Le hameau de la Rosière, entre Laveline devant Bruyères et la Chapelle devant Bruyères, comporte une des maisons les plus remarquables de la région. Elle se signale, en particulier, par une niche de grande taille, placée au-dessus de la porte d'entrée et destinée à abriter un saint respectable. Tout semble désigner cette vénérable maison comme la maison de Saint-Antoine, signalée dans les lettres patentes du Duc de Lorraine en 1647 et dont la statue de Saint-Antoine fut retrouvée par Jacques Mathieu en 1975 quand il travaillait à la généalogie des gentils-hommes de Laveline.
SUR LES TRACES DE SAINT-ANTOINE ET SAINT-CLAUDE
Nos premières investigations sur le terrain ont donné un résultat inattendu. La niche de la maison 108 est dédiée à saint Claude. D'unique, le problème est devenu triple : qu'est-il advenu de saint Claude, où se situait la maison au saint Antoine et où est passé saint Antoine ? Plusieurs semaines d'une enquête serrée, servie par la chance et la coopération des habitants actuels et anciens de La Rosière, nous ont permis de remonter une à une les pistes de ces trois énigmes. L'ancienne occupante de la maison 108, entre 1928 et 1950, nous apprend que saint Claude était encore dans sa niche avant la deuxième guerre mondiale. Il s'agissait d'une statue en bois de 50 à 60 cm de hauteur, de facture très ancienne, qui séjournait là paisiblement depuis des temps immémoriaux. Saint Claude est victime de la débâcle de mai juin 1940 : il disparaît avec le pas¬sage d'un groupe de réfugiés venus du Nord de la France, parmi lesquels devait sans doute se trouver un connaisseur en antiquités. Voilà saint Claude disparu à jamais ! Reste saint Antoine. Un témoignage oral nous met sur sa piste. Il y avait bien une maison au saint Antoine à la Rosière. C'était la maison 101, incendiée et détruite en octobre 1944 par des obus américains. Mais saint Antoine en a réchappé. Protégé par sa niche encastrée dans l'épaisseur du mur, il n'a eu que les pieds léchés par les flammes. Les descendants des propriétaires de la maison 101 résident à proximité dans une nouvelle maison construite avec les dommages de guerre. Saint Antoine y est réinstallé dans une niche aménagée spécialement pour lui.
L’HISTOIRE D’UNE TRES ANCIENNE STATUE
Haut de 60 centimètres, taillé dans un bloc de tilleul, saint Antoine est d'une facture qui nous le fait dater de la fin du XVème siècle ou du début du XVIème siècle. Selon la tradition familiale de ses anciens propriétaires, il serait même contemporain de Jeanne d'Arc. C'est un objet exceptionnel : des saints domestiques aussi anciens et aussi bien conservés sont très rares. Cette statue de saint Antoine est apparemment celle qui se trouvait, déjà depuis longtemps, sur la maison du Révérend Père Didac, confesseur du duc de Lorraine. Elle est évoquée en 1647, quand celui-ci obtient du duc Charles IV des let¬tres de sauvegarde et de franchise. Mais la maison 101 était-elle bien celle du R.P. Didac ? Telle qu'elle figure sur le cadastre de 1831 et d'après ses ruines encore visibles, elle nous paraît bien modeste pour un tel personnage. L'enquête orale apporte une nouvelle révélation : saint Antoine n'a pas toujours habité la maison 101. Avant 1914, c'est le grand-père d'un de nos témoins qui l'a transporté, du Château où il vivait en loca¬tion, à la maison 101 qu'il venait d'acheter. Ainsi saint Antoine était au Château, une grosse bâtisse de 15 mètres sur 25, qui était la maison du R.P. Didac, lui-même fils d'un gentil homme de Laveline, Chrestien Mengeon Pierrat. La confrontation entre les documents, la tradition orale et les relevés sur le terrain, nous permet de reconstituer la vie agitée du fameux saint Antoine. En 1476, fait unique dans les annales de la Lorraine, tous les chefs de famille du village de Laveline sont faits gentilshommes par le duc René II, en récompense du rôle qu'ils ont joué dans la reprise et la défense de la ville de Bruyères contre les troupes du due de Bourgogne, Charles le Téméraire. Une partie de ces gentilshommes habite le hameau de La Rosière. Pour bien marquer leur condition nouvelle, ils entreprennent de modifier leurs maisons, avec des linteaux ouvra¬gés de style gothique, et des niches pour des sta¬tues de grande taille, en rapport avec leurs titres. Sur les sept maisons de La Rosière encore debout en 1831, quatre arborent ces niches exceptionnel¬les. Deux d'entre elles sont encore visibles aujourd'hui. Dépenses ostentatoires certes mais aussi pour ces gens souci de se démarquer du simple paysan, afin de faire respecter leurs franchises fiscales. Les gentilshommes de Laveline seront toujours recensés à part sur les rôles d'imposition du duché de Lorraine. Ils sont exemptés des aides générales mais doivent envoyer l'un d'entre eux monter chaque jour la garde au château du duc à Bruyères. Ou à défaut payer le rachat du guet. Leur qualité de gentilhomme est cependant soumi¬se à une restriction. Ils ne peuvent en jouir que s'ils demeurent dans la mairie de Bruyères qui comprend, outre la petite ville de Bruyères, une dizaine de villages alentour. C'est pour l'un de ces gentilshommes, Aubry Rosière, que la statue de saint Antoine est sculptée dans un morceau de tilleul, entre 1480 et 1500. Elle est placée sur la maison 112, appelée ensuite le Château. Il échappe à un premier désastre en 1633, quand le hameau de La Rosière est en grande partie incendié au début de la guerre de Trente ans. Saint Antoine a déjà une notoriété locale en 1647, quand le fils de Chrestien Mengeon Pierrat, le Révérend Père Didac obtient pour cette maison la protection du duc. Dans la lettre patente du souverain, la maison est identifiée comme étant celle au saint Antoine. En 1736, 1a maison au saint Antoine est érigée en fief avec ses dépendances pour le compte de Jean-François Antoine du Saulget, descendant d'un gentilhomme de Laveline et d'une famille anoblie en 1535. C'est peut-être depuis cet événement que la maison est appelée le Château. La tradition orale a conservé plusieurs anecdotes sur ce Château. Un duc de Lorraine y aurait séjourné assez longtemps, à une date non précisée. Peut-être Charles IV que ses multiples pérégrinations au cours de la guerre de Trente ans auront amené à La Rosière ? Plus simplement, la maison de saint Antoine portait à ses issues les armes du duc Charles IV pour rappeler sa protec¬tion. De là, on a pu imaginer qu'elle a hébergé le duc lui-même.
Autre tradition : les caves du Château auraient servi de chambre de torture. Des crochets fixés au mur sont là pour attester ce sinistre passé. Enfin, un souterrain long de 800 mètres reliait, dit-on, le Château à une maison de Laveline, encore debout. Cette dernière a été bâtie en 1775 par Joseph MICHEL, lui-même gentilhomme et fils de Jean-Philbert MICHEL, anobli en 1762. Ces clichés de la tradition orale sont fréquents et bien connus. Ils révèlent les fan¬tasmes qu'entretiennent les paysans au sujet de nobles qui ne font rien pour les démentir. Puis le Château avec son saint Antoine change de mains. En 1767, Jean-François du Saulget, couvert de dettes, vend son fief pour 11000 livres au conseiller Protin de Vulmont. En 1788, ce dernier le revend pour plus du double à un laboureur de Laval-sur-Vologne, Jean-Baptiste Salmon. En 1833, le Château appartient â un nommé Nicolas Colin, propriétaire à Laval. Au cours des XIXème et XXème siècles, il est occupé par des paysans locataires. Vers 1880, il sera entièrement incendié et reconstruit. Saint Antoine, qui a échappé aux flammes, reprend alors sa place sur la bâtisse. Avant 1914, saint Antoine déménage. Emporté par le locataire du Château, il protègera désormais la maison 101. En octobre 1944, les Allemands se sont retranchés dans le hameau de La Rosière, en particulier dans les maisons 112 et 101 pourvues de bonnes caves. Avertie par la Résistance locale, l'artillerie américaine envoie des obus incendiaires sur ces deux maisons, qui brûlent l'une après l'autre. Saint Antoine, resté en place dans sa niche, est récupéré sur les décombres de la maison 101. Son socle ayant souffert des flammes, il faut lui en confectionner un autre. Fuis jusqu'en 1995, il est replacé par son propriétaire sur la maison 568 du nouveau cadastre, avant de partir couler une retraite paisible sous d'autres cieux. Retraite paisible certes, mais est-elle méritée ? Sans verser pour autant dans la critique de mauvaise foi, il nous faut bien constater que les deux maisons sur lesquelles notre saint a exercé sa protection ont été les seu¬les incendiées dans le hameau de La Rosière en 1944. Reconnaissons-lui pourtant des circonstances atténuantes. Il a eu déjà fort à faire pour se sortir lui-même de ses multiples mésaventures.
LA MAISON DE SAINT-CLAUDE
En approchant de La Rosière, nous remarquons immédiatement une forte concentration de maisons dans un espace très réduit, sans pour autant être mitoyennes. Ce regroupement bien visible sur le cadastre de 1831 est volontaire. Le hameau se composait de sept maisons. Si trois sont dotées de puits à la cuisine et ne peuvent, à priori, être déplacées, six bénéficient tout de même d’une part ou d’une demi-part de la source principale.
Celle-ci prend naissance à deux cents mètres environ sur le coteau de la colline. Cette eau arrive et se partage entre les foyers par un diviseur assis sur une colonne, aujourd'hui en briques de laitier. Les propriétaires auraient donc pu les disperser un peu plus s'ils l'avaient souhaité. De telles imbrications des maisons suggèrent des liens étroits entre leurs habitants. Dans l’ensemble actuel, la maison la plus remarquable date de 1633. C'est elle qui a été considérée à tort comme la maison la maison au saint Antoine. Vraiment exceptionnelle, elle mérite pourtant une étude approfondie. C’est, au départ, une grosse bâtisse de près dix-sept mètres de façade sur dix-huit de profondeur. Une quatrième travée de cinq mètres de large qui n’'est pas représentée sur le plan est venue l'agrandir au milieu du XIXème siècle. La façade pr¬imitive est ornée de pierres de taille de grès clair, une couleur très locale. Nous observons sur ces encadrements plu¬sieurs colorations successives : ocre, jaune et grise et peut-être blanche.
L’imposante niche à saint attire surtout le regard du visiteur. Elle est remarquable à plus d’un titre. En son sommet se trouve le nom du premier résident : SAWCT CLAVDE, gravé dans un cartouche trapézoïdal maintenu par des clous. Ses dimensions sont au-dessus de la moyenne : 89 cm de haut sur 47 cm de large. Elle a été rehaussée à une époque indéterminée (XVIIIème ou XIXème siècle ?). Le bas de la plinthe précédent a été inversé afin d'harmoniser l’ensemble. Les pieds servent maintenant de soutien de la voûte. Un saint de plus grande dimension a remplacé le premier saint Claude qui a été dérobé par des réfugiés venus du Nord pendant la débâcle de 1940. Aujourd'hui la niche est inoccupée. Sur le linteau de la porte d'entrée figure un cartouche rectangulaire en relief comportant une autre invocation chrétienne gravée : JESVS-MARIA / 1633. Au centre, une croix latine aux extrémités incurvées est surmontée de deux marques ?
Enfin sur la clé de voûte de forme pentagonale se trouve un autre cartouche en relief. Il est surmonté dans la pointe de deux initiales D M, séparées par une fleur de lys. Ces inscriptions et ce symbole restent à élucider. Dans le cartouche présenté au-dessus d'une accolade est gravé MENGEON JE /AN GENAY / 1633. C'est le seul exemple observé du marquage complet des prénoms et du nom du constructeur sur une maison de cette époque. Mengeon Genay fils de Jean, c'est ainsi que se traduit cette succession de noms selon l'habitude locale. Elle se confirme avec la consultation des registres paroissiaux locaux. I1 a quatre frères connus : Nicolas (ou Colas), Claude (ou Claudon), Jean et Pierre. Nous lui trouvons plusieurs enfants au début du XVIIème siècle, nés entre 1613 et 1621. Ceci nous amène à conclure que Mengeon Jean Genay a fait construire sa maison sur la fin de ses jours. Mengeon Jean Genay n'est pas gentilhomme. Il ne figure pas sur les rôles des gentilshommes, et on le trouve en 1633 sur le rôle des simples habitants de la mairie de Bruyères, avec son jeune frère Colas Jean Genay qui occupe peut-être la même maison. Mais il est certainement apparenté aux gentilshommes, puisqu'un de ses enfants a pour parrain un gentilhomme de Laveline, Mengeon Voinnesson. 1633, le millésime de construction, figure à deux reprises sur la façade. Cette date est la plus avancée dans la période néfaste de la guerre de Trente ans que l'on puisse constater sur les maisons du département des Vosges (deux exem¬ples rencontrés). Ensuite, il faut, au mieux, attendre 1657 pour revoir un linteau daté. Cette date de 1633 reste une énigme, puisque la même année, la guerre a touché la mairie de Bruyères, et le hameau de La Rosière a été en partie incendié. On peut difficilement admettre une reconstruction aussi rapide, d'autant plus que la visite approfondie de la maison ne révèle aucun indice d'incendie. Il nous faut donc envisager une édification en pleine période de trouble. Les cahiers des comptes de la gruerie de Bruyères de 1631, 1632, 1633, et 1639-1647 ne donnent aucune mention de vente au d'attribution de bois de marnage pour le hameau de La Rosière. Cependant les règlements en la matière sont complexes et varient d'une communauté à l'autre. Ainsi le compte de 1647 rappelle les conditions pour le banbois du lieu : « Les manants et habitants de la Chapelle, Leaveline et la Rozière, doivent chacun an du cens au Roy et à l'Eglise saint Pierre de Remiremont par moitié, 30 frans pour 469 arpents bois rapailles qu'en l'année 1569 Son Altesse leur permit de mettre en embannie ez la montagne de Boirmont [...] » Mengeon Jean Genay a donc très bien pu prendre son bais de charpente dans le banbois de La Rosière, sans verser de redevance supplémentaire.