L'analyse du répertoire grégorien retiendra prioritairement notre attention. Son premier intérêt est d'être le plus ancien qui nous soit parvenu en quantité suffisante pour qu'on puisse en tirer des enseignements pertinents. La composition s'étale sur près de dix siècles, tandis que les répertoires venus plus tard- polyphonies a capella, art baroque avec orchestre concertant, airs lyriques pour solistes, cantiques - ont donné tous leurs feux en deux ou trois siècles seulement. Le second intérêt du grégorien vient du fait d'avoir fleuri à une époque de relative stabilité culturelle et de paix spirituelle. Le temps des grandes hérésies christologiques est passé, et l'ère du soupçon qui marquera les remises en question de l'époque moderne n'est pas encore née. La chrétienté vit sa foi de manière heureuse. Les malheurs du temps, qui ne manquent pas, sont perçus à leur place, et l'image féminine de la Vierge et de la Mère est formatrice d'une humanité équilibrée.
Pour se faire une idée complète du répertoire marial du Moyen-Age, il faudrait prendre en compte la liturgie de l'Office et celle de la Messe. Notre but étant surtout pratique, c'est celle de la célébration eucharistique qui nous fournira la plupart des exemples. Une remarque préalable doit être faite. Les pièces mariales ne se trouvent pas seulement dans les messes des fêtes de la Vierge, qui sont déjà nombreuses, mais également dans les messes des temps liturgiques et très spécialement celles de l'Avent et de Noël. La liturgie de cette période, toute centrée sur le mystère de l'Incarnation, cite abondamment la Sainte Vierge dans les antiennes, les répons et les hymnes. Ce qui est remarquable, c'est que Marie est toujours honorée ici comme Vierge et comme Mère. Les deux titres de gloire ne vont pas l'un sans l'autre. Passer sous silence la virginité de Marie serait introduire dans la piété un soupçon dommageable à la foi au Christ, fils de Dieu fait homme.
Les mélodies traduisent à leur manière ce choix très réfléchi : très grande pureté de la ligne musicale, sans effets grandiloquents, sans excès de sentimentalité, rien de sèchement intellectuel, mais un sens juste de la grandeur de la personne de Marie dans son humilité même. Cette musique est celle qui traduit la tendresse respectueuse des fils qui admirent en Marie la femme parfaite, Notre-Dame. Il faut citer ici l'offertoire du 4°; dimanche de l'Avent où l'on trouve le texte de l'Ave Maria avec une musique très ornée, porteuse de ferveur enthousiasme, sans maniérisme. Cette pièce, une des plus riches du répertoire aurait été composée au VII°; siècle pour la fête alors toute nouvelle de l'Annonciation. Le texte de la Salutation angélique est le plus ancien trouvé en Occident ; il est à l'origine de la prière à Marie que tout le monde connaît.
Cet art si subtil, sans préciosité, n'est pas à la recherche de la nouveauté à tout prix. De nombreuses pièces sont empruntées à un répertoire déjà existant et fait pour d'autres fêtes. Ainsi l'introït Salve sancta Parens du commun des messes de la Vierge est emprunté , pour le texte au Carmen paschale du poète latin Sedulius (V°; siècle). Il a été adapté à la mélodie de l'introït Ecce advenit de l'Épiphanie. L'introït de l'Assomption , Gaudeamus, qui était chanté jadis dans toutes les paroisses, a été composé pour la fête de sainte Agathe, martyre. Ces transferts et adaptations témoignent de la grande liberté avec laquelle les compositeurs grégoriens jonglent avec les textes et avec les musiques. Mais ils le font avec un goût très sûr et une grande habileté technique, au point que parfois l'œuvre adaptée est supérieure à l'original.
Parmi les pièces qui ont rythmé pendant des siècles la prière des fidèles dans les paroisses et les communautés religieuses, il faut aussi mentionner les quatre grandes antiennes mariales qui concluent l'office de Complies. Alma redemptoris mater, Ave regina cœlorum, Regina cœli, Salve regina se présentent sous la forme de tons solennels et sous celle de tons simples. Les tons solennels sont la version originale, que l'on peut dater du XII°; ou XIII°; siècle. Sur le plan musical on notera la fraîcheur de l' Ave regina, l'allégresse toute pascale du Regina cœli, et la beauté sereine et recueillie du grand Salve regina. Les tons simples sont des réductions syllabiques du ton solennel ou pour le Salve regina, une composition en tonalité moderne, probablement œuvre des prêtres français de l'Oratoire.
La piété du peuple chrétien s'est exprimée encore dans des compositions extra liturgiques. Les processions, les pèlerinages ont suscité une créativité foisonnante qui a utilisé les formes musicales les plus diverses : antiennes, répons, hymnes et même chansons. Dom Pothier en a publié un certain nombre et les livres de cantiques de la première moitié du XX°; siècle en ont popularisé l'usage jusqu'à une époque récente. Tota pulchra es, Salve mater misericordiæ , Virgo Dei genitrix, Inviolata, Maria Mater gratiæ. Le paroissien 800 donne en appendice plusieurs mélodies. Il faut s'arrêter particulièrement sur le Sub Tuum præsidium.Si la mélodie, qui n'est pas exceptionnelle n'a pas laissé de trace avant le XI°; siècle, le texte par contre est connu depuis longtemps, non seulement dans la liturgie romaine, mais également dans le rite ambrosien et dans les liturgies byzantine et copte. On a même retrouvé un texte très proche sur un papyrus du III°; siècle. C'est certainement la plus ancienne prière à la Sainte Vierge qui nous soit parvenue. Elle témoigne de la foi des chrétiens à l'époque des martyrs. Les croyants des premiers siècles croient en la puissance de la prière de Marie et ils ne craignent pas de lui demander son secours pour être délivrés de tous les périls. Et un siècle avant le concile d'Éphèse, ils donnent à Marie le nom de "Mère de Dieu" (theotokos).
Ce survol rapide du répertoire grégorien aura remis en mémoire aux lecteurs de ma génération des mélodies connues et aimées. Nous serions heureux que des plus jeunes, qui ont été privés de la fréquentation de ces chefs d'œuvre, aient la curiosité d'y aller voir de près, et mieux encore d'entendre. Il y a d'excellents enregistrements, et, Dieu merci, il subsiste quelques lieux bénis où l'assemblée des fidèles connaît par cœur quelques airs choisis. Mais avant de poursuivre notre enquête historique, il faut dégager quelques règles qui serviront à juger ce que les siècles suivants ont apporté de nouveau.
La musique qui convient pour honorer la Sainte Vierge doit respirer le naturel, la limpidité, la fraîcheur. Je ne dirai pas qu'elle doit être simple, car cet adjectif est piégé. Nous savons, depuis cinquante ans, que la musique liturgique simple a été trop souvent une musique banale, plate et même vulgaire. On ne fait pas simple sur commande. La simplicité est ce qui n'est pas mélangé, ce qui n'a subi aucun bricolage. Au fond, c'est un don, une grâce que l'on reçoit par surcroît quand on a travaillé et qu'on s'est débarrassé des faux savoirs.
Si cette musique relève du "gratuit" dans sa composition, il en est de même dans sa réception. Le compositeur la propose aux fidèles, qui s'en saisiront…ou passeront à côté. Cette musique n'est pas commerciale ; elle ne flatte pas le peuple. Une musique " accrocheuse ", comme celle de la publicité, est incapable de servir la louange, l'action de grâces, la supplication qui sont les orientations de la prière chrétienne.
Cette musique n'est pas celle du plaisir ; c'est la musique de la joie. "Beata", "Felix", "lætare", "Gaude", le vocabulaire le dit à satiété. Notre-Dame de toute joie est également "la cause de notre joie" ; car le souvenir des grâces dont Marie a été comblée emplit nos cœurs d'une joie immense. La mélodie grégorienne, sans harmonie, sans orchestration, chante déjà avec les anges dans ce répertoire marial.