision des dates d'années mais celles que nous connaissons avec exactitude nous révèlent l'étonnante rapidité de ses voyages.
De ces vastes tournées pastorales nous ne retiendrons que les escales nous intéressant plus spécialement.
Après avoir visité tout l'été les grandes villes de Rhénanie. Saint Léon vient passer à Toul le mois de septembre 1049. De là, il se dirige sur Reims où il procède à l'élévation des reliques de Saint Remy, le 1er octobre, au jour de sa fête. Le lendemain, il consacre en son honneur la basilique, où se tient les jours suivants un important synode pour l'application des récents décrets contre la simonie. Trouvant le temps de consacrer au passage la Madeleine de Verdun et l'église Saint Arnould de Metz, il est déjà le 19 octobre à Mayence pour un autre synode, en présence de l'Empereur. De là, il parvient à Andlau le 10 novembre pour placer, dans l'église qu'il consacre, le corps de Sainte Richarde, Impératrice, qui figurait récemment encore à notre propre diocésain.
Passant les Vosges, il séjourne à Remiremont les 13 et 14 novembre. Sur son ordre, Hugues, archevêque de Besançon, et Udon, primicier de Toul, avaient peu auparavant élevé solennellement les corps des fondateurs du Saint-Mont : Saint Romary, Saint Amé, Saint Adelphe et Sainte Gébétrude. Le Pape transporte en grande solennité ces reliques dans l'église de Remiremont qu'il consacre ensuite. Il nous plaît de rappeler à ce propos que l'édifice actuel, entièrement reconstruit au XIIIe siècle, garde encore, de l'église consacrée par le Pape, la magnifique crypte, si heureusement remise en état en 1957. De Remiremont Saint Léon IX fait visite à Saint-Dié, mais la chronique ne nous dit pas, hélas ! s'il y aurait rappelé sa présente d'antan, comme grand Prévôt du Chapitre. A travers la Suisse, en décembre, il gagne ensuite l'Italie pour y séjourner jusqu'à la fin de l'été de 1050.
A l'automne de 1050, Saint Léon IX reprit son bâton de pèlerin pour un seconde voyage au-delà des Alpes. Par Saint -Maurice d'Agaune et Besançon, où il consacrait le 3 octobre l'autel de la vieille cathédrale Saint-Etienne puis l'église de La Madeleine, il parvenait à Toul pour un séjour de plusieurs mois.
Le retour du Pasteur en son cher diocèse fut marqué par de grandes fêtes en l'honneur de Saint Gérard, un de ses prédécesseurs sur le siège de Toul, de 963 à 994. Depuis un demi-siècle, ce dernier était l'objet de la vénération des Lorrains, bénéficiaires des miracles qui s'opéraient sur sa tombe. Saint Léon, toujours évêque de Toul, se fit une joie de sanctionner de son autorité suprême cette sainteté, au cours d'un triduum consigné dans les annales. Le 29 octobre, il faisait relever et authentiquait les ossements, qu'il transférait le lendemain dans le nouvel autel de la cathédrale, érigé dans le transept nord. Le 22, au milieu d'un grand concours de peuple, il consacrait solennellement cet autel sous l'invocation de Saint Gérard.
A cette occasion, il confirma Udon dans sa charge de primicier, ou d'administrateur du diocèse. Pour l'accréditer, il lui fit même signer une bulle en faveur du Chapitre et de la cathédrale, signature normalement réservée au chancelier de l'Église romaine.
C'est durant ce séjour en Lorraine qu'il convient, semble-t-il, de placer un jour, faste entre tous, de l'histoire d'Epinal ; la consécration de son église Saint-Maurice. La date ne peut être fixée avec exactitude, mais le fait est certain. En effet, dans une charte datée en 1119, Ricuin, troisième successeur de Saint Léon IX sur le siège de Toul, dit expressément : « Nous ne voulons pas que ceux qui viendront après nous, ignorent que l'église que Saint Gérard avait dédiée fut détruite, parce que trop petite, qu'elle fut réédifiée et dédiée par le bienheureux Léon, alors qu'il avait déjà accédé au siège apostolique. » (« Archives des Vosges » G.109.) Les bénédictins d'Epinal, alors en pleine expansion, grâce au pèlerinage de Saint Goëry, venaient d'entreprendre la construction d'une église plus vaste. Et Saint Léon IX de renouveler le geste qu'il avait fait l'année précédente en faveur des Dames de Remiremont. A défaut d'autres textes relatant l'événement, l'église Saint-Maurice en garde un durable souvenir dans son architecture même. Le noyau central de la grosse tour, la tourelle nord, le gros-œuvre extérieur du transept, le haut des murs de la nef, sont encore de l'église consacrée par le Pape. Les Spinaliens s'en trouvèrent si honorés que, devant à nouveau agrandir leur église au XIIIe siècle, ils contraignirent l'architecte à sauvegarder ces restes d'une église qui avait reçu l'onction de la main d'un Pape. A cet égard, les murs de la nef constituent un exploit dont s'émerveillent encore les archéologues d'aujourd'hui, car toutes les colonnes et arcades ont été reprises en sous-œuvre. Ce paradoxe d'obstination et de fidélité a retenu, entre autres mérites de la vieille église même, l'attention du Pape Pie XI, lorsqu'en 1933 il décerna à Saint-Maurice d'Epinal le titre de basilique mineure.
Fidèle lui-même à son passé lorrain, Saint Léon IX s'intéressa aux églises monastiques des Vosges qu'il avait consacrées ou visitées jadis. De Toul, il signa plusieurs bulles en faveur de Poussay, de Bleurville, de Relanges, qu'il rattacha directement à l'abbaye de Cluny.
Après la Lorraine, l'Alsace, terre elle aussi de ses aïeux, reçut sa visite. On la suit, au pied de la chaîne des Vosges, sur le circuit des églises consacrées par le Pape itinérant : églises d'abbayes, de pèlerinages, voire de modestes paroisses, toutes attestent la bienveillance inlassable de ce pontife qui savait faire ainsi plaisir aux fidèles et glorifier Dieu dans ses Saints. Par un long détour sur le Danube, aux avant-postes de la Chrétienté, il rejoignit Rome pour Pâques 1051.
Du troisième et dernier voyage en 1052-1053, nous ne dirons rien, car notre Saint ne devait plus passer par la Lorraine. Absorbé par une tâche écrasante, dont nous avons vu les aspects sommaires, il avait finalement renoncé à son titre d'évêque de Toul en janvier 1052 et transmis en totalité la succession à Udon.
La malheureuse expédition contre les Normands vint assombrit la fin de son pontificat et user prématurément ses forces. Au printemps de 1054, il rentra malade de Bénévent, tenant malgré tout à célébrer les fêtes de Pâques à Rome, comme il l'avait toujours fait. Conscient d'avoir été, et magnifiquement, le Vicaire de Jésus-Christ sur la terre, il se préparait en toute humilité à paraître à son tribunal, célébrant ses dernières messes à l'intention spéciale des âmes du Purgatoire, pour qu'elles lui vinssent en aide. Il se peut que cette dévotion, alors nouvelle, lui ait été inspirée par ses amis bénédictins de Cluny et c'est de Relanges, sous son épiscopat, que s'était propagée en Lorraine la fête du 2 novembre.
Quittant le Palais de Latran où il languissait depuis des semaines, il se fit transporter mourant dans une résidence attenant à la basilique de Saint-Pierre. C'est là qu'âgé à peine de 52 ans, il rendit son âme à Dieu, entouré des prêtres de la ville qu'il avait mandés à son chevet. Parmi ses dernières paroles, pieusement recueillies par son biographe, on trouve celles-ci : « Accordez, Seigneur, la paix et la concorde aux provinces que j'ai visitées : c'est à cause de vous qu'elles m'ont reçu et qu'elles m'ont obéi. » Ultime et touchante prière du Pape grand voyageur, du bon pasteur en perpétuel souci des brebis fidèles ou perdues de son immense troupeau.
Au cours des obsèques, que la désolation n'empêcha pas d'être triomphales, on déposa son corps dans le tombeau qu'il s'était réservé dans la Basilique vaticane, près de l'autel de Saint-Grégoire, le grand pontife, dont il avait précisément hérité le zèle pour la réforme de l'Église, pour le salut des âmes, et même pour la splendeur du culte liturgique. Sur la tombe, on grava une inscription, qui peut se traduire : « Rome, la souveraine, est dans les pleurs : elle a perdu Léon IX et, de longtemps, elle ne retrouvera plus un tel père. »
A ce filial hommage des Romains l'Histoire est venue ajouter le sien, saluant en Saint Léon IX le pontife dont les initiatives vigoureuses furent absolument décisives au seuil du second millénaire. Sur la voie des réformes qu'il venait d'ouvrir, d'autres Papes s'engageront, disciples qu'il avait lui-même suscités et formés, tels Etienne X et Grégoire VII.
Retenons enfin, à la mémoire de ce grand Saint de chez nous, l'hommage singulier que lui rend un historien alsacien de notre temps, professeur à la Faculté de Théologie de l'Université de Strasbourg : « N'est-ce pas en réalité à sa formation touloise, dans la « vieille cité, pieuse et fidèle », à sa formation « lorraine » que Léon doit en fin de compte les plus beaux traits de son caractère et les plus heureuses idées de son pontificat ? » (E. Amann).
Comme il arrive souvent, Dieu se plaît à reconnaître le mérite de ses Saints en leur accordant le don des miracles. Pour Saint Léon IX, chose curieuse, on n'en cite qu'après sa mort, comme si ce Pape, trop occupé durant sa courte vie, n'avait pas eu le temps de s'y intéresser. Mais voilà que sur sa tombe, pour la quarantaine même de ses funérailles, soixante-dix guérisons miraculeuses se produisirent. Ce qui lui valut d'emblée une sorte de canonisation populaire, ratifiée plus tard par Grégoire VII. Les gens de Bénévent que Saint Léon IX avait édifiés pendant sa captivité, lui dédièrent une église, dès 1071.
La Lorraine, on le devine, ne tarda pas à suivre, inscrivant le Saint Évêque à son calendrier à la date du 19 avril, tandis que Pibon, son second successeur, fondait sous son patronage à Toul un chapitre et une église de Chanoines Réguliers. Comme pour Saint Vaast, le Chapitre de la cathédrale célébrait chaque année par une procession la mémoire du grand Pape voyageur. Quant aux églises, le diocèse n'en consacra que deux à son ancien Évêque, celle de Royaumeix, au nord de Toul, et celle de Nancy, près de la gare, au siècle dernier.
Il convient de signaler, au compte du diocèse de Metz, la chapelle érigée, il y a cent ans, à Dabo (Moselle), lieu présumé de la naissance de Brunon. Sur une table de grès couronnant une butte pittoresque, l'édifice apparaît de loin comme l'arche de Noé échouée sur le mot Ararat. C'est, à sa manière, un haut lieu de Lorraine, but à la fois d'un pèlerinage fréquenté et d'une agréable excursion à travers la vaste forêt du Donon.
Chez nous, le culte de Saint Léon IX fut introduit très tôt, et peut-être par l'intermédiaire du cardinal Humbert, dans nos grandes abbayes d'Etival, de Moyenmoutier et de Senones. De même le chapitre noble de Poussay célébra en grande solennité l'office de celui qui avait été son véritable fondateur. Il est pourtant curieux et regrettable que notre diocèse ne comporte aucune église ou chapelle à son nom, hormis celle qui lui avait été dédiée au XVIe siècle par le chapitre de Saint Dié en sa collégiale, à l'initiative d'André de Reynette, grand prévôt.
En 1954, les quatre diocèses gravitant autour du berceau de Saint Léon IX (Strasbourg,Metz, Nancy et Saint Dié) ont célébré par de grandes fêtes le IXèmecentenaire de sa mort. Une messe pontificale fut chantée le 14 novembre, à la basilique d'Epinal, comme de juste.
L'iconographie de notre Saint reste assez pauvre ; raison de plus pour en recueillir les rares éléments. Sa plus ancienne représentation est l'enluminure d'un manuscrit messin de la fin du XIe siècle conservé à la Bibliothèque Nationale de Berne. Saint Léon IX y figure en ornements pontificaux, consacrant l'église abbatiale de Saint-Arnould de Metz. Il répond assez bien, vu sa date, au portrait que nous en trace le moine Dider du Mont Cassin : « Cestui Léon estoit moult bel et de stature seigneuriale ».
La collection de Mme Dussaux à Remiremont possède une statue de bois provenant sans doute du Chapitre et datant de la fin du XVIe siècle. Le Pape est assis à son trône, la tête ceinte de la tiare. La main droite, qui bénit, est chargée de deux anneaux, particularité rare, bien que prévue par la liturgie. On peut d'ailleurs y voir une aimable fantaisie de l'artiste, soucieux d'évoquer ainsi et l'épiscopat de Brunon et le pontificat de Léon IX. Auquel cas l'artiste anonyme serait incontestablement un Lorrain !
Un tableau du XVIIIe siècle, classé monument historique et conservé à l'église de Poussay, représente Saint Léon en pape, remettant à l'abbesse les constitutions du chapitre. Tableau fort intéressant du point de vue documentaire : le Pape et sa suite, l'abbesse crosse en main et revêtue de son grand manteau d'hermine.
Dans la catégorie des arts mineurs, mentionnons d'abord les armoiries de Saint Léon IX, figurant sur le panonceau basilical de Saint-Maurice d'Epinal. Ce sont des armes parlantes : un lion de sable sur fond d'argent. Souvenir plus précieux, les archives des Vosges gardent un sceau de plomb, de 1049, finement gravé : entre chaque lettre de Leonis, s'insère une fleur de lys ; au revers s'épanouit une rose à huit pétales. Ne serait-ce pas la Rose d'or, instituée par le pieux Pontife, lors de son passage à Woffenheim, monastère alsacien qu'il affectionnait en souvenir de son père qui l'avait fondé ? Dans une lettre charmante, où perce une sensibilité d'artiste insoupçonnée, il explique lui-même le symbolisme et la destination de ce bijou. Depuis lors tous les Papes ont conservé cette poétique tradition et bénissent chaque année, le IIIe dimanche de Carême, cette Rose d'or qu'ils décernent ensuite soit à quelque princesse en témoignage d'estime, soit à une insigne église. Pie XI, par exemple, l'a remise en 1938 à l'Impératrice Zita de Habsbourg et Pie XII, en 1953, à la cathédrale de Goa (Indes portugaises), où repose le corps de Saint François-Xavier.